Murphy

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Le soir chez Alan Weiss. Serena est aux toilettes alors pendant ce temps, j’ausculte mon visage dans la salle de bain en face, à la recherche d’éventuels points blancs. Les points blancs sont l’ennemi de la beauté, ne cesse de répéter Serena, alors il faut toujours les dégager avant que des gens ne les aperçoivent. Je suis plutôt d’accord avec elle même si elle semble presque penser que c’est de ma faute si j’en ai, que c’est parce que je me néglige. Que peut-on faire face aux points blancs ? D’abord, un bouton rouge apparaît sur ton visage, petit et si insignifiant qu’on commence par l’ignorer. Mais après, il se met à grossir et se gorge de pus. Quand le point devient blanc, c’est là qu’il faut réagir et le crever avec nos ongles, ou sinon il devient énorme et vraiment moche. Le problème, même si certains futurs points blancs se repèrent deux ou trois jours à l’avance, c’est que d’autres apparaissent subitement sur mon visage, sans prévenir. Pour cette raison, avant chaque soirée, et même pendant les soirées, j’essaie de mener une ou deux inspections attentives. Serena m’a confié que ça la dégoûtait et que ça suffisait à l’empêcher de chopper certains mecs. Mais je sais que c’est de la vantardise ; elle n’est pas suffisamment belle pour faire la fine bouche.

Je me rends compte que Serena n’est toujours pas sortie. Ça doit faire cinq bonnes minutes. Je toque à la porte des toilettes mais c’est une voix masculine à l’intonation orgueilleuse qui me répond :

— Je coule un bronze, sorry.

— T’aurais pas vu Serena, par hasard ?

— Serena ? C’est qui celle-là ? En tout cas elle n’est pas avec moi, sauf si elle est suffisamment petite pour se planquer dans la cuvette, ce que je ne lui souhaite pas vu le chargement que je suis en train de lâcher. Et toi, tu t’appelles comment, d’ailleurs ? Attends, j’ai presque fini…

Je m’en vais. Dans le couloir, une fille est allongée par terre et pleurniche : « Personne me désire, personne veut me baiser. Je suis une merde. » Je décide d’accélérer pour retrouver la civilisation. Serena a dû penser que je ne l’avais pas attendue, à moins qu’elle soit tombée sur un gars vraiment beau et l’ai suivi.

En bas se trouvent un tas de gens au visage méconnaissable. Il doit avoir au moins une cinquantaine d’invités (dont la moitié n’a certainement pas été réellement invitée, comme moi), et la maison est pleine à craquer. L’hôte aura du ménage à faire, demain… La plupart ont déjà commencé à boire et la table déborde d’alcools en tout genre : London dry gin, Jagermeister, whisky bon marché, Poliakov, Manzana, Get27, Jack Daniel’s et tout autour, des bières (Kronenburg et Stella Artois, pas de Heineken), comme les petits pions sur un échiquier. Il y a quelques sodas, aussi. Je me faufile dans le salon avant de songer que Serena est peut-être partie fumer dehors.

Dans le jardin, plusieurs gars d’une vingtaine d’années ont étalé de l’herbe sur une table en plastique et se roulent des joints. Une bâche bleue recouvre la piscine. Une dizaine de personnes parlent et sirotent leurs bières autour d’un brasero. Serena n’est pas là. Je me mets à grelotter, il ne doit pas faire plus de cinq degrés.

— Murphy, c’est toi ?

Cette voix… Je connais cette voix. Je pivote et tombe nez à nez avec Rojas, Rojas Lagrange, le garçon avec qui j’étais sortie à la fin de la seconde… avant de le quitter au début des grandes vacances. Il n’y a même pas un an, mais ça m’apparaît comme une éternité.

— Rojas ?

Il s’approche de moi et son visage émerge de l’ombre. Il n’a pas vraiment changé. Même peau tannée, mêmes cheveux bruns frisés, même regard bienveillant. Il semble ravi de me revoir.

— J’en reviens pas, me confie-t-il. Je ne t’ai pas vue depuis… des mois ! Un an ? C’est dingue !

— J’ai fait pas mal de stages, j’étais rarement au lycée.

Il acquiesce en silence et continue de m’observer. Je me demande si je n’ai pas omis d’éclater un bouton blanc sur mon nez.

— Désolée de t’avoir quitté par message, au fait, dis-je en grimaçant. Ça ne se fait pas trop…

Il hausse les épaules d’un air peu concerné.

— Je m’en suis remis. Mais ça m’avait un peu surpris, oui.

Il essaie de rire pour détendre l’atmosphère, mais c’est un rire triste.

— Au fait, tu n’aurais pas vu passer Serena, par hasard ? demandé-je. Je suis venue avec elle et elle a disparu… il y a dix minutes environ.

Serena m’avait confiée qu’elle traînait parfois avec lui, ces derniers temps.

— Serena ? Non, je ne l’ai pas vue.

— Mince…

— Elle va bien finir par revenir, ce n’est pas le genre à laisser tomber ses potes…

Il prononce le dernier mot comme une lamentation. Il essuie de la terre sur son pantalon.

— T’es tombé ? demandé-je en continuant à jeter des regards autour de nous.

— Oui, trébuché contre un tuyau d’arrosage. Le truc bête.

— Ah. Ça arrive à tout le monde…

— Oui. Mais j’aimais bien ce pantalon. J’imagine que ça partira au lavage.

— Oui, je pense.

Silence gênant. Je frotte un caillou imaginaire avec ma chaussure.

— T’es toute seule, du coup ?

J’opine sans un mot.

— Viens avec nous, me propose-t-il, tout sourire. Je suis avec une pote, elle est sympa, tu verras.

— D’accord. Merci.

Il rentre dans le salon et je m’engage à sa suite, partagée entre la gêne et le soulagement. Rojas n’est peut-être pas la première personne sur qui j’aurais aimé tomber mais au moins, je ne suis pas seule. Tout en avançant, il semble boiter. La chute a dû être douloureuse. Il touche son genou blessé et grommelle quelque chose qui ressemble à « Serena ».

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