Beau regard
Il est là, assis à une table de la cafétéria, comme un piège tendu par le hasard – ou plutôt par le dieu moqueur des ressources humaines. Trois mois plus tôt, il incarnait la sentence : « Compression de personnel. » Trois mots pour dire : on vous efface. Moi, j’étais l’employée qu’on sacrifiait sur l’autel des économies, lui, le bourreau en costume-cravate, poli jusqu’à l’insulte. Et puis, le coup du sort : un poste se libère, on me rappelle, et me voilà de retour, comme si de rien n’était. Mais pas exactement au même endroit. La première personne que je croise dans ce nouveau service ? Lui, bien sûr. Le destin a parfois un humour de comptable.
La cafétéria est un désert de tables et de chaises vides. Il finit son repas. Je m’assois en face de lui pour manger mon sandwich, parce que fuir me semblerait encore plus lâche que de rester. « Je m’excuse pour… juillet. Je crois que je me suis un peu vautrée. » Les mots sortent tout seuls, stupides. Comme si le sanglot que j'avais laissé échappé alors que je serrais les dents pour rester digne face à la machine administrative pouvait encore compter.
« Ce n’était rien, » fait-il. « Ces choses-là arrivent. » « Oui, » je pense, « comme les mauvaises blagues. » Sa voix n’a plus rien de cette froideur d’été. Elle a changé de saison.
Et puis, la conversation prend et dure un peu trop longtemps. Le soleil tape en biais à travers la vitre, allume son regard. Clair. Transparent. Pas juste une couleur, non : une onde, un battement. « C'est qu'il a de beaux yeux, » constate une voix dans ma tête. « Évidemment. »
Soudain, le DRH n’est plus ce type qui m’a virée. Il devient cet homme-là – celui d’octobre, à portée de main, détendu, alors que mon nouveau bureau est à dix mètres, porte close – je sens la clé dans ma poche. Une équation se forme, absurde : lui + moi + quatre murs = une très mauvaise idée. Pourtant, je nous vois déjà – lui, le dos contre la porte, moi, les mains sur ses épaules, nos bouches se dévorant comme si on pouvait effacer trois mois de rancœur en trois secondes. Une scène digne d’un mauvais roman, et pourtant…
Je dois reconstruire ma vie ici. Mais lui ? Qu'est-ce que j'en fais ? L’intuition, cette traîtresse, se tait.

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