à Sion

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Le lendemain, à l’heure prévue, le groupe au complet est là. Les Mias y ont veillé. Il y a cinquante-deux ducs sur Metalcoi du Centaure, et quarante-trois sont rassemblés ici. Un frisson me dérange : et si la Mia des Mias avait soudain décidé de tous les éliminer, pour une raison quelconque ? Et moi, dans l’affaire ? Qui va s’occuper de mon dogcat ? Ma Mia reste silencieuse. J’ai comme un goût amer sur la langue. Ma Mia se serait-elle fait manipuler ? Quand j’ai cherché du si-boulot, elle m’a proposé, pour une fois, un poste intéressant : accompagnant en excursions culturelles. J’ai sauté sur l’occasion sans réfléchir et ai été accepté tout de suite. C’était presque trop beau. Maintenant, je me sens coincé. Les robs finissent d’équiper les ducs. Un robcontrol vérifie les candidats, l’un après l’autre, et pose son estampille sur chaque enveloppe ajustée après s’être assuré qu’elle est inenlevable. Certains trimballent un sac-en-dos d’un bon mètre cube. Heureusement que le volume du bagage est limité ! Je n’ose pas penser qu’il serait possible de m’enfuir. J’ai pris un engagement. Suis-je moins qu’une IA pour me défausser ? La honte est pire que la misère, dit-on. Dans un monde où rien ne peut se cacher, que deviendrais-je habillé de honte ? On peut se tromper, mais pas tromper. Je suis sur un toboggan trop lisse. Un rob me fixe une LITE5.66 à la ceinture. Je suis le dernier. Le robcontrol le suit. Je n’ai plus le choix. Il faut y aller. Les premiers se sont déjà engagés dans le PAS.

Dernier entré, premier sorti. J’atterris dans un endroit isolé. Du sable qui virevolte par endroits, comme cherchant une place où se poser. Pas un arbre, pas un buisson. Du roc, du sable, un ciel bleu profond. Un décor de postale. La jonction s’est effectuée parfaitement. Pas le moindre décalage sous mes pieds. L’enveloppe s’est déclenchée dans le premier millième de seconde, je respire normalement, la température affiche 19°C, tout à fait confortable, l’air n’est ni trop sec ni trop humide. Je m’aperçois que j’étais tendu. Je fais un pas. Mon premier ducs se matérialise à deux mètres, aussitôt installé dans son siège. Les autres suivent à la cadence de trois en deux minutes, mais le temps du voyage sera le même pour tous : insignifiant.

Ma Mia m’annonce que les quarante-trois sont bien arrivés et qu’aucun incident n’est à déplorer, qu’aucune réclamation n’a été émise. Je réalise soudain que ce voyage va être l’un des plus beaux qu’il me sera donné de faire en prenant conscience que je serai le seul à décider de ce que l’on va voir. Les ducs n’ont presque pas d’imagination et il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils ceignent les ondes perceptives. Je m’y colle donc aussitôt. Ma Mia se fond dans le processus. Nous sondons. Des « effluves » remontent petit à petit. Des petits animaux qui errent, à la recherche d’ombre ou d’humidité, puis des tempêtes monstrueuses. Ensuite, des humains, enfin. Frustrés, parfois en colère. Je ne cerne pas bien contre qui ou quoi, c’est flou, mais je sens un poids climatique, un éden qui s’est transformé en désert. Et une ville prend forme. Belle, fière. Elle porte un nom si chargé que je le perçois universel : Jérusalem. Elle attire. Elle draine la terre entière pour lui parler de de… Là, je ne comprends pas bien, tout se mélange et ma Mia commence un tri. Pour parler de haines ? Je ceins l’onde, la bloque dans le temps. Des explosions, des tirs, des hommes sur d’autres hommes, de la violence dans les propos, dans les pensées, des rejets, des « droits » qui se veulent pouvoir. Tu parles d’une époque ?! Des barbares, ce sont des barbares ! La guerre, ils ne pensent ne parlent que de ça. Ils ne paraissent pourtant pas si sauvages. Je demande à ma Mia de rentrer en contact avec leurs Mias afin de comprendre le pourquoi de ces affrontements. Elle répond qu’il n’y a aucune Mia, que les hommes sont seuls à être responsables d’eux-mêmes. J’en reste estomaqué. Un monde sans Mias, c’est donc ça. Ils ne savent rien, alors ils accumulent les gaffes, les rancœurs. Pas de trace d’empathie, pas d’esprit critique constructif. Au lieu d’échanger et de s’allier, ils se heurtent et se brisent. Ça n’a pas dû être rose tous les jours ! Je suis pris d’admiration pour ces êtres si mal habités qui ont tout de même réussi à élever des civilisations jusqu’à nous permettre d’évoluer en paix. Je lâche l’onde et repars en sondage. Les ducs n’ont fait aucune remarque, ni sur les faits, les violences, ni sur mes déductions. Le passé est à peu près de la même veine : guerres, violences, courtes périodes de paix précaire. Des maladies dévastatrices, des types ethniques qui changent, d’après ce que je saisis en fonction des tribus qui chassent les autres, puis se font chasser, me laissant l’impression qu’ils pensent toujours que c’est mieux chez le voisin, ou alors, un questionnement m’assaille sans s’attarder : serait-ce uniquement de l’envie, de la jalousie ? Un besoin primaire, voire primitif de posséder dans le but de déposséder l’autre ? Quelle race animale agit donc en ce sens ? Ma Mia susurre que seul l’homme n’en est capable à grande échelle. J’aurais appris quelque chose. Puis un évènement, un point dans l’immensité. Il faut que je revienne, fouille le temps pour à nouveau cerner le fait. Un homme. Je ceins l’onde porteuse. Un homme, simple, un peu allumé, pas méchant, c’est le plus étonnant. Il laisse une énorme empreinte. Il vient d’un peu plus loin, mais d’ici il est impossible d’en remonter des ondes perceptives, de Nazareth. Certains l’appellent comme ça, de Nazareth. Jésus. Quand je presse l’onde pour lui faire dégorger ce qui ressortira de cet homme, elle sort un dieu. Ça, c’est pas banal ! Ma Mia en profite pour me balancer un flux au sujet des religions. Un seul homme, et la surface du monde a été changée. On est si peu, nous, humain, mais on peut être si grand ! Quel message ! Ma Mia m’incite à revenir au présent du passé, en 2300, quand ce Jésus ne sera pas encore oublié, et que les hommes auront fait tant de bêtises qu’ils en seront contraints à abandonner le berceau de leur humanité. Je sens « mes » ducs, pour certains, un peu bousculés. Ils s’interrogent sur l’impact d’une vie sur toute vie, commencent à se demander s’il n’y a pas d’autre chemin que de se laisser porter. Je souris. C’est ça, être heureux. Je me l’étais toujours demandé, sans que ma Mia y apporte de réponse satisfaisante. C’est si simple : prendre conscience qu’on fait partie d’un monde, où on a une place qu’on doit ou qu’on peut prendre, et qu’agir, sur le monde ou pas, est la plus belle chose qui puisse nous arriver. Ma Mia me dit qu’elle transmet la formule dans la mémoire collective.

Je sens les ducs, dans l’ensemble, très contents de l’excursion et de ce que je leur ai présenté. Peu sont restés indifférents, plongés dans les imaginaires immersifs, peut-être plus sécurisants pour leur psychisme. Quelques-uns me remercient, le visage agrémenté d’une ébauche de sourire. J’évite de penser, je serai cynique, et, en voyage, les enveloppes sont trop communicantes. Nous reprenons le PAS qui nous avale, dans l’ordre inverse d’arrivée. Ma Mia vérifie. Le compte est bon, nous sommes bien quarante-quatre à repartir.

J’arrive le premier. Un rob me décharge de l’enveloppe. Une demi-heure plus tard, ma Mia m’annonce que les quarante-trois ducs partis sont tous revenus sans le moindre accroc. Les pourboires tombent sur mon compte. Je n’en reviens pas : c’est mirobolant ! Maintenant, je peux le penser : au moins, ça leur fera un sujet de conversation et de réflexion !

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