La petite mercerie de la rue Lepic ne payait pas de mine. La peinture vert foncé de la devanture s’écaillait par endroit, elle n’avait pas été rafraîchie depuis les années trente. Les propriétaires, Félix et Mireille Lechat, formaient un couple sympathique et dévoué à sa clientèle, pour l’essentiel, des dames du quartier. Toujours en quête de bobines de fil, d’aiguilles, de laine et de boutons, les pipelettes s’attardaient devant le vieux comptoir pour bavarder avec la gentille Mireille, qui d’ailleurs n’était jamais en reste de potins.
Un jour, un homme d’allure ordinaire, descendit d’une vieille 2CV, passa devant la boutique et ralentissant le pas, il sembla regarder ce qu’il se passait à l’intérieur, puis, il continua son chemin jusqu’au bout de la rue. Était-ce la boutique qui l’intéressait ou bien ses propriétaires ?
Le lendemain, il répéta son manège ainsi que le jour suivant. Félix et Mireille, tout d’abord, ne le remarquèrent pas, jusqu’à ce que l’homme s’arrête devant la vieille porte d’entrée en essuyant du plat de la main la buée qui couvrait les petits carreaux. Il observa l’intérieur, puis il actionna le bec-de-cane et finit par entrer dans le petit magasin. D’une voix étrange et légèrement caverneuse, il s’adressa à Félix sur un ton hésitant :
—Bonjour Félix, bonjour Mireille. Vous ne me reconnaissez pas, bien sûr. Pourtant nous nous sommes déjà rencontrés, il y a quelque temps. Par contre, pour ce qui vous concerne, c’est la première fois que vous me voyez. Ne soyez pas étonnés — les petits commerçants étaient bouche bée — je viens vous voir de la part de ma fille. Elle m’a chargé de vous parler au nom de votre fils Gaspard.
—Euh... Eh bien oui monsieur... monsieur ?
—Marcel. Voilà, ils se rencontrent depuis un bon moment, dans un endroit... Dont je ne peux pas vous parler, un endroit qui n’existe pas.
—Vous êtes sûr que ça va monsieur ? S’inquiéta Félix. Mon fils n’a que quinze ans et il ne sort jamais...
—Ils n’ont pas besoin de sortir pour se voir. Comment vous expliquer, ils se rencontrent ailleurs. Pour tout vous dire, ma fille ne vit plus, mais quelque part elle existe encore. Elle et Gaspard s’aiment profondément, votre fils voudrait que vous fassiez sa connaissance, mais il ne sait comment vous le demander. Les enfants m’ont chargé d’être l' intermédiaire entre leur univers et le nôtre.
—Je ne comprends rien à votre histoire, cher Monsieur Marcel. Mireille, tu peux aller chercher Gaspard ?
La jeune femme s’exécuta et revint avec son fils.
—Salut Marcel ! Fit ce dernier, sur un ton badin.
—Je viens d’expliquer la situation à tes parents, rétorqua Marcel.
—Tu connais monsieur ? Interrogea Mireille.
—Oui, mais ce serait trop long à vous expliquer.
—Et comment peut-on la rencontrer, cette demoiselle, s’enquit Félix.
—Après la fermeture de votre boutique, quand nous serons sûrs que les dernières clientes seront parties, nous irons tous ensemble rejoindre ma fille. Ce n’est pas loin du tout. C’est à quelques dizaines de mètres sous nos pieds. Tu es toujours d’accord Gaspard ? Ce dernier répondit, enthousiaste :
—Oh oui Marcel ! Puis s’adressant à ses parents : vous allez voir comment elle est belle Luna ! Elle est impatiente de vous voir !
Ils sortirent dans la rue, se dirigèrent vers un parc voisin, puis descendirent vers le monde souterrain par un puits, connu uniquement du jeune garçon.
Marcel, Gaspard et ses parents, qui s’interrogeaient encore sur le sens de ce qu’ils vivaient, descendirent avec précaution les échelons de l’étroit conduit plongé dans le noir. À peine arrivés sur le sol, ils se trouvèrent enveloppés d’un brouillard multicolore, et soudain, pris de fourmillements intenses, ils virent leurs corps rayonner et se disperser en une infinité de particules en direction de tous les univers !
Si un jour, vous passez par la rue Lepic, ne cherchez pas la petite mercerie des époux Lechat. Elle existe peut-être, mais en tous cas, pas dans notre monde !