Chapitre 3

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Azzeddine

Matin du 19 Février 1898

  Il était près de midi lorsque les pensionnaires de l'Étoile Bleue descendirent jusqu’à la cuisine pour y prendre un frugal petit déjeuner. Comme chaque jour, ils se contenteraient d'un peu de bouillon et du lard pour accompagner ce qui restait du banquet d'hier. Une moue dépitée déforma le visage rond d’Azzeddine tandis qu’il agitait dans le fond de son assiette un bout de viande trop gras. Il songea avec envie à toutes les victuailles que contenait le garde-manger. Rien que de penser aux poulets qui attendaient d’être rôtis, à la croûte au pot ou aux terrines de canard... Si les caves de la maison étaient remplies de victuailles, elles n’étaient réservées qu’à la clientèle ! Eux, n'avaient droit qu'à ce qu'on daignait bien leur concéder : l’éternelle soupe aux légumes au pain d’hier à la graisse de porc. C'était qu'en temps de guerre, il fallait que chaque sous soit le plus correctement employé !

  Personne, pourtant, ne s'était jamais plaint. Ce n'était pas Byzance, mais ça remplissait au moins les estomacs. Et puis, c'était chaud. Rasséréné par cette idée, il mordit férocement dans un gâteau qui, s’il était un peu passé, restait très bon.

  Marc s’était souvent moqué de l’appétit d’Azzeddine. C’était un peu vrai : il était gourmand. Après tout, de tous les pêchés, c’était le plus innocent. Mais ce n’était rien comparé à leurs clients à qui il fallait servir pas moins de cinq ou six plats ! Ils n’en mangeaient que la moitié, et souvent celui qui se trouvait sous leur nez.

  Leurs bons bourgeois n’entraient pas ici pour consommer l’amour sans le moindre préliminaire. Au contraire ! La chose était soumise à tout un cérémoniel : il y avait d’abord un p’tit coup de sirop en compagnie des hommes, le temps que naissent certaines affinités, puis le dîner, le café, et enfin, les chambres pour passer aux choses sérieuses ! C’était qu’avec la concurrence des pierreuses et des gars à matelots, les Maisons devaient s’adapter ! Azzeddine se souvenait encore du temps où l’Étoile Bleue n’était qu’une sale baraque comme toutes les autres. Tout etait si different aujourd’hui... 

  Catherine, qui avait le sens des affaires, s’était adaptée à la modernité en suivant les tendances de Paris. Les clients ne voulaient plus d’un petit service qu’ils pouvaient avoir – et pour bien moins cher ! – sur les docks, elle avait « fait » comme on dit. C’était pas Le Salon des Belles Poules, mais c’était suffisant pour les gens d’ici. Elle avait fait refaire les boiseries, acheté de beaux lits pour faire comme la Valtesse de la Bigne, fait peindre des fresques érotiques dans la « Pièce du Curé »…

  Ça se donnait des airs. Ça avait attiré une nouvelle clientèle, de ceux qui voulaient une compagnie, qui voulaient se sentir désiré et aimé. Mais ça n’avait pas changé leurs vies. 

- T’es bien songeur, mon doux Azzeddine, sourit Marc. Qu’est-ce qui te trotte dans la caboche ?

- Rien d’important, sourit-il en lui accordant un regard tendre.

  Au matin, son magnifique Marc n’était pas aussi reluisant que sous les lumières du soir. Ils devaient avoir l’air bien pathétiques, le visage défait, passablement dévêtus et la barbe qui n’était pas peignée. C’était peut-être le seul moment où son bel amant, lui accordait tant de soin à son apparence, se laissait voir dans toute sa vérité : celle d’un corps harassé et d’une âme épuisée. Pourtant Azzeddine ne l’en aimait que plus. Ce Marc-là, c’était son Marc. Celui que leurs bourgeois n’auraient jamais !

- Prépare du café, Benjamin ! ordonna Paul, entré le dernier dans la cuisine. Et mets-y du cognac ! Y'a pas mieux pour soulager la gueule de bois !

  Le petit garçon obéit. Benjamin était un orphelin de guerre que Catherine avait ramené d'un voyage à la capitale. Il était d’une maigreur affolante, avait le visage ingrat mais était de bonne volonté. D’ailleurs, il s'exécutait en sautillant. Azzeddine lui accorda un regard attendrit. Il avait beaucoup d’affection pour ce gosse encore innocent qui ignorait quel serait son destin. Catherine n’était pas généreuse, il l’avait appris à ses dépens. Il y avait fort à parier qu’elle le vendrait lorsque la puberté pour servir les désirs des plus riches. Pauvre P’tiot. S'il savait…

L’arrivée de Baptiste, les cheveux en bataille, l’arracha à ses sombres pensées. Il lui accorda un sourire franc.

- La nuit n’a pas été bonne ? se moqua-t-il.

- Moins fort, s'agaça Baptiste en posant ses mains sur ses tempes. Bondieuserie ! Je déteste cette ville, et je déteste cette rue où l'on n'est jamais tranquille ! Est-ce trop demandé au Seigneur que d'avoir le droit de dormir ?

  Baptiste tituba jusqu'au banc où il se laissa tomber, les yeux mi-clos, le teint vert et l'estomac au bord des lèvres. Sa bouche s’affaissa lorsque Benjamin lui servit maladroitement une grande louchée de bouillon, arrachant un rire franc à ses camarades.

- Bois ça, gloussa Paul en lui tendant une tasse après avoir reçu des mains Benjamin une vieille bouteille de cognac. Faut combattre le mal par le mal !

Baptiste s’exécuta avec une exclamation joyeuse, visiblement ravi d’appliquer ce genre de médecine.

- C’est la dernière fois que tu manges avec nous, remarqua Marc non sans un sourire attristé. Tu dois avoir hâte, non ?

- Au risque de vous surprendre, soupira Baptiste après une seconde gorgée salutaire, pas autant que je ne l’aurai cru. L’idée de ne plus vous revoir… – il inspira profondément –, vous allez me manquer, admit-il dans un soupir. Vous allez vraiment me manquer.

  Azzeddine sentit son cœur se serrer. L'aveu lui arracha un sourire ému. Il regretterait, à n’en pas douter sa bonne humeur, sa gentillesse et surtout son absence complète de modestie !

- Lorsque ton peintre sera exposé dans ses galeries, plaisanta Marc en plongea sa cuillère dans son bol, tu reviendras racheter nos dettes, n'est-ce pas ?

- Promis ! Alors faites en sorte qu'elle soit la plus petite possible, d’accord ?

- Ah ! Regardez-le qui serre déjà les cordons de sa bourse ! se moqua Paul. Quel pisse-vinaigre !

- Il faut bien quelqu’un pour s’occuper du ménage !

- Remonte-nous donc une bouteille de la cave, mon gamin ! ordonna Paul en donnant une petite tape dans le dos de Benjamin. Il faut qu’on fête ça, pas vrai ?

  Docile, l’enfant s’exécuta dans un rire. Azzeddine sentit une bouffée de colère le saisir à la gorge. Fusillant du regard son vieux camarade, il siffla d’une voix rauque :

- Tu sais qu'il pourrait se faire rosser les fesses pour ça ?

- Eh bien ça lui servira de leçon, répliqua Paul en haussant les épaules. Au bordel, il faut apprendre à être malin !

  Azzeddine s’étrangla de stupeur. Si la paume chaude et douce de Marc ne s’était pas glissée sur sa cuisse pour l’apaiser d’une caresse, il se serait levé pour l’empoigner avec vigueur et le sommer d’aller chercher lui-même sa bouteille. Comment osait-il demander à son P’tiot de prendre tous les risques à sa place ? Si la maquerelle l’apprenait…

  La porte de l’arrière-cuisine s’ouvrit soudain dans un grand fracas. Quentin, dont l’immense silhouette tenait à peine dans l’encadrement de la porte, leur jeta un regard torve. Immédiatement tous se turent. Azzeddine ne put s’empêcher de frissonner de terreur. Certes, Quentin ne frappait jamais sans raison, mais l’homme était entièrement dévoué à Catherine, plus encore qu'un enfant à sa mère. Il était par ailleurs si bête qu'il ne comprenait que le langage de la force.

- Madame veut que vous vous occupiez de lui, lâcha-t-il sans plus de cérémonie. Y fera l'service d'abord, après on l’vendra !

  Puis il saisit le jeune homme de la nuit par le bras et le bouscula dans la cuisine. Visiblement épuisé, ce dernier trébucha et s’écrasa lamentablement sur le sol. Le rabatteur claqua alors la porte derrière lui comme pour clore la discussion.

  Un sentiment de pitié saisit Azzeddine en observant ce pauvre garçon se redresser avec une grimace et se recroqueviller dans un coin de la pièce, sonné par tant de brutalité. Il semblait vouloir les dissuader d’approcher d’une œillade sinistre. Azzeddine songea qu’il avait quelque chose du chat sauvage acculé dans un coin, le poil hérissé et le feulement rauque.

  Ainsi donc, voilà à quoi ressemblait leur nouvelle recrue. Il se reconnut dans son attitude défiante et brisée. Lui aussi avait connu l’humiliation de la première Visite. Personne n'oubliait la première osculation d’un docte médecin à qui l’on pouvait à peine confier une lancette de vétérinaire, boucher sans âme qui vous obligeait à vous dénuder, et à vous allonger, les jambes ouvertes comme une femme lubrique, avant de poser les mains sur vous. Il vérifiait, il observait, il poussait ses doigts dans votre bouche pour regarder vos dents, ouvrait votre paupière, écartait votre chair, avant de rendre son jugement sans autre forme de procès. C'était à peine s'il parlait. Comme si, entre ses mains, ils n'étaient rien d'autre que des animaux. Mais la douleur, elle, elle restait bien là, marquée au fer rouge dans votre cœur, une honte que rien ne pouvait effacer.

  Et puis, on s’habituait. On pensait à autre chose et lorsque chaque mois le tortionnaire revenait, on se forçait à sourire avant de se laisser faire. Il n'y avait de toute façon pas d'autre choix. On capitulait. On rendait les armes et on se soumettait à cette science à jamais inaccessible et qui autorisait tout…

  Il était l’image vivante de ce qu’ils avaient été, et eux, étaient son sinistre avenir.

  Azzeddine s’efforça de lui sourire. Celui-ci, farouche, lui rendit bien mal l'amabilité. De ses yeux d'un vert intense, il scruta chacun d'entre eux avant de croiser les bras contre sa poitrine pour se protéger.

- Mon Dieu ! Mais c’est un fauve qu’on nous a ramené ! se moqua Paul.

  Azzeddine leva les yeux au ciel. Ses nombreuses années dans cette maudite Maison ne lui avaient enseignées ni la patience, ni la sagesse ! Sans doute plus compatissant que les autres, il se leva pour aller à sa rencontre. Doucement, il lui tendit la main.

- Moi c’est Azzeddine. Et toi ?

Aucune réponse. Le jeune homme essaya un instant disparaître dans le mur, sans véritable succès.

- Personne ne te fera de mal ici, insista-t-il d’une voix douce. Si tu dois avoir des alliés dans cette Maison, c'est nous, tu comprends ?

  Azzeddine osa encore pas, celui de trop sans doute. Un éclat de peur traversa les grands yeux clairs de cet inconnu tout tremblant qui se recroquevilla davantage sur lui-même, dents serrées et poings crispés, prêt à se défendre. Azzeddine en profita pour le détailler : c'était un jeune homme à peine plus vieux que Baptiste, le cheveu brun, le nez un peu tordu, le corps trapu, la peau tannée par le soleil… Encore une fois, Catherine ne s'y était pas trompé ! Il y avait une beauté sauvage chez lui, qui ne demandait qu'à s'exprimer. Mais pour l'heure cependant, tout son être transpirait la peur. Il souffrait, perdu, fermé au contact.

Loin de se décourager, Azzeddine eut un sourire indulgent, avant de changer de méthode.

- Tu as l'air solide, remarqua-t-il. Tu viens de la campagne, non ? T'as pas vraiment goûté à la ville, hein ? sourit-il. Toi t'es un rat des champs, pas vrai ?

Amadoué, le nouveau venu sembla se détendre un instant.

- Tu dois être affamé ! Reste pas là à musser (1) ! Viens !

  Très doucement, Azzeddine lui prit les mains pour le guider jusqu’à la table où, comme un affamé, le jeune homme se jeta sur une brioche un peu passée que lui tendit Marc. Il n’en fallut pas plus pour gagner sa confiance, et, du bout des lèvres, il consentit à donner son nom.

 Julien.

(1) Musser : patois berrichon signifiant « Rester immobile, rester cacher. »

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