Chapitre 6

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Julien

Nuit du 19 Février 1898

  Enfermé dans ce qu’on lui avait désigné comme étant les « Communs » – en réalité une pièce mal isolée, subdivisée en petits espaces au moyen de draps tendus –, Julien s’était installé sur l’un des lits, grelottant autant de peur que de froid. Il n’avait pas besoin de tendre l’oreille pour entendre les gémissements lascifs de ceux qui avaient essayé de le rassurer. S’il avait eu un doute sur son avenir, à présent, il était fixé.

Un homme public. Voilà ce qu'il allait devenir.

  Il ravala un sanglot. Tout ça lui semblait n’être qu’un cauchemar. Une chose pareille, ça ne pouvait pas arriver ! C’était des histoires de bonnes femmes ! Il ne pouvait pas… Seigneur, on allait quand même pas…

  Il passa une main sur son visage pour essuyer ses larmes. Il repensa alors à ce qui l’avait conduit ici, et à la promesse qu’il avait fait à sa chère Babeth.

- J’reviendrais avec de l’argent, j’te l’promets. On l’aura notre maison ! Et une belle bague, pour qu’on s’marie !

- Tu devrais pas partir, lui avait-elle répondu en glissant ses mains fraîches sur ses joues. On a pas b’soin de tout ça. On a c’qui faut, ici ! Reste, j’t’en prie…

- J’vais pas partir longtemps. Je serais là dans un an ! Et je t’écrirai tous les jours !

  Elle avait répondu d'une moue polie, acceptant de le croire plus par espoir que par réelle conviction. Ils s’étaient embrassés, étreints avec force, avant de se séparer. À regrets, elle l’avait laissé partir.

- Tu te perdras toi-même en allant là-bas, avait-elle pleuré tandis qu’il grimpait dans le train en direction de Tours.

  Il aurait sans doute mieux valut qu’il l’écoute. Il était arrivé à la ville avec son baluchon, et peu de sous en poche, pensant que ce serait suffisant. Il s’était dit imaginer qu’on trouvait facilement du travail pour peu qu’on s’en donne la peine. Qu’il était d’une belle intelligence, teigneux comme six, et qu’une usine avait toujours besoin de main d’œuvre.

Il s’était lourdement trompé. Il avait été happé par le tourbillon de cette ville industrieuse, au ciel noir et aux bâtiments immenses.

  Les tourangeaux qui traçaient une ligne de chemin de fer et exploitaient encore la Loire, ne cherchaient pas de jeunes provinciaux qui n'avaient connu que la rudesse des campagnes. Il y avait cette gare à reconstruire, cette ville des rois qui se transformait un peu plus chaque jour en un royaume de fer et d'acier. Il fallait savoir travailler le métal, comprendre la délicate alchimie de la fonte ou se trouver une place dans le quartier Plumereau en devenant tanneur, cordonnier ou charpentier…

  Pourtant, un contre-maître lui avait laissé sa chance. Sans doute avait-il eu pitié de lui pour le laisser travailler à la scierie. Mais il était plus lent que les autres, et surtout bien plus gauche. Il ne l’avait gardé qu’une journée, avant de lui donner sa paie, l’air désolé.

- Demain, ce ne sera pas la peine de revenir, lui avait-il soupiré. Tu devrais retourner dans ton pays, mon gars. Tu n’as rien à faire ici.

  Très vite à court d’argent, il s’était résolu à vendre son médaillon de baptême qu’il n’avait jamais quitté jusqu’ici, et à frapper à toutes les portes pour chercher du travail, n’importe lequel. Parfois, on avait accepté de lui faire confiance, mais très vite, on s’était désolé de ses efforts inutiles.

  Il avait alors pris la décision de rentrer, la mort dans l’âme. Mais trop tard, cependant. Il n’avait plus eu assez d’argent pour s’offrir le voyage de retour. Alors, humilié, il s’était simplement assis devant la gare et avait déposé son galure sur le sol. Jamais il n’aurait cru devoir un jour mendier.

  Fort heureusement, une bonne sœur du couvent des Ursulines lui avait offert l’hospitalité pour une nuit, lui évitant ainsi de la passer dehors. Mais elle avait catégoriquement refusé de lui donner la moindre pièce pour qu’il puisse rentrer chez lui, l’obligeant à quêter de nouveau dès le lendemain matin.

  C’était là, au beau milieu de la gare, qu’un homme s’était approché de lui. Un officier à l’uniforme rutilant. Il lui avait adressé un regard appuyé. « Regarde-moi ! » avait-il ordonné d’un claquement de langue. D’autorité, il lui avait saisi le menton entre ses doigts épais pour mieux l’observer, s’arrêtant sur ses grands yeux verts, avant de lui ordonner de se mettre debout.

- Toi, mon gars, tu ne perds rien pour attendre !

  L’homme, qui s’avéra être un officier, le conduisit à l’hôtel de police où il fut reçu par un fonctionnaire que le pouvoir avait gonflé le ventre d’orgueil. Il l’avait toisé des pieds à la tête, avant de lui accorder un sourire méprisant derrière son épaisse moustache. Puis, ouvrant un épais livre à la reliure rouge vif, il avait lu :

- Toute personne qui aura été trouvée mendiant dans un lieu pour lequel il existera un établissement public organisé afin d’obvier à la mendicité sera punie de trois à six mois d’emprisonnement et sera, après l’expiration de sa peine, conduite au dépôt de mendicité. (1) Mais peut-être que tu l’ignorais, n’est-ce pas ? Ou tu pensais que tu pourrais échapper à la loi ?

  Il ne lui avait même pas laissé se défendre. D’un trait de plume, il l’avait fait enfermé dans une cellule sinistre durant plus d’une demi-journée. Julien, désespéré, s’était surpris à penser qu’au moins, ici, il ne mourait pas de froid.

  Le claquement de la lourde porte l’avait réveillé au beau milieu de la nuit. Le fonctionnaire avait laissé une femme aux longs cheveux argentés. Il avait étrangement songé qu’elle avait dû être belle dans sa jeunesse.

- Debout, avait-elle ordonné.

  Dans un sursaut, il avait obéi. Elle l'avait alors palpé du poitrail au pantalon, impudique. Figé de peur, il l’avait laissé faire, bien conscient que se rebiffer ne lui apporterait rien de bon. Il s’était alors laissé manipuler comme un pauvre pantin, inspecté du cuir chevelu à la dentition.

- Trop mince, avait-elle finalement sifflé en le repoussant d’un geste brusque.

- Mais le visage… ?

- Il est peut-être beau garçon, avait-elle admis, mais je tiens une Maison, pas un racloir à putains ! Non mais, regarde-le ! Ça n'est qu'un gamin des champs !

- Allons, Catherine, avait rit l'officier. Je sais bien qu'il ne correspond pas exactement à tes critères, mais réfléchi. Après tout, il a tout à apprendre

  La dénommée Catherine lui avait lancé un dernier regard énigmatique, avant de demander un entretien privé dans le bureau du commissaire. Il y eut entre eux une longue tractation ponctuée par quelques éclats de voix. Finalement, les deux parties trouvèrent un accord qu’elles célébrèrent par un verre d’eau-de-vie. Une heure plus tard, Quentin était venu le chercher.

  Il réprima un haut-le-cœur en songea à ce qu’il avait subit ensuite. Une larme roula sur sa joue. Il avait sans doute échappé au bagne, mais sa peine était sans doute bien pire. Il aurait sans doute mieux valut qu’on l’enchaîne, ou qu’on le laisse croupir dans une cellule poisseuse.

  Désemparé, il se recroquevilla sur le lit avant de resserrer sa veste contre ses épaules, soudain saisit par le froid. Il gémit aussi bien de chagrin que de peur.

Seigneur ! Il ne pouvait pas devenir une catin ! Il était un homme ! On ne pouvait pas l’y contraindre ! Il ne pouvait pas rester là ! Il…

  Un sanglot l’étrangla. Tout ça n’était qu’un cauchemar. Il allait se réveiller, retrouver la fraîcheur des bras de sa Babeth et son sourire indulgent, la douceur de sa campagne qu’il n’aurait jamais dû quitter, la chaleur de son foyer…

  Le grincement de la porte l’arracha à ses souvenirs, le ramenant brusquement à la réalité de cette mansarde humide. Le battant s’entrouvrit sur une silhouette trapue. Dans la pénombre, il n’en distingua que son pas claudiquant et ce qui semblait être des grognements de douleur. En maugréant, il s’avança vers une lanterne qu’il alluma. Julien ne put retenir un hoquet de dégoût.

L’inconnu avait le cheveu long, la barbe fournie mais surtout, la peau blafarde recouverte d’une horrible roséole qui avait grignoté la moitié de son visage. Avec un frisson de dégoût, Julien réalisa qu’il connaissait cette maladie qui vous rongeait jusqu’à l’os.

  C’était la syphilis.

- Ne t’inquiète pas, sourit une voix moqueuse et déformée. J’ai beau avoir l’air d’une bête, je te ferai pas de mal !

  Arqué sur ses jambes raidies par le mal, il déposa sur une petite table de chevet une bassine d’eau claire ainsi qu’un nécessaire de toilette. Il trouva la force de lui sourire, avant de désigner son visage d’un geste vague.

- Première leçon mon jeune ami : toujours bien faire attention aux clients qui séjourneront dans ton lit si tu ne veux pas que ton visage ressemble au mien !

Devant le mutisme effaré de Julien, le malade éclata de rire avant d’allumer une seconde lumière.

- Ce n’est pas si douloureux, assura-t-il. On s’y habitue, tu sais. On s'habitue à tout.

- Je m’appelle « La Bobine » ! sourit l’inconnu en remontant ses manches. Et on m’a demandé de venir m’occuper de toi. Depuis quand tu n’es pas allé chez le barbier ?

- Vous, hésita Julien, vous étiez… ?

- Une pute. Tu peux le dire, tu sais, c'est la vérité. J'ai été une catin avant toi.

  Ses grands yeux verts ne pouvaient se résoudre à se détacher des chancres qui l’avaient défiguré cet homme. Était-ce donc cela, son avenir ? Était-ce le destin qui l’attendait ? Il ne put réprimer un sursaut d’horreur. Tout son corps s’y refusait…

- Viens là, sourit La Bobine. On va s’occuper de ça.

  Après avoir revêtu des gants sans doute pour lui épargner la vue de ses blessures, il s’installa sur le lit. D’un tapotement, il enjoint Julien à se rapprocher. Il déglutit, hésita un instant, avant d’obtempérer très lentement, veillant néanmoins à maintenir une distance raisonnable entre La Bobine et lui, Le malade ne semblait pas dangereux, cependant, il faisait partie intégrante de cette Maison, et sa simple présence suffisait à lui rappeler qu’il n’était que le prisonnier de cette institution détestable. Il laissa donc le rasoir glisser le long de ses joues, taillant avec dextérité sa barbe que de longues journées d’errances avec rendues trop longues.

- Je connais ta peur, tu sais, avoua la Bobine. Je suis passé par là avant toi. Je ne te mentirai pas : cette vie est terrible, mais je peux te promettre que tu n’affronteras pas cela tout seul.

  Les délicats coups de lames nettoyèrent très vite son visage. La Bobine semblait avoir l’habitude de ce genre de choses. Terrassé par la fatigue et dépassé par les évènements, il ne pu empêcher de grosses larmes s’échapper de ses paupières closes.

- Pitié, supplia-t-il, je vous en pris, laissez-moi partir ! Laissez-moi sortir d’ici ! J’ai une fiancée, j’ai ma famille, j'ai…

Sa gorge se serra. Son souffle se fit erratique. Il se plongea dans le regard de La Bobine.

- Je vous en supplie…

  La Bobine soupira avant de presser ses joues de ses mains gantées. Il lui accorda un sourire triste que Julien eut du mal à interpréter. Comment cet homme pourrait-il le comprendre ? Lui, n’avait pas de famille, personne qui l’attende en dehors de ces murs !

- Tu n’as pas l'air de comprendre, souffla le malade. C’est ça ta vie, maintenant. Et quand bien même j’arriverai à t’ouvrir la porte pour que tu fuies, ajouta-t-il avec un froncement de sourcils, tu n’irais pas bien loin, mon pauvre ! La Patronne travaille avec les condés – qu'ils crèvent la bouche pleine de merde, ceux-là ! Ils te retrouveront !

  Un sanglot s’échappa d’entre ses lèvres. Amèrement, Julien dû admettre qu’il avait raison. Sans argent, il était assez peu probable qu’il échappe une nouvelle fois aux mœurs !

  Sans doute attendri par son air misérable, la Bobine lui caressa la lèvre inférieure du pouce. Julien ferma les yeux, étrangement touché par cette marque de gentillesse. Ces derniers jours, on l’avait traité avec si peu de considération, que le peu d’affection qu’on lui concédait lui rappelait qu’il n’était pas une bête, mais un Homme.

- Les choses seront plus faciles si tu oublies tout ce qui s'est passé avant, le conseilla La Bobine.

  Les larmes de Julien redoublèrent, mais il n’avait plus la force pour opposer la moindre résistance. La Bobine se remit à l’ouvrage, terminant de tailler cette petite barbe adolescente, soulignant l’ovale de son visage. Une fois le travail accompli, il lui sourit.

- Et voilà ! T’es beaucoup mieux comme ça. Je t'ai apporté de quoi te laver, ajouta-t-il. Pour ce soir ça suffira.

D’un vague geste de la main, il lui désigna un broc qu’il avait déposé dans un coin de la pièce.

- T'en fais pas. Tes futurs camarades ne remonteront pas avant plusieurs heures. T'as tout ton temps.

  En le voyant se relever et ramasser son paquetage, Julien sentit soudain la panique le gagner. La solitude lui sembla plus insupportable encore que la perspective de devenir une prostituée. D’un geste désespéré, il lui saisit le bras et lui demanda de rester en une prière muette. La Bobine lui caressa le bras d’un geste tendre.

- Tout ira bien, ne t’en fais pas. Ce soir, tu ne risques rien. Repose-toi.

- Reste. S’il te plaît, reste.

- Je ne peux pas, souffla la Bobine. Je ne peux vraiment pas.

  Un voile de tristesse glissa sur son regard. Troublé, Julien le relâcha, et le regagna s’éloigner. À nouveau seul, il s’allongea sur le matelas grinçant chien de fusil, ferma les yeux. Il se perdit dans de chaos de ses rêves jusqu’à ce que son corps ne cède enfin au sommeil, vaincu par la fatigue.

(1) Article 274 du Code Pénal de 1810 relatif à la mendicité. Il n’a été abrogé que le 16 décembre 1992 (mais n’était vraisemblablement appliqué depuis un bon moment).

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