Chapitre 2

4 minutes de lecture

Azzeddine

Matin du 7 Mars 1898

  Le grand rire de Benjamin arracha Azzeddine à sa contemplation d’un veston à grosses mailles. Voir le petit garçon s’accrocher à sa veste pour qu’il le prenne dans ses bras. Il lui ouvrit les bras sans se poser de questions, serrant le petit garçon contre son cœur.

  Il était difficile d’ignorer la complicité évidente qui les liaient. Azzeddine considérait Benjamin comme son petit rayon de soleil. Il l’avait attendri dès le premier jour, avec ses grands yeux suppliants et son nez plein de morve.

  Il l’avait trouvé recroquevillé dans un coin de la cuisine, essayant de se protéger des coups de Quentin. La brute n’avait rien trouvé de plus malin que de lui hurler dessus pour l’obliger à se mettre au travail, usant du poing et de la botte pour se faire obéir comme on le faisait souvent avec les orphelins. Outré, il avait trouvé le courage de braver sa colère en s’interposant.

- Dégage-moi de là ! avait-il hurlé. Tu n'arriveras à rien comme ça !

- Catherine demande à ce qu'il se mette au travail tout de suite !

- Il ne pourra surtout rien faire si tu continues ! Alors, la paix !

  Il avait ensuite pris le petit garçon terrorisé dans ses bras, et s’était efforcé de le réconforter en le berçant doucement. Lui, qui avait été particulièrement choyé et protégé par tant de femmes durant toute son enfance aux Petites Bottines(1).

- Ça va aller, mon petit, avait-il murmuré en caressant sa chevelure rousse. C’est fini. Il ne te fera plus rien maintenant. Je suis là. Plus personnes ne te touchera.

  Benjamin avait séché ses larmes, et lui avait accordé un sourire confiant. Il l’avait cru, et Azzeddine avait tout fait pour ne jamais faillir à cette promesse. Il s’était à chaque fois interposé face à la brutalité de Quentin, si bien qu’il ne comptait plus les disputes et les amendes qu’il avait reçues. Mais peu importe ! Il pouvait bien payer pour les bêtises de Benjamin quand il n’arrivait pas à les dissimuler, pourvu que plus personne ne lui fasse le moindre mal. La Bobine lui avait appris ensuite les rudiments de la cuisine et du ménage, mais c’était bien en Azzeddine que le petit garçon avait placé sa confiance.

- À quoi qu’tu penses ? osa justement l’enfant.

  Tiré brutalement de ses souvenirs, Azzeddine accorda un sourire à Benjamin avant de lui pincer la joue.

- À rien. Regarde s’il y a quelque chose qui t’intéresse là-dedans, mon Petit.

  Piqué par la curiosité, l'enfant tendit le cou. Azzeddine devina qu’il voulait surtout écouter la conversation des grands. Il aurait voulu qu’il ne s’imprègne pas de toutes les subtilités d'un langage qu'il ne comprenait pas, de tous ces problèmes qui le dépassaient, qui nourriraient ses interrogations et ses angoisses… Mais que pouvait-il y faire ? Il avait lui-même grandi dans une Maison de Tolérance. Il savait qu’il ne pourrait pas échapper à ce sinistre univers…

- Tu as ce que je t'ai demandé ? souffla Paul en examinant une chemise.

- Ça n'a pas été facile, sourit Valentine en glissant une main dans sa besace.

  Discrètement, elle lui tendit un exemplaire des Jeunes Filles d'Henry de Montherlant. Paul, qui aimait tant tromper l'ennui dans la lecture, sourit avant de glisser quelques pièces dans sa main, tant pour payer le vêtement que pour le service rendu. Valentine n'était ainsi pas seulement une simple colporteuse. Elle était également leur seul lien avec l’extérieur. Et elle était aussi une amie…

- Et Pierre ? murmura Baptiste. Tu sais ce qu'il est devenu ? Tu as des nouvelles ?

- Je t'ai pris le journal comme tu me l'as demandé, répondit Valentine en lui tendant un feuillet. J'espère que tu y trouveras ce que tu cherches…

  Baptiste ouvrit donc La Touraine Républicaine et lu attentivement chaque entrefilet. Dans ses yeux brillaient d'un espoir un peu fou que chaque page tournée éteignait un peu plus. Lorsqu'il eut refermé le quotidien, la mine sombre, Azzeddine comprit qu’il n’y avait pas trouvé le nom de son « Pierrot ». Il voulut dire quelque chose, que cet homme n’était rien, qu’il ne méritait pas qu’il verse tant de larmes pour lui, mais à quoi bon ? Tout ce qu’il pourrait dire ne parviendrait pas à le réconforter. Il ne put que le regarder payer Valentine avant de retourner dans les Communs, l'objet de sa déception caché sous un pantalon qu'il avait pris au hasard.

- Pourquoi 'y est triste, Baptiste ? demanda innocemment le petit garçon.

- Ça lui passera, éluda Marc en posant une bise sonore sur sa joue. Alors, cette veste ? Allez, ma chère ! Un prix d'ami ! Tu sais que tu es la bienvenue à notre table lorsque Quentin a le dos tourné ! On t'a déjà donné du lard et du café sous le manteau !

- Et les œufs que mes poules vous donnent ? rit Valentine.

- Un beau geste ! sourit-il en joignant les mains en prière. C’est pas toi tu ne vas pas turbiner toute la nuit ! Essais d’imaginer, mon amie !

  Valentine ricana, avant d'accepter l'offre d'un vague geste de la main.

- T'es pas croyable, céda-t-elle en rangeant les quelques piécettes dans sa poche. Ça ira, va ! Mais ce ne sera pas si facile la prochaine fois !

- Azzeddine ! J'veux ça !

  Benjamin se pencha soudain en avant pour récupérer un morceau de tissu qui dépassait, et ne du son salut qu'aux prodigieux réflexes d'un Azzeddine particulièrement attentif. Avec brusquerie, l'enfant tira sur un simple mouchoir sur lequel une obscure petite bourgeoise s'était exercée à la broderie, activité que toute jeune fille se devait d'apprendre. Sans doute avait-il été attiré par les motifs de fleurs géométriques et les animaux maladroits. Pas peu fier de sa trouvaille, il le noua autour de son cou comme il avait vu ses aînés le faire. Attendri, Azzeddine plongea la main dans sa poche pour payer la mantille mais Valentine refusa d'un signe de tête poli.

- Bah ! Qu'il le garde ! Je n'en tirerai rien de toutes les façons…

(1) " Les Petites Bottines " : surnom de deux maisons closes situées au 1 et au 4, rue sous les Ceps, à Bourges.

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