31 Decembre
Le vent glacial du 31 décembre balayait la place de St-Pierre. Quelques stands étaient encore ouverts, vendant des marrons grillés et des petites douceurs, tandis que certains habitants s’activaient à installer les derniers feux d’artifice pour le compte à rebours. L’odeur du chocolat chaud se mêlait aux effluves de bois brûlé et de cire fondue, et les rubans colorés flottaient avec le vent, donnant à la place un air à la fois festif et désordonné.
Luz, perché sur le rebord d’une vieille chapelle, fumait une clope. La fumée dessinait des spirales dans l’air glacé, se mêlant aux nuages de vapeur que son souffle formait. Elle observait la place d’en haut, ses yeux suivant les passants, scrutant les gestes et les visages. Elle voyait l’inquiétude cachée derrière les sourires, les petites hypocrisies et les gestes sincères mêlés aux automatismes de la foule. Son rire discret s’échappa entre deux bouffées de fumée, un rire qui semblait à la fois complice et cynique.
Loin d’elle, Patty restait immobile, adossée à un lampadaire. Elle suivait les mouvements des passants, notant leurs maladresses, leurs regards fuyants, leurs efforts pour paraître heureux alors que la fatigue ou l’ennui se lisaient sur leurs visages. Son regard était aigu, presque cruel, mais empreint d’une curiosité attentive. Elle s’amusait des contradictions, de la petitesse et de la grandeur des gens réunis ici, chacun jouant son rôle dans la grande scène quotidienne.
Dans un coin sombre, Narky s’était installé avec un chat d’égout qui se frottait contre ses jambes. Les poches de son manteau semblaient vides, et pourtant il respirait avec une lenteur calculée, absorbé par ses dettes et ses manigances, comme si tout le monde autour de lui n’était qu’un décor pour sa propre comédie. Il lançait de temps en temps un regard noir aux enfants qui passaient, aux couples qui riaient, et parfois aux chiens errants qui bondissaient entre les jambes des passants.
Au centre de la place, l’image de Bertrand flottait. Elle avait été installée sur un vieux mât et, portée par le vent, elle tournoyait, ses traits projetés à différents angles sur les murs et les pavés. Les visages changeaient à chaque rafale : une expression grotesque, un sourire figé, un froncement de sourcils. Les passants ne faisaient plus attention, ou s’arrêtaient un instant, intrigués, avant de poursuivre leur route. Bertrand était devenu à la fois un fantôme, un masque, et une présence diffuse qui incarnait l’absurdité des regards et des jugements des “gens bons”.
Et puis, au loin, Sergile avançait. Le pantin vivant, figé dans son sourire mécanique, marchait lentement à travers la foule. Ses yeux fixes scrutaient l’ensemble, observant tout en silence. Il n’interagissait pas, mais sa simple présence transformait l’espace : chaque mouvement semblait calculé, chaque pas sur les pavés résonnait comme une note d’un orchestre invisible. Il regardait les gens, les bons et les naïfs, les hypocrites et les sincères, et semblait comprendre leur petitesse et leur grandeur avec une acuité presque douloureuse. Il souriait à tous, mais ce sourire n’était ni chaleureux ni malveillant : il était la farce incarnée, la constatation que chacun jouait son rôle sans le savoir.
La place entière devenait un théâtre, et la farce se révélait dans ses détails. Les couples riaient, inconscients des regards scrutateurs. Les enfants couraient et tombaient parfois, mais se relevaient, ignorant la mécanique invisible qui les observait. Les passants échangeaient des paroles gentilles ou anodines, mais ces mots se perdaient dans le souffle du vent, et chaque geste semblait orchestré par une main invisible.
Luz écrasa le mégot de sa clope sur le rebord et sourit : « Les gens bons… toujours pressés, toujours bienveillants… ou du moins ils essaient… » murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour quiconque. Patty, toujours immobile, hocha la tête, les yeux plissés, observant les contradictions de chaque visage. Narky laissa échapper un rire rauque et secoua le chat, qui disparut dans l’ombre.
Et Sergile continuait d’avancer, lentement, inéluctablement, jusqu’à ce qu’il se place exactement au centre de la place. Sa silhouette, immobile et grotesque, dominait désormais la scène. Dans son regard fixe se lisait la compréhension de l’absurde : la vie entière des gens bons, leurs habitudes, leurs petites hypocrisies et leurs efforts sincères, devenait une pièce de théâtre, un terrain de jeu pour la farce.
Alors, dans un souffle final qui traversa la place, les rires, les murmures, les bruits de pas et de feux d’artifice se mêlèrent, et tout sembla s’arrêter. La farce des gens bons, simple et subtile, venait de se révéler dans sa totalité. Elle n’était pas cruelle, pas violente, mais implacable : chacun avait joué son rôle sans le savoir, et chacun avait été observé, analysé, transformé en acteur involontaire de cette comédie silencieuse.
Le vent emporta les rubans, les visages de Bertrand, les chapeaux des passants, et la silhouette figée de Sergile, laissant la place vide, mais saturée de l’écho de cette farce. La vérité était là, invisible mais palpable : la bonté, même sincère, pouvait être tournée en spectacle, et la farce des gens bons continuerait, silencieuse et omniprésente, dans chaque geste, chaque sourire et chaque regard de ceux qui croyaient agir avec innocence...

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