Trois petites notes de musique
Mon petit transistor diffuse les airs de mon jeune temps. Cela me réconforte, même si la plupart des chansons me rendent mélancolique.
Trois petites notes de musique ont plié boutique au creux du souvenir, c'en est fini de leur tapage, elles tournent la page et vont s'endormir…
Depuis la mort de Gaetano, mon tendre et courageux mari, entendre ces doux mots fredonnés par la voix mélodieuse de Montand, me plonge dans un état de profonde tristesse. Tant de souvenirs de nos années emplies de bonheur remontent à ma mémoire et me bouleversent. J’étais si heureuse, avant.
Mon désespoir et ma peine empirent depuis que je vis chez ma fille, Giulia, encore célibataire à plus de cinquante ans. Il faut dire que si elle se montre aussi désagréable et distante avec les hommes qu’avec moi, ils ont raison de prendre la poudre d’escampette.
La façade de sa maison est plaisante et bien entretenue, tout comme les pelouses et la végétation alentour, mais l’arrière-boutique est aussi lugubre que délabrée.
Les tentures en partie décollées ont perdu leurs couleurs, les plafonds fissurent, le parquet craque et les portes grincent. Sur le mur du grand couloir, face à l’entrée de ma chambre, une énorme tête d’élan empaillée me glace le sang. Le regard de cette pauvre bête rivé sur moi, m’est insupportable. Je peux y lire sa peur du chasseur tout-puissant qui l’a condamnée.
Si j’en trouvais la force, je réduirais en miettes cet épouvantable tableau suspendu au-dessus de la commode, représentant une créature hideuse déterminée à se jeter sur ma vieille carcasse. Comment ma fille a-t-elle pu penser une décoration d’aussi mauvais goût ?
Chez nous, c’était joyeux, lumineux, des bouquets de fleurs multicolores parfumaient toutes les pièces. Les nombreuses aquarelles de Gaetano ravissaient nos regards et ceux de nos visiteurs. Chez nous, on chantait, on riait. Chez nous, il y avait de la vie.
Je voudrais comprendre pourquoi notre fille, toujours gaie et coquette, s’est transformée en une personne austère, fagotée chaque jour de la même manière. C’est pourtant une jolie femme. Quel dommage.
On m’aura contrainte à travailler jusqu’à l’âge de soixante-deux ans pour que les sous de ma retraite servent à payer une chambre de douze mètres carrés et de maigres repas insipides. Parce que je sais bien que l’intégralité de ma pension atterrit sur le compte en banque de Giulia. Pas folle la guêpe ! Si au moins elle me manifestait un peu de gentillesse et d’attention. Mais non, je la vois sans cesse pressée, incapable de m’accorder plus de cinq minutes pour papoter ou s’enquérir de ma santé et de mon moral.
Si seulement quelqu’un m’avait prévenue, bien avant de me retrouver dans cette grande demeure sinistre, j’aurais pris les devants. Je me serais procuré le nécessaire afin de quitter sans regret ce monde dénué d’humanité, où on me laisse crever à petit feu.
Trois petites notes de musique ont plié boutique au creux du souvenir, c'en est fini de leur tapage, elles tournent la page et vont s'endormir…
C’est sur cette chanson que Gaetano et moi avions ouvert le bal, le jour de notre mariage. Repenser à cette valse virevoltante, l’un contre l’autre serrés, déclenche toujours en moi un vertige enivrant. Comme ces trois petites notes, je voudrais tourner la page et m’endormir. Pour l’éternité. Une seule envie m’anime : retrouver mon cher mari et ma fille ; celle d’avant.
Tiens, voilà Giulia ; j’espère qu’elle ne va pas me confisquer mon transistor comme à chaque fois. Elle a l’air énervée. Mon Dieu, je sens qu’elle va encore me crier dessus !
« Laisse-moi la radio, Giulia, je t’en prie.
— Pour la millième fois, madame Conti, vous n’avez pas de poste de radio. Maintenant je veux que vous arrêtiez d’actionner à longueur de journée ce bouton d’appel pour rien. Vous m’entendez ? J’ai beaucoup de travail, moi, et vous n’êtes pas la seule pensionnaire de l’établissement ! »
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