Les temps changent
Le rituel était ancien. Plus que séculaire. Comme les Sœurs du Tombeau elles-mêmes. Des mots déjà prononcés alors que Porte-Sud n’était qu’un village de pêcheurs. Des gestes, toujours les mêmes, alors que les mères, des mères de ces Sœurs n’étaient pas nées. Le lieu, lui, était différent à chaque fois ; le rite et la liturgie n’empêchaient pas la prudence.
D’autant que les temps changeaient.
À la porte, devant cet ancien entrepôt à bateaux de Port-Noyé, le vieux port de la ville détruit par un tsunami trente ans auparavant, se trouvait un homme. Il gardait. Il connaissait les treize mots de passe. Un par Sœur. Une fois la cérémonie effectuée, une d’entre elles viendrait le payer.
Pour son travail.
Pendant qu’une autre se glisserait derrière et lui enfoncerait un poinçon dans l’oreille.
Pour son silence.
Il avait été recruté dans une province lointaine de l’Hinterland sous un faux prétexte. Sans attache, il ferait simplement partie de toutes celles et ceux que Porte-Sud avale sans jamais recracher.
Certaines choses ne changeaient pas.
Les mots de passe furent soufflés comme des incantations et la porte s’ouvrit neuf fois. Dans le vieil entrepôt, on avait disposé, sur des pieds en métal, des torches à la flamme huileuse et orangée, en un cheminement.
Elles débouchaient dans une des anciennes cales sèches. La pièce, immense, et tout en longueur, avait miraculeusement été épargnée par la vague. Elle était faite d’un appareil de calcaire blanc, régulier et parfaitement jointé. Les blocs se rejoignaient au plafond en voûte d’ogive. Entre les arches, toute la charpente évoquait la coque d’un bateau renversé. À l’une de ses extrémités se trouvaient encore les portes à vantaux qui permettaient l’accès des bateaux à marée haute. Les pompes d’évacuation gisaient au fond de la cale, sur le radier de bois. Sur le quai, encore encombré de palans, de cordages, de caisses éventrées et d’outils, se trouvait la table des Sœurs.
Un énorme disque en basalte flanqué de douze tabourets du même matériau. Comment avait-il été amené ici ?
Certaines choses ne s’expliquaient pas.
Huit silhouettes prirent place autour du plateau monolithique, capuchons rabattus, masques de porcelaine, mains gainées de cuir. Une neuvième s’installa derrière un pupitre. Sur la table, de petits chandeliers et des brûle-parfums en bronze diffusaient une odeur d’encens, de cire et de métal chauffé. Les silhouettes étaient toujours debout à la droite de leur tabouret respectif.
— Litanie d’appel, dit la Doyenne d’une voix fluette. Contrairement aux autres, son masque était noir et son capuchon brodé d’un fil d’or.
Ensemble, les neuf silhouettes :
— Nous sommes le dernier pas avant la fosse. Nous le faisons net. Et sans bruit.
L’Archiviste, la silhouette du pupitre, fit tinter trois fois une cloche figurant un crâne humain. C’était un crâne humain, coulé dans du cuivre. Les huit autres s’assirent.
— Quorum ? demanda la Doyenne de sa voix haut perchée et étonnamment jeune.
L’Archiviste fouilla dans ses documents avant de répondre :
— Huit présentes, une excusée, en mission dans le Nord, une n’a pas répondu, deux ont rejoint les branches de l’Arbre Inversé.
À ces mots, toutes se touchèrent le front de la main droite, puis le cœur, et fermèrent le poing.
L’Archiviste annonça :
— Quorum atteint.
La Doyenne rajusta avec difficulté et dans un grincement suraigu son siège de pierre.
— Bien. Alors les filles, je vous propose que l’on commence sans tarder, je transpire comme un bœuf sous ce fichu masque, mon maquillage va être foutu pour la réception de ce soir chez le Duc. Et je pense que vous avez toutes à faire ailleurs. Non ? Un assentiment silencieux et général. Quel est l’ordre du jour ?
Un long silence, l’Archiviste fouillait encore dans ses documents.
— Point un de l’ordre du jour : baisse de rentabilité économique et concurrence déloyale. Point deux : divers.
— Divers et c’est tout ? Et le point que j’ai soumis ? demanda une des Sœurs, qui parlait avec un accent des îles d’Outre-Ouest.
— Je n’ai rien reçu, répondit la Doyenne en éparpillant quelques feuillets devant elle. Archiviste, avez-vous eu vent d’un point à ajouter à l’ordre du jour ?
— Non. Aucune missive ne nous est parvenue.
— Non mais c’est fort, ça ! On fait l’effort de répondre à des convocations qui n’arrivent que quelques semaines avant l’échéance, et personne ne s’assure que tout est en ordre ! C’est un monde quand même !
La Sœur croisa les bras, furieuse.
— Nous ne pouvons être tenues responsables des difficultés d’acheminement, ma Sœur, répondit sèchement l’Archiviste.
La Doyenne, déjà au comble de l’ennui, après deux minutes, observait ses ongles ; deux Sœurs chuchotaient entre elles.
— Eh bien il le faudrait ! Vous savez combien d’heures de voyage représente cette réunion ? Vous…
— Quel était votre point ? Coupa la Doyenne, impatiente, en essayant de se gratter sous son masque.
— Je voulais parler de la question des moyens de communication dans notre organisation, reprit la Sœur, satisfaite d’être entendue.
— Déficients, et à améliorer d’ici le prochain conseil d’administration. Pouvons-nous enfin passer au premier point ? Vieille bique.
Avant qu’une quelconque réprobation ne puisse se faire entendre, elle fit signe de la main à l’Archiviste de poursuivre. Celle-ci se déplaça vers le mur le plus proche.
Un grand drap de coton blanc était tendu sur un cadre en bois. La Sœur se glissa derrière et alluma une lampe d’ombre. Une lumière crue et vacillante éclaira le tissu tendu, sur lequel apparurent des colonnes et des chiffres tracés à l’encre noire.
— Où sont les novices ? C’est vous qui faites cela dorénavant ? demanda une des Sœurs, sur un ton sec et moqueur. Elle savait où étaient les novices.
Sortant de derrière le drap et en bousculant l’ossature, qui fit se mouvoir les écritures telles de petits poissons dans l’ondée d’un ruisseau agité, l’Archiviste répondit :
— Les novices… les novices. Par manque de moyens, nous n’avons pas de novices cette année.
Un peu gênée, elle retourna à son pupitre après avoir stabilisé le cadre en bois. Elle remua encore ses documents et reprit :
— Revenus en baisse de vingt-sept pour cent sur ces six derniers mois. Honoraires négociés à la baisse dans les trois principales provinces, sauf à l’Est, où aucune prestation n’a été réalisée depuis onze ans maintenant. À Porte-Sud, qui reste notre plus gros secteur d’activité, les autorisations tacites ducales restent valables, mais…
L’Archiviste s’éclaircit la voix.
—… il nous a été stipulé que d’autres « intervenants » étaient sollicités.
La Doyenne avait repris l’inspection de ses ongles, mais tout son corps indiquait à présent de la tension, et non plus de l’ennui.
Bordel, pensa-t-elle, c’était sous son mandat de Doyenne qu’il allait falloir régler cette histoire.
— Donc, ces « intervenants » bénéficient des mêmes protections que nous ? demanda une des Sœurs à la voix grave et à l’accent traînant typique du Nord.
L’Archiviste reprit la parole :
— Dans votre province chère Sœur, où nous sommes de toute façon à peine tolérées, faire appel à un intervenant extérieur est toujours fermement réprimé. À la manière du Nord.
Petits rires de convenance autour de la table.
— Mais ici, ce sont directement les membres des familles ducales qui font appel à eux. Le peuple aussi se tourne vers ces indépendants.
— On sait combien ils sont ? demanda la Sœur d’Outre-Ouest.
— Juste à Porte-Sud, nous avons recensé dix-huit prestations qui n’étaient pas de notre fait, le mois dernier, reprit la Sœur derrière son pupitre. Les meurtres spontanés, bavures des gardes civils et autres accidents ne sont pas pris en compte, bien évidemment.
Elle poursuivit son exposé :
— Au moins quatre intervenants différents sont très actifs. Notamment Kodiak, un ancien des Milices du Nord : il proposait des tarifs défiant toute concurrence. Et un travail vraiment… qualitatif.
— Proposait ? demanda une Sœur qui n’avait pas encore pris la parole.
— Il a fait une… une lourde chute il y a quelques jours.
L’Archiviste fouilla encore dans ses documents, comme si de nouvelles informations pouvaient apparaître spontanément sur ses feuillets.
— Et à ce propos, une nouvelle intervenante a été recensée. Une certaine Buse, ou la Buse.
À cette annonce, une Sœur tressaillit. Elle connaissait ce nom. La Doyenne l’observa. Toi tu as des choses à me dire.
L’Archiviste poursuivit :
— Sa première prestation n’a pas été une totale réussite, mais elle est responsable de « l’accident » de ce Kodiak. Un règlement de comptes entre concurrents, semble-t-il.
— Parfait, laissons-les s’entretuer. Nous finirons le travail et tout reprendra son cours normal, annonça une voix éraillée avec aplomb.
La discussion semblait ostensiblement ennuyer une bonne partie des Sœurs, qui bavardaient en chuchotant. L’une d’elles luttait contre le sommeil, sa tête s’affaissant puis se redressant par intermittence.
— Ce n’est pas si simple, dit la Sœur du Nord. Ces prestataires vont générer des vocations. C’est certain. Et ils portent atteinte au caractère sacré de nos travaux. Nous ne pouvons pas nous le permettre.
Voyant qu’une partie de l’auditoire ne prêtait absolument aucune attention à la réunion, la Doyenne fit signe à l’Archiviste, qui fit sonner la crâne-cloche.
— Par l’Arbre Inversé, les filles ! Aucune d’entre nous n’a envie d’être là, mais nous devons traiter ce point. Un peu de discipline.
Toutes les Sœurs se turent et elle reprit :
— Nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir ces indépendants hors de contrôle. Une partie de notre accord séculaire avec les Familles Ducales, les Seigneures d’Or et la Guilde repose sur le fait que notre activité maintient un semblant d’ordre dans les provinces.
Elle fit une pause. Tout l’oratoire lui prêtait attention, à l’exception de la Sœur qui dormait.
— Il faut des décisions. Et c’est pour cela que nous sommes ici.
Une des Sœurs, la plus jeune, qui n’avait encore rien dit, prit la parole :
— Et si on franchisait les « indépendantes » ? On les forme au rite, on leur impose notre Charte. Et on s’assure qu’elles la respectent. On sécurise leurs pratiques. On prend une part. Elles prennent le sale boulot d’urgence, on garde la haute besogne, les contrats seigneuriaux, les prestations les plus visibles et exposées.
— Une franchise ? Comme ces mercenaires de l’Ouest ? demanda la Sœur d’Outre-Terre. On sentait le mépris dans sa question.
La Doyenne, qui faisait taper ses longs ongles sur la table en basalte, ralentit le rythme. Enfin quelque chose d'intéressant.
— Vous ne dormiez pas pendant les cours d’économie, on dirait, dit-elle en s’adressant à la jeune Sœur.
Cette idée lui plaisait, elle y avait même déjà pensé. Mais les autres n’étaient pas prêtes. Il fallait temporiser, alors elle joua :
— Si l’on franchit cette porte, on ne revient pas.
Toutefois, elle voulait parler à cette jeune Sœur. Plus tard, et en privé.
Un brouhaha monta de l’assemblée. Tout le monde parlait à tout le monde, personne n’écoutait personne.
L’Archiviste prit un de ses parchemins et fit tinter la crâne-cloche.
— Rappel : nos morts sont codifiées. Rite, nom, cause, obole à l’Arbre Inversé, prière. Nous ne pouvons pas confier à n’importe quelle païenne cette charge.
— Et surtout il y’a la question des indépendants. Notre ordre ne saurait tolérer qu’un homme accomplisse le rite, déclara la voix éraillée dorénavant debout.
La Doyenne tenta de reprendre le contrôle de la réunion.
— Les filles ! Les filles ! Si tout le monde parle en même temps, on ne s’en sortira pas.
Elle souleva le bas de son masque pour se gratter le nez.
— L’heure tourne. Je dois voir le Duc ce soir, je lui glisserai un mot de la situation. En ce qui concerne ces indépendants, je pense que nous devrions réfléchir à une solution efficace, rapide et pérenne.
— De quel genre ? demanda la Sœur du Nord.
— Du genre des choses que nous savons faire ou bien réfléchir à leur intégration, répondit calmement la Doyenne.
— Ce n’est pas conforme à nos statuts, rappela l’Archiviste, qui, tout en sachant qu’elle ne les avait pas, puisqu’il s’agissait de onze volumes de plus de mille cinq cents pages chacun, triturait ses papiers à la recherche des documents en question.
— Certaines choses peuvent changer, répondit la Doyenne. L’Hinterland change, nous devons nous adapter. Je vous propose d’ajourner ce point pour poursuivre et aborder les points « Divers ».
La Doyenne crut littéralement mourir d’ennui pendant l’heure qui suivit. Elle pensa même au suicide, deux fois, pour se libérer de la litanie de points administratifs. Qui souhaitait que les lames soient dorénavant damasquinées, qui trouvait que les tabourets étaient trop lourds. La voix de l’Archiviste la sortit de sa torpeur morbide :
— Voilà qui clôt les points divers. Il nous faudra donc nous retrouver demain pour reprendre la question de ces indépendants, dans l’attente de l’entrevue de notre Sœur Doyenne avec le Duc.
La Sœur d’Outre-Terre râla :
— Une journée de plus ici ? Ce n’était pas prévu et…
— L’Ordre prendra en charge vos frais, mes Sœurs. Nous vous transmettrons le lieu de la séance de demain. Archiviste ?
Celle-ci acquiesça. Puis fit tinter trois fois le crâne-cloche.
— Litanie de sortie, dit la Doyenne dans un bâillement.
— Nous ne sommes pas la fin du monde, répondirent-elles d’une seule voix. Nous sommes la fin de ceux dont le nom est donné.
— Avant de nous quitter, il faudrait deux volontaires pour payer le portier, précisa la Doyenne en jetant une bourse en cuir qui tinta sur la table.
Deux mains se levèrent instantanément.
Fin de séance.
Les pas de la Doyenne claquaient sur les dalles de l’entrepôt. Elle était préoccupée et marchait vite. Il fallait qu’elle parle au Duc dès ce soir. Mais il était hors de question qu’elle y aille dans cet accoutrement et avec son maquillage dégoulinant. Elle allait se changer dans le petit réduit qu’elle avait repéré en arrivant.
Elle en poussa la porte, entra dans la pièce obscure et trébucha sur une masse. Un corps était allongé au sol. Une femme. Elle se baissa pour l’examiner, lui trouva un pouls et une respiration. Mais elle sentit aussi une forte odeur de pavot. Elle avait été droguée. Elle souleva la tête de l’endormie pour l’exposer à la lueur de sa torche. La femme lui disait quelque chose. Entre elles, les Sœurs n’étaient pas censées connaître leurs visages, mais la Doyenne était certaine que celle-ci faisait partie de l’Ordre.
— Bordel, faut que ça m’arrive à moi.
Elle se leva à toute vitesse, abandonnant sa Sœur inconsciente. Elle serait en retard à la réception.
Elle retourna à la cale sèche ; l’Archiviste et trois Sœurs dont la plus jeune y étaient encore. Elles rangeaient les documents de la réunion.
Quatre.
Accélérant encore le pas, elle sortit de l’entrepôt. Deux Sœurs étaient en train de charger le corps du portier dans une charrette, conduite par la Sœur du Nord.
Sept.
Il en manquait une.
La Doyenne s’avança dans une des ruelles abandonnées de Port-Noyé. Au loin, un rayon de lune dévoila une silhouette. Une Sœur, la dernière. Elle s’assura que toutes ses lames étaient à portée de main, retira ses chaussures à talons et partit en chasse, en silence.
— Ça gratte ce masque à la con, fit la Sœur en le jetant sur le tas de vêtements qu’elle avait abandonné.
Depuis le toit du petit bâtiment contre lequel l’intruse s’était appuyée, la Doyenne observait en silence. C’était une femme grande, un peu plus âgée qu’elle. Il émanait d’elle une impression de chaos, mais surtout de danger. Oui, cette femme était très dangereuse. Elle le savait d’autant plus qu’elle était elle-même une personne létale. Prédatrice reconnaît prédatrice, lui disait toujours sa mentrice. Même si, pour l’instant, l’autre parlait toute seule en farfouillant dans une alcôve du mur :
— Ok, ok, de toute évidence, ce ne sont pas ces crétines masquées qui m’avaient envoyé Kodiak. Retour à la case départ.
La Doyenne comprit alors que le tueur avait été engagé pour s’occuper de cette femme. Qui avait eu le dessus.
Mortellement dangereuse.
Au loin, les trois beffrois de Porte-Sud sonnèrent. La Doyenne serait vraiment très en retard.
Au bout d’un certain temps, après force efforts et jurons, la joue plaquée contre le mur rongé par le sel, la femme finit par sortir un paquet de l’orifice. Il s’agissait d’un hideux manteau qui emballait un cruchon de vin. Elle enfila le premier, ouvrit le second, but une gorgée puis s’essuya la main sur sa manche. Elle reprit la parole à haute voix :
— Bon ? Vous avez prévu de descendre pour qu’on s’entretue ? Ou vous préférez vous la jouer chat de gouttière toute la soirée ?
La Doyenne souffla. Et se laissa tomber souplement dans la rue. Juste en face de la femme, qui lui sourit.
— Vous allez devoir rajouter un point à l’ordre du jour de demain, on dirait.
Son sourire ne la quittait pas.
La Doyenne la haït instantanément et viscéralement.
Une lame jaillit de l’ample manche de sa robe en direction de la gorge de la femme. Celle-ci réagit avec une vitesse tout bonnement hallucinante : elle dévia la lame du dos de sa main gantée, pivota légèrement le tronc et frappa en même temps de son autre poing les côtes de la Doyenne. Celle-ci accusa le coup et fit un pas en arrière en toussant.
— Mais bordel ! Je pensais qu’on était sœurs maintenant, dit la femme, affectant d’être déçue.
Elle souriait toujours. Les deux se tournèrent autour, quelques pas, en un menuet silencieux et potentiellement mortel.
— Vous êtes cette Buse, c’est bien ça ? Elle n’aurait pas pu cracher son nom avec plus de mépris.
L’autre lui fit un clin d’œil et passa lentement les mains sous son manteau. La Doyenne ne la pensait pas armée, mais elle se tendit légèrement. Elle reprit :
— Nous n’avons rien à voir dans le différend qui vous a opposée à ce Kodiak.
— Oui, je l’ai compris. C’est ce qui vous a permis de finir votre petite mascarade en vie. Mais… c’est vous qui avez commencé !
Sa main sortit de sous son manteau et elle tenta de poignarder la Doyenne. Celle-ci coinça la garde de sa dague dans celle de son adversaire et, d’une rotation du poignet, la désarma tout en lui assénant un coup de pied dans l’estomac. Cette dernière recula, pliée en deux en brandissant le masque qu’elle avait réussi à lui retirer pendant l’échange.
La salope ! Pesta la Doyenne.
La Buse se redressa, et eut un sourire étonné en découvrant le visage de son opposante :
— C’est vous la Doyenne ? Mais vous avez quoi ? Quinze ans ?
La Doyenne, qui avait vingt-deux ans, ne releva pas. Elle devait en finir avec cette emmerdeuse. Vite.
Outre ses aptitudes de tueuse, ce qui avait fait d’elle la plus jeune Doyenne de l’histoire presque millénaire des Sœurs, c’était sa capacité à analyser une situation en un instant, afin de permettre à son ordre de l’exploiter à son profit. Un instinct politique et un opportunisme de requin, froid et efficace.
Elle se recula donc légèrement en présentant les paumes de ses mains en signe de paix, puis dit :
— Ce soir, vous avez assisté à une cérémonie secrète des Sœurs, et selon nos rites, je devrais vous tuer pour cela.
La Buse leva les yeux au ciel, pas tout à fait impressionnée.
— Mais comme vous l’avez sûrement entendu, notre Ordre traverse une crise assez importante. Vous semblez avoir un certain savoir-faire. La Doyenne devait reconnaître que cette garce était très forte. Trop ? Mettons que j’oublie votre sacrilège, nous n’avons aucune raison de nous affronter. Hormis le fait que tu sois une pouffe prétentieuse. Que diriez-vous de réaliser des prestations en notre nom ?
— Genre une Sœur, avec le masque et toutes les conneries d’Arbre ? Merci, ma cocotte, mais non merci !
La Doyenne eut un petit rire méprisant. « Ma cocotte » ? Je t’ouvrirais l’estomac pour ça, ordure. Elle répondit d’un ton mielleux parfaitement condescendant :
— Oh non ! Bien sûr que non, voyons ma chère. Les Sœurs sont choisies parmi les plus nobles familles de l’Hinterland. Je ne crois pas que cela soit votre cas ? Non ?
La Buse hocha légèrement la tête, un sourire en coin traversant son visage :
— Si tu savais, ma grande.
Ma grande? Je te tuerais donc deux fois.
— Non. Je vous propose simplement d’inaugurer ce principe de… Elle hésita. De franchise, que nous avons évoquée durant la réunion. Vous n’étiez pas celle qui a dormi tout du long, non ?
La Buse secoua la tête lentement.
— Qu’est-ce que j’ai à y gagner ? demanda-t-elle en s’accroupissant. Toujours sans quitter la Doyenne des yeux, elle faisait jouer la pointe d’une dague, apparue comme par magie, sur les pavés émoussés de la ruelle. De petites étincelles ponctuaient son geste.
— Vous pourrez continuer votre activité sous notre protection. Nous n’interférerons pas, tant que vous respecterez notre Charte. Vous êtes libre de choisir vos prestations, de fixer vos tarifs, et je vous confierai certaines tâches. Personnellement. Je n’ai pas d’autres conditions.
— Qu’est-ce que vous, vous y gagnez ? demanda la Buse, en se redressant et en inclinant la tête.
Les deux étaient assez rusées pour comprendre qu’un accord s’approchait.
— Un pourcentage sur vos prestations. La possibilité d’étendre nos champs d’action tout en nous affranchissant de la lourdeur de certaines procédures. Puis je t’égorgerai quand nous serons lassées, et que le nom des Sœurs sera un peu redoré. C’est gagnant-gagnant, non ?
La Buse réfléchit quelques instants, en jouant avec son couteau. Elle n’avait pas lâché la Doyenne des yeux. Et cette dernière tentait de lui renvoyer un regard le plus affable possible. Réfléchis tant que tu veux, garce, mais refuse et nous te crevons. Accepte et je te crèverai aussi.
Au bout d’un moment, la Buse s’immobilisa et dit :
— Ok. Mais vous ne devez pas en parler à toutes vos copines masquées avant ?
— Ne vous occupez pas de cela.
— Et pas plus de dix pour cent de commission.
— Vingt.
— Quinze, ou on continue à s’entretuer. Et je gagne à la fin, répondit la Buse qui fit aussitôt apparaître une nouvelle lame dans sa main.
Comment fait-elle?
— Va pour quinze, dit la Doyenne en soufflant.
La Buse lui tendit la main. Mais la Doyenne reprit :
— Oh, nous scellons toujours nos accords par le sang. Moi avec votre lame, vous avec la mienne.
C’était totalement faux, les accords étaient garantis par des contrats cachetés en trois exemplaires, mais elle avait très envie de se payer cette Buse avant de la quitter.
Cette dernière présenta sa dague à la Doyenne, qui s’entailla la paume de la main. Puis, en retour, elle tendit son petit poignard à la Buse. Elle fit glisser la lame jusqu’à ce que du sang perle et adressa un clin d’œil et un sourire en coin à la Doyenne. Souris connasse, avec la dose que j'ai enduite sur ma lame, tu dormiras dans quelques secondes.
Elles se serrèrent la main, leurs doigts poisseux de sang.
— Bien, voilà qui est fait, dit la Doyenne, de son air le plus hypocrite. Vous m’excuserez, chère « collègue », mais je suis attendue chez le Duc Crèvecœur. Je ne vais donc pas pouvoir m’attarder. Mais je te ferai les poches quand tu dormiras et je saurai qui tu es, vraiment. Et en prime je te masserai les côtes avec mes talons. Je vous contacterai sous peu pour engager notre… collaboration.
— On fait ça, ouais, dit la Buse, qui s’éloignait déjà dans la ruelle, d’un pas légèrement chancelant.
La Doyenne, la regarda s’éloigner. Elle ramassa son masque, puis elle s’adressa doucement à l’obscurité.
— Vous avez tout entendu ?
— Oui, répondit la jeune Sœur, toujours tapie dans l’angle depuis lequel elle avait observé toute la scène.
— N’en parlez pas aux autres. Pas encore. Les choses changent trop vite pour elles. Et surtout, tiens bien ta langue petite sœur, ou tu risques de te réveiller morte un de ces matins
— Bien. Et la jeune Sœur disparut.
La Doyenne mit les mains sur les hanches et continuait d’observer la Buse qui s’éloignait. Tout son côté droit désormais amorphe. Le poison agissait. Très lentement, toutefois. Tu devrais déjà ronfler grognasse, qu’est que tu attends ?
Comme si elle l’avait entendu, la Buse, qui était à une trentaine de mètres maintenant, et qui chancelait de plus en plus, se retourna.
De sa main gauche, elle referma tous les doigts de son autre main, totalement flasque dorénavant, à l’exception du majeur. Elle s’aida de son bras valide pour brandir sa main morte en direction de la Doyenne. Elle lâcha finalement son bras « mort », qui ne l’était pas, et transforma son geste insultant en salut de la main. Elle fit une révérence, puis repartit en gambadant.
Pétasse !
Immunisée. J’aurais dû m’en douter.
La Doyenne sourit. Elle allait adorer haïr cette Buse.
Les talons de la Doyenne claquaient sur les pavés ; elle marchait vite. Elle serait très, très en retard à la réception, et son père, le Duc de Crèvecœur en serait mécontent. Elle approchait de l’allée des Justes. Comme à son habitude, Porte-Sud, la nuit, était pleine de vie et d’animations. La rue grouillait de marchands ambulants, de fêtards et de personnes dangereuses.
Le palanquin qu’elle avait réservé plus tôt pour la conduire au palais ducal l’attendait. Il était porté par deux hommes qui travaillaient en indépendants. Ils étaient moins chers et plus arrangeants que la Compagnie des Trois Ducats, qui assurait tous les transports depuis des années à Porte-Sud.
Les temps changent.
Et il fallait s’adapter.

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