Chapitre 2
Layla
Je finis par rentrer à la maison, épuisée par cette première journée. Heureusement pour moi, Monsieur Boukhobza a eu la gentillesse de nous libérer après la réunion de présentation de l'équipe soignante, ce qui m'a permis de pouvoir éviter Chahine toute la matinée. J'en ai alors profité pour faire un petit tour à la bibliothèque et réviser. Même si je sais au fond de moi que je ne pourrai pas éternellement l'esquiver.
J'insère vivement ma clé dans la serrure de la porte d'entrée. Je franchis ensuite à peine le seuil que la voix stridente de ma mère, en provenance du salon, m'interrompt dans mon mouvement :
- Layla ! C'est toi ?
- Oui ! je déclare, euphorique à l'idée d'être pour une fois bien accueillie.
Cependant, la joie que je ressens n'est que de courte durée.
- Tu es bien passée faire les courses comme je te l'ai demandé ?
Mince.
Les courses.
Avec tout ce qui s'est passé, j'ai complètement oublié.
- Oh non, maman... je lui rétorque alors avec prudence. Je suis désolée, j'ai oublié !
- Quoi ?
Un silence pesant s'ensuit.
Je profite de ce moment de répit pour me déchausser et placer mes bottes en cuir dans la penderie, la gorge serrée. J'appréhende la réaction de ma mère. Parce que je sais que je viens de lui donner l'excuse parfaite pour passer ses nerfs sur moi. C'est ce qu'elle fait toujours, lorsqu'elle est en colère. M'insulter, m'humilier... Alors je me contente simplement d'encaisser. Encaisser tout en priant pour qu'un jour, elle se rende compte que la violence n'est pas toujours la solution aux problèmes. Surtout à ses problèmes. En même temps, qu'est-ce que je pourrais bien faire d'autre ?
Comme prévu, la seconde d'après, elle descend en furie de l'escalier en marbre pour me rejoindre. De ses prunelles couleur noix écarquillées, celles dont j'ai héritées, elle me scrute alors d'un air ahuri :
- Dis-moi que c'est une blague ! Je t'ai envoyé un message, Layla ! Un message !
Je lève les mains en l’air en signe de reddition pour essayer de tempérer la situation :
- Je sais maman, je sais ! Je suis vraiment désolée, mais...
Elle ne me laisse pas le temps d'achever ma phrase qu'elle revient alors instantanément à la charge, haussant la voix cette fois :
- Mais je m'en fiche de tes excuses, Layla ! Je m'en fiche, tu entends ?
Elle passe sa main dans ses courts cheveux, couleur marron à l'origine, mais ayant tiré vers le gris avec l'âge, avant de lâcher un soupir d'exaspération :
- Bon sang, Layla ! Tu crois que ce sont tes excuses qui vont remplir le frigo, peut-être ?
- Non, bien sûr que non... je tente encore une fois d'apaiser.
Elle continue cependant de hausser la voix, me délivrant au passage un début de migraine absolument insupportable.
- Mais qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? Avoir une fille aussi inutile ! Idiote ! Imbécile !
Elle se met à énumérer toutes les insultes possibles et inimagineables en arabe, sa langue maternelle. Ma mère est originaire d'Algérie. Elle a effectué ses études à Constantine, – des études de gestion et de comptabilité –, avant de rencontrer mon père en France et de s’installer à Paris, loin de sa famille. Je l’ai beaucoup admirée pour cette raison, – et je l’admire toujours –, mais je crois qu’au fond, elle n’a jamais été heureuse dans ce choix qui n’a pas vraiment été le sien. Ce qui peut expliquer sa frustration. Et sa facilité à m’en vouloir dès que je déroge à la moindre de ses demandes. Même si ça ne justifie en rien le manque de respect dont elle fait preuve à mon égard.
Pourtant, je fais toujours de mon mieux pour la satisfaire. Je m'occupe de la majorité des tâches ménagères, à la maison, quitte à parfois mettre en péril mes résultats scolaires. Je crois que ça a d'ailleurs failli me coûter mon classement, cette année. Mais ce n'est jamais assez. Peu importe l'énergie que je peux dépenser dans le travail, mes efforts ne sont jamais à la hauteur de ses espérances. Alors qu'elle traite Wiam, mon petit frère de douze ans, comme la prunelle de ses yeux. Sans qu'il n'ait à lever le petit doigt, bien évidemment, parce que sinon ce n'est pas drôle.
Je réprime un soupir de frustration, de crainte d'envenimer la situation, et je finis par la contourner pour remonter dans ma chambre, la laissant rouspéter seule à mon sujet. Ça ne sert à rien de tenter de la raisonner, dans ces moments-là. La seule chose que je risque de gagner, c’est une gifle en pleine figure. Et je ne tiens pas à passer la soirée à tenter de dégonfler mon visage écarlate et enflé par la douleur.
* * *
- Layla ! Allez, lève-toi !
Je cligne des paupières pour lutter face à la lumière ardente du soleil matinal et découvre deux grands yeux verts rivés sur mon visage.
- Wiam ?
Mon petit frère se tient debout au-dessus de moi, les joues enflées, comme s'il venait lui aussi de se réveiller.
- Viens jouer avec moi, Layla !
Je me lève alors spontanément d'un bond pour le chasser de mon lit.
- Aïe ! Hé ! Ça fait mal !
- Commence déjà par aller te rincer, espèce d'impatient !
- Quoi ? s'indigne-t-il. Non, j'ai pas envie ! J'aime pas me laver !
Je le toise alors et rajoute d'un ton autoritaire :
- Pas de douche, pas de jeu, Wiam. Tu me connais.
Il me fixe un instant, comme pour jauger sa possibilité de me faire changer d'avis, avant de finir par plier.
- Bon, d'accord... marmonne-t-il dans sa barbe inexistante.
Je le gratifie alors d'un sourire avant de lui ébouriffer ses cheveux couleur miel :
- Je sais que tu n'aimes pas ça, mais crois-moi, je fais ça pour ton bien.
Puis je l'observe quitter ma chambre à pas feutrés.
Ma mère a beau le dorloter, Wiam sait que dans mon cas, je ne le ménagerai pas. Non pas par jalousie, comme certains s'amusent à le clamer, mais justement parce que je ne veux pas le rendre pourri gâté, et encore moins assisté. Je ne veux pas qu'il soit exempt des valeurs morales et spirituelles qu'on m'a inculqué seulement parce que c'est un garçon. Et s'il faut parfois se montrer ferme et le contrarier pour y arriver, je le ferai sans hésitation.
Je m'empresse d'appliquer mes propres conseils d'hygiène avant de dévaler les escaliers pour rejoindre la cuisine, et je réprime alors un soupir de soulagement en constatant que ma mère ne s'est pas encore réveillée. Pas de cris à subir dès le matin.
Seul mon père est assis autour de la table, une tasse de café dans la main, un journal dans l'autre. Lorsqu'il remarque ma présence, il se redresse alors, avant de me décocher un sourire discret.
- Salam papa !
- Aleykoum salam ma puce, bien dormi ?
J'opine du chef avant de m'asseoir à ses côtés.
Mon père s'est converti à l'Islam un peu après avoir rencontré ma mère. Par conviction, évidemment, pas par amour, comme il aime à le rappeler. Il a toujours été fasciné par la religion, depuis son voyage en Turquie dans le cadre de son travail d'informaticien, à Istanbul plus précisément, où il a pu visiter la grande mosquée Sainte-Sophie qui l'a vraiment émerveillé. Je me souviens encore de sa manière de nous décrire la façade, aussi somptueuse que celle d'un palais, ainsi que les lustres en or ornant la salle de prière à l'intérieur. Sa rencontre avec ma mère quelques mois plus tard a alors été un déclic pour lui, le déclic de sa conversion.
- Alors, comment s'est déroulée ta première matinée de stage ?
Il me pose cette question tout en plongeant ses prunelles émeraude sur moi. Les mêmes que celles de Wiam. Celles dont j'ai toujours secrètement rêvées d'hériter.
- Ça va, je lui réponds spontanément. Le chef est gentil et je n'ai pas eu de souci avec mon calot.
Je ne lui parle évidemment pas de ma petite altercation avec Chahine, au risque de l'inquiéter.
- Al-Hamdullilah, me répond-il avec un second sourire. Tu n'as pas stage aujourd'hui ?
Je nie de la tête.
- Non, c'est seulement deux fois par semaine dans ce service.
- D'accord, je vois. En tout cas, sache que je suis fier de toi, ma fille.
- Merci papa, je murmure alors, émue.
Il faut dire que mon père est souvent absent de la maison à cause de son travail prenant, alors le peu de fois où je reçois des compliments, je tente de les chérir au mieux. Parce que ce n'est certainement pas de la part de ma mère que je recevrai des félicitations.
* * *
Après avoir un peu joué avec Wiam, – une partie de Fortnite comme il en raffole –, j'ai décidé de me rendre à la faculté pour mon cours d'anglais. Rym, ma cousine maternelle et également étudiante en école vétérinaire à Constantine, m'a ensuite proposé de m'emmener dans son restaurant italien préféré pour déjeuner. Elle ne me rend pas souvent visite, alors même si je suis censée faire attention à ma ligne, – légère prise de poids liée au stress du concours oblige –, je ne me suis pas faite prier pour accepter.
- Mais Layla, cette histoire est juste dingue !
Je n'ai pas pu m'empêcher de me confier à elle sur ma petite altercation avec Chahine.
- Je ne te le fais pas dire...
Je laisse échapper un soupir de frustration, avant d'ajouter :
- J'avais hâte de commencer ce stage, mais maintenant je suis juste angoissée à l'idée d'y retourner...
- Quoi ?
Elle me fixe un instant, de ses prunelles marron écarquillées, avant de me dévisager :
- Oh Layla ! Tu ne vas quand même pas te laisser abattre pour si peu !
Je hausse les épaules nonchalamment.
- Pourquoi est-ce que tu dramatises autant ? surenchérit-elle en constatant ma moue.
Parce que c'est littéralement ce que ce Chahine fait : dramatiser.
- Moi, je suis certaine que ça va finir par s'arranger ! Fais simplement comme si de rien n'était.
Je laisse échapper un second soupir malgré moi avant d'avaler une bouchée, sous les yeux ennuyés de mon interlocutrice qui continue néanmoins de tenter de me rassurer.
- Et puis, on dirait tellement un coup du destin ! ajoute-t-elle alors d'une voix enjouée.
- Quoi ?
J'arque un sourcil, incrédule.
- Mais oui, Layla ! Peut-être que ce garçon est ta future âme sœur !
Sur cette remarque, je ne peux m'empêcher de rouler des yeux.
Rym a toujours été de nature très fleur bleue. Entre les bouquins excessivement romantiques et les séries à l'eau de rose qu'elle a consommés tout au long de son adolescence, elle a développé cette manie de voir des signes du destin absolument partout. Et pour être honnête, ça a parfois le don de m'agacer. Parce que s'il y a bien une chose à laquelle je n'ai pas envie de penser, c'est la perspective de me marier. Même s'il n'est pas parfait, j'apprécie suffisamment mon quotidien pour ne pas vouloir le chambouler. Et j'ai des aspirations que je ne suis pas prête à laisser tomber.
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