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La magie du chaos tient exclusivement à un fait particulier. Lorsqu’il se conjugue dans des dimensions astrales, il s’organise de lui-même autour de la théorie du tout pour alimenter l’anarchie des genres, la vérité sur les valeurs mathématiques et notre souhait profond de donner du sens à tout ce qui nous entoure. Le seul problème, c’est que ce modèle qui prend son essence dans l’universalité des choses n’est en rien applicable au sujet traité ici. Le Cosme délimité par les quatre murs de cette piaule, ou plus communément appelé chambre d’hôtel, est bien loin de représenter ce qui devrait être le condensa du modèle scientifique pour expliquer le tout. En d’autres termes et dans ce cas présent, ce spectacle du grandiose que nous attendons tous lorsqu’un texte nous parle de la fameuse théorie universelle s’effondre aussitôt dans un trou noir. La théorie du tout implose pour laisser place à ce que nous, humains, nous considérons encore aujourd’hui comme étant la seule vérité sur le chaos, c’est-à-dire un beau bordel sans nom.

La chambre d’hôtel où nous trouvons est sens dessus dessous. Dans un coin du mur, le souffle de la climatisation fait danser devant la grille d’aération de fines lames de tissus gris dans un vrombissement sourd et discret. Entre deux battements d’air, une mouche sort de la bouche d’aération. En faisant abstraction de toutes les odeurs dans le fond de l’air pulsé, l’humidité embaume les lieux. Il n’y a pas de fenêtres. Derrière des panneaux translucides, des néons diffusent une lumière laiteuse d’aube claire. Sur le bureau en face du lit, les restes d’une dizaine de repas se fossilisent dans le fond d’assiettes en bakélite noire. Sur l’une d’elles, la Musca Domestica, ou plus communément appelé mouche domestique, se rassasie de ces restes encore comestibles pour un diptère, car à supposer que cet insecte soit doté d’une sensibilité, voire d’un libre arbitre, nous ne devons pas nous fermer à l’éventualité que la mouche, comme tout être vivant sur cette planète, possède un sens du goût qui l’amènerait à choisir un aliment plus qu’un autre dans l’accumulation de victuailles qui pourrissent dans le fond de ces assiettes entassées. Quoi qu’il en soit, la mouche semble prendre du plaisir à ce qu’elle fait. Elle aspire, elle suce, elle se frotte les pattes avant puis celles de derrière dans un va-et-vient de balancelle jusqu’à en oublier la raison du verbe rassasier puis, elle s’envole en dessinant dans l’air humide de grands cercles. L’oisiveté d’un repas frugal lui ferait presque oublier les lois de la gravité. Elle titube. Elle zigzague jusqu’au lit dans le bruit nasillard d’un battement d’ailes desynchronisé.

Au-dessus du bureau, il y a la projection d’une image en mouvement. À vue de nez, c’est l’heure du dernier flash info, les dernières nouvelles fraîches que dilue le consortium à tous les habitants du projet. Ce matin, le journaliste informe les habitants du risque de la possible mise en perturbation de l’assainissement de l’air.

« En effet, une tempête de cendre a obstrué les principaux filtres éther que le projet utilise pour purifier l’air. Le consortium a conscience du risque sanitaire et soyez sûr que nous mettons tout en œuvre pour remédier au problème le plus rapidement possible. Nous conseillons à tous les habitants du projet de se tenir prêts pour une éventuelle utilisation de leur respirateur personnel[1] ».

 Le journaliste se veut rassurant. Il accroche un léger rictus sur le côté droit de son visage légèrement maquillé à la poudre brune. Posant un silence sur sa voix, il reprend « un autre sujet maintenant, et qui nous touche tous. Le consortium a décidé de mettre en production les Androïdes pour le plus grand nombre. Les premiers tests effectués en grandeur nature ont été concluants. D’une source non officielle, on nous rapporte que c’est la diminution inévitable du nombre de conditionné pour servir le projet qui pousse le haut conseil du consortium à penser à une alternative non humaine, mais c’est aussi et surtout à cause des relations de plus en plus difficiles que nous entretenons avec les milices. Nous sommes obligés de repenser l’approvisionnement en main-d’œuvre, dont le projet à besoin. En face, on se félicite. Je vous laisse entendre le témoignage de Melle Todorova.

“C’est une avancée pour les droits des conditionnés à vivre comme les autres, je suis heureuse de voir que le consortium a enfin entendu raison. Il ne reste plus maintenant qu’à connaître les conditions de leur libération. Qu’allons-nous faire de ces gens ? Qu’est-ce que le consortium est prêt à mettre en œuvre pour les accompagner ? Ce sont maintenant ces questions qui sont au centre des enjeux sociétaux de notre communauté. Le consortium doit avoir un réel projet pour eux”.

Une réelle avancée, c’est vrai, s’exclama le journaliste en souriant. Pour aider ceux qui le souhaitent, le haut conseil a déjà voté le déblocage d’une enveloppe de plusieurs trillions de Deullars pour accompagner ceux qui décideront de se séparer de leurs conditionnés. Cette aide sera donnée sous forme d’une prime à la reconversion. À ce sujet, la société Biggle met en jeu une centaine d’androïdes de servitudes dans sa grande tombola annuelle. Cette année elle aura lieu un peu plus tôt pour vous faire profiter plus rapidement des avancées technologiques qu’elle fait, tous les jours, pour améliorer la vie des occupants du projet. Petite information pratique : comme toujours, vous trouverez les tickets en vente dans toutes les bonnes échoppes de votre district. Sur cette information de notre partenaire, je vous souhaite un bon cycle et je vous retrouve demain pour de nouvelles informations. Le flux d’image s’interrompit aussitôt pour laisser place à des clips vidéo de musique.

La mouche n’avait toujours pas terminé son vol d’essai. Le proventricule rempli à ras bord, elle n’était qu’à la moitié de son parcours. Sur le trajet, elle posa les pattes sur une bouteille de bourbon couchée par terre, juste avant de se repaître des gouttes de sueur qui dégoulinaient du visage d’Espuma.

Un grand clac résonna dans la chambre.

Espuma, c’est l’homme à l’origine du chaos ambiant et accessoirement celui qui fut aussi à l’origine du drame insecticide qui se déroula sous la plume de l’auteur, de l’arrêt brusque de l’avancée épique de notre mouche dans sa recherche du connaître tout sur l’art de la table. À la première démangeaison, et cela même si Espuma dormait profondément, il écrasa d’un plat de main sur son front la ventripotente mouche qui avait juste eu le temps de lire dans la ligne de vie de son assassin le trépas imminent. Malgré la violence du choc qui sublima instantanément la mouche, Espuma ne se réveilla pas.

Sur le projet, Espuma était un Kamelot, et en dehors de tout ce qu’on ne sait pas, c’était officiellement la seule profession autorisée à sortir du projet sans laissez-passer. Et à voir comment le Kamelot Espuma est affalé sur son lit, il n’est pas prêt d’émettre un souhait sur une éventuelle envie d’ailleurs. Comme s’il n’avait pas dormi depuis une décennie, il ronflait à réveiller une armée de morts vivants, la main droite calée dans le fond de son slip Kangourou orange à liseré bleu. Ce matin, son interprétation très personnelle du chaos ne résistera pas longtemps à l’inconnu qui, de l’autre côté de la porte, tambourine dessus comme si sa vie en dépendait. Espuma ouvre un œil. Pour le gauche, il attendra un peu. Au réveil, ouvrir les deux yeux en même temps, ça pouvait lui foutre en l’air le peu de sérénité qui lui restait. Le bruit est insoutenable. Ça tambourine autant sur la porte que dans sa tête. Espuma soupire. La fête de la veille avait le goût amer de la besogne accomplie sérieusement dans le sens du devoir. Avec l’habitude, il sait qu’il n’a pas à chercher dans ses souvenirs une bribe d’histoire à se raconter pour se souvenir de la soirée d’hier. C’était peine perdue depuis qu’un chirurgien lui avait remplacé une bonne partie de l’hémisphère droit de son crâne par une plaque de métal et quand on parle de cette profession qui sauve des gens, Espuma avait certainement dû passer entre les mains expertes d’un carrossier en reconversion, certainement très bon carrossier de son état, voire le meilleur carrossier de tout le projet, mais un piètre chirurgien qui avait mal ajusté la prothèse contre son crâne avec pour conséquence que lorsqu’il y avait du bruit, toute sa caboche rentrait en résonance avec l’impression que ce qui lui restait de cervelle était en train de griller lentement dans un micro-ondes. Le bruit et de surcroît à jeun, c’est ce qui réveillait la douleur presque à chaque fois. Discrète en temps normal, elle devenait une raison suffisante pour flinguer tout dans un rayon de cent mètres à la ronde.

La plaque dans le crâne, c’était la preuve irréfutable que Espuma avait dû être un peu trop gourmand au court son dernier contrat, mais ça, il ne s’en rappelait pas. De ce qu’on lui avait dit, il s’était fait matraquer la tête à coups de crosse de revolver pour un contrat qu’il n’avait pas réussi à mener jusqu’au bout. Depuis ce jour, Espuma n’avait été que l’ombre de lui-même. Il n’avait rien oublié de sa vie d’avant, et c’est pour ça qu’il buvait. Le pistolero qu’il était devenu en enchaînant avec succès une bonne quarantaine de contrats avait changé. Espuma : porte-flingue sans grande envergure, disait-il aujourd’hui lorsqu’il se présentait à un inconnu qui l’alpaguait entre deux gorgées de bourbon sur le zinc d’un bar malfamé. Il était encore bien le seul à se rappeler ce qu’il avait été par le passé, parce que dans ce métier, on avait vite fait de se faire remplacer par un autre, jusqu’à se faire voler son identité et sa notoriété par plus fort que soit. Dans cette affaire, la seule vraie consolation était d’avoir depuis peu retrouvé son revolver ; la fameuse arme contondante utilisée pour lui défoncer le crâne comme il avait pu le lire dans le rapport d’enquête. Avec beaucoup d’ironie, son agresseur lui avait embouti la boîte crânienne avec le seul outil de travail pour lequel un Kamelot voue un culte. Pour avoir cette idée, il ne faisait nul doute que c’était quelqu’un de la profession qui avait fait le travail, mais Espuma n’avait plus aucun souvenir de son agresseur. Quand il avait des moments de doutes, il parlait à son arme comme on discute avec un vieil ami. Ça avait au moins le mérite de lui rappeler le bon vieux temps et de le rassurer sur un point en particulier : Espuma avait la tête dure. Preuve en est, l’os avait rayé la crosse de son revolver, à sa base.

[1] Un badaud publicitaire défile sous le buste du journaliste : « Venez profitez des dernières améliorations du tout nouveau respirateur Biggle. Il reconditionne l’air deux fois plus vite que la version précédente. Le tester, c’est adopter la nouvelle référence du confort »

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