... il faut bourrer

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- Nous vivons une époque où, en pensée générale et capacités cognitives, l'imagination prétend de plus en plus détenir, et même détenir seule, le pouvoir législatif lui-même et ne traite plus la raison que comme une simple exécutante de ses volontés. Ainsi, je vous le dis et redis, il est envisageable que, du déterminisme à l’abstraction déontologique de l’éthique métaphysique, la crise que nous traversons tous, matérialise les résurgences du Dasein de l’État de nature. Par empirisme, et si j’oserais dire, idéalisme du prédicat quantique, les interférences médiates nous mènerons à plus forte raison vers…

- Oh la ferme !

Reyes se prend la tête dans les mains. Des heures que cette logorrhée coule et s’écoule, et jamais, cet androgyne au sclap couleur algue, n’a marqué la moindre attention de cesser son interminable phébus amphigourique. D’ailleurs, personne n’a toujours compris la raison qui l’a poussé à embarquer sur le Layor.

L’ex-capitaine se radosse contre le mur humide de sa geôle de fortune. À côté, Anorax jusqu’alors assoupi, ouvre un œil. Par solidarité, grande gueule et aussi, aversion pour le nouveau capitaine, le canonnier a choisi de joindre l'ancien dans sa détention.

- C’est inutile, dit-il. Vous l’arrêtez une dizaine de secondes et ça reprend comme en charentaise. Laissez, vous allez finir par vous habituer à son soliloque. Je n'y fais même plus gaffe. 

Il dit vrai, car déjà, le philosophe de l’espace reprend. Reyes étouffe un juron, d’un coup de nuque sur la tôle, contemplant, absent, leur cellule pour la énième fois.

Deux couchettes pour trois, une cuvette datée, des parois semi-transparentes électrifiées et blindées, pour le plus grand déplaisir des matons improvisés, chargés de les surveiller. Deux gros benêts, chaque jour toujours plus mal fagotés, qui les contemplent d’un regard vide. Ô joie.

Une main perdue dans sa barbe emmêlée, il songe à son équipage, son navire. Il a perdu le fil du temps depuis qu’il s’est retrouvé enfermé ici-bas. Au moins l’amiral, dans sa grande mansuétude, avait réaménagé les cellules d’isolement. Loin d’avoir servies jusqu’alors, elles s’étaient soudain retrouvées plus froides, grises et déprimantes, que lorsque les gâte-sauce y faisaient pousser leurs ignames pleines de croûtes.

Une nouvelle commotion manque d’envoyer tout ce petit monde découvrir une variante du lèche-vitrine.

- Bon sang ! jure Reyes en se relevant. Qu’est-ce qu’ils fichent aux commandes ? Cinq fois en trente minutes qu’on est ballottés de bâbord en tribord.

Rassis, Anorax fait la moue, puis devance la “réponse” de leur compagnon d’infortune.

- Mes avis, cap’taine qu’on est arrivés dans la nébuleuse de Laomédion…

- Je ne suis plus votre capitaine !

En son for intérieur, Reyes est pour la première fois vraiment, dans cette expédition, béni par l’inquiétude. Et s'ils ne s’en sortent pas ? Et si tout ce que l’Histoire retiendra de lui sera un vieux soulard, touché par la disgrâce et l’étreinte du vide, alors qu’il est sur le trône ? Il ne peut l’accepter !

Il gagne la porte vitrifiée et toque à la seule partie inoffensive.

- Vous, là ! Oh ! tonne-t-il à l’adresse des deux geôliers blasés. Je dois parler à l’Amiral ! Mettez-moi en communication avec lui !

Les deux hommes se regardent.

C’est tout.

Ils ne disent rien, ne bougent pas, se regardent seulement en parfait bovins crétins qu’ils sont. De dépit, Reyes en frappe la paroi électrifiée et donc finit convulsant sur le sol, assommé en prime d’un nouveau phébus sur les bienfaits électrostatiques.

Voilà qui dégrippe les gardes de leur extase béate. Ils en auraient presque ri, si, précisément à cet instant, l’autre porte qu’ils sont supposés garder, n’avait pas été expulsée de ses gonds. Le plus proche de l’entrée se retourne, pour se voir faucher nombril et tripes d’un coup de pied éclair. D’une poussée supplémentaire, Keaya l’envoie faire un plat sur la cellule vitrée.

- Ho là ! Qui êtes-vous pour… commence son collègue.

Un poing métallique traverse la trouée, écrase pif, incisives et globes oculaires, avant de se rétracter vers son propriétaire. Leone ne lui accorde pas plus d’attention, le maton étant déjà dans le sirop, la tronche en vrac.

- Cette fois, c’est la bonne, dit Keaya effleurant la surface électrique. Ack ! Comment on fait pour démolir ce truc ?

- On ouvre la porte, c’est tout, répond Léone à la recherche d’une carte d’accès ou d’une clef éventuelle.

De l’autre côté de la paroi, Reyes, en partie rétablie, secoue la tête. Intérieurement, il jubile de suffisance.

- C’est inutile, déclare-t-il. L’accès ne dépend que du bon vouloir de l’Amiral. J’apprécie vos efforts et votre coopération, mais il n’y a rien que vous puissiez faire de plus. Ce vitrage est conçu pour résister au pire des…

- Reculez-vous.

- Hein ?

Les rouages du bras mécanique s’affolent et, bien que dubitatifs, les deux tiers des prisonniers se plaquent contre la paroi opposée. Et bien bon leur a pris, car la seconde suivante, la cloison blindée vole en éclats.

- Jarnibleu ! jure même Anorax, tandis que la main métallique retourne se visser sur l’avant-bras de leur sauveur anachronique.

- Résistez à quoi, vous disiez ? ajoute Keaya, une épaule appuyée contre les ruines de la cellule.

Béat, Reyes tousse une vague réponse, presque vexé d’une telle facilité d’évasion. Ah, que dira l’Histoire de lui, après ça ? Sauver du jugement d’un coup de poing nonchalant ? Très peu pour lui. Il est temps de reprendre le contrôle.

- Très bien ! déclare-t-il, lissant sa barbe crasseuse. Je vous remercie de votre coopération, à présent nous allons reprendre la liberté qui nous a été…

- Stop, stop, mon grand, l’interrompt derechef Keaya. Votre équipage ne vous a pas attendu pour ça. Nous avions l’ordre de vous ouvrir et éventuellement…

- Keaya, dit son compagnon, regard lourd de sens, incendiaire sur les bords.

- … de… de vous ouvrir et vous donnez ça, reprend la jeune femme, après un silence.

Elle tend une paire d’énormes bésicles, parcouru de mollettes en tous genres. Reyes s’en saisit, mais hésite à les enfiler autour de son crâne, une question au bord des lèvres.

- Mettez-les et gagnez la timonerie, dit Leone. Il est bientôt l’heure. Nous avons fini.

- Fini ?

CLONG

Les lumières blafardes s’éteignent. Reyes a compris, à l’inverse du canonnier, qui peste contre la galaxie et surtout Almira, qui l’a négligé dans cette mutinerie. Le philosophe, lui, converse avec Morphée, cul par-dessus tête, face dans les gravats.

Mais il n’y a plus de temps à perdre ! Reyes chausse ses besicles de vision nocturne et sans plus attendre, remonte les différents niveaux du vaisseau. À bord, c’est l’anarchie… encore. Des cuisines aux machines, les émissaires de l’amirauté sont molestés dans le plus grand bataclan et tohu-bohu renversant. Dans le noir, on se tire la bourre, la biche et les miches, à coups de barres ou de poignards.

Finalement, l’ascension de Reyes aura été courte et superflue. Arrivé à destination, les têtes pensantes du coup l’attendent, armes à la main, fierté aux poings. Jefferson, Almira, Solo, deux-trois artificiers aux noms génériques et bien sûr, ce farceur de Fedex, tous sont présents !

Jasper, lui, a déjà laissé sa place sans discutailler, trop soulager de repasser second, mousse ou simple gratte-cul. Jefferson n’a même pas eu l’occasion de même lui retourner un ongle, alors par déception, il a fracassé à coups de pelles, le transmetteur holographique flambant neuf.

Reyes n’en prend pas ombrage. Fier, des mots plein la langue, il caresse affectueusement son mobilier daté et d’entrée, relance son vieux gramophone. Tout le monde grimace. Ce détail musical n’avait manqué à personne, surtout pas Nimrod qui mouline des bras pour zigzaguer à travers le capharnaüm spatial que tout l’équipage ignore.

Enfin, le capitaine enfile son manteau immaculé et plein d’assurance, pose son séant sur l’assise que Jasper vient tout juste de libérer.

- Jeunes gens, commence-t-il. Nous reprenons les commandes. Il est grand temps que le PLOC comprenne à qui il a…

- Accrochez-vous !

Une violente embardée expédie tout le monde au plafond. Le Layor vire de bord et d’un arc fluide, pirouette avec une grâce relative entre les appendices d’une atrocité spatiale.

Car si ni le Léviathan, ni son escorte n’ont encore réagi à la mutinerie, c’est que l’armada est aux prises avec le premier héraut du Chancrium. Une abomination, croisement difforme entre un kraken et un rorqual rayé, surgie des volutes électromagnétiques, qui à sa manière, eut tôt fait de câliner les nouveaux-venus de ses tentacules monstrueuses. Silencieux, réguliers, les canons rugissent, parent la nébuleuse d’explo…

- Sacré nom d’un schpouig ! Qu’est-ce que vous foutez, Nimrod ?! Vous ne sentez pas que nous sommes au milieu d’un évènement de grande ampleur.

Le navigateur ne répond pas. Ses bras s’agitent, jouent les mousquetaires, alors qu’il multiplie les coups de barre pour se faufiler entre les tirs perdus, les tentacules et les parasites éructés par les gueules du monstre. Jasper se racle la gorge.

- Capitaine, au cas où vous ne l’auriez pas remarquééargh !

- Traître ! Tu causeras quand on t’autorisera, tempête de concert Almira et Jefferson, offrant pains et patates à l’ex-capitaine intérimaire, qui se protège comme il peut.

- Non… Ack ! Écoutez ! Argh ! Nous sommes attaqués ! Stop ! Laissez-moi parler !

- Laissez parler mon second !

- Mais… capitaine, chouine Jefferson. C’est… C’est un traître, il…

- Taisez-vous, Jefferson ! Ce n’est pas vous qui avez maintenu mon navire à flot, si ?

- Non…

- Alors, lâchez Jasper.

Le second obtempère, Almira aussi. Dépitée, l’électricienne contemple ses écrase-merdes, en maugréant dans sa tête. Les autres ne bougent pas, Solo en tête. Attendre est parfois, la plus simple, sinon efficace des solutions, lorsqu’on ne veut plus se mouiller pour commander le moindre bout de flotte.

Remis d’aplomb, le second de nouveau en fonction, expose la situation : dehors ça pète, mais silencieusement, toujours. Le Léviathan joue du proton et du nuclide entre le tonnerre électromagnétique. Deux des autres vaisseaux font de même, le troisième s’est fait écraser par les ventouses garnies de crocs purulents du monstre.

Pour le capitaine, le bilan n’est pas fameux. Emprisonné pendant des jours aux cachots, il avait espéré prendre sa revanche avec forces et éclats, pas dans l’ombre d’un monstre anonyme. Que diable retiendrait l’Histoire de lui, sacrebleu !?

En l’état, la situation pourrait être pire. Or, c’est précisément ce “pire” que le capitaine Reyes compte bien approfondir pour mener à bien sa mission… et plus encore…

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