Au bord de la page

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 Je me pose devant ma page blanche. Le fauteuil m’avale dans son confort. Je fixe la beauté éphémère de la petite fumée de mon thé. Je me craque les doigts, les pose sur le clavier et commence à pianoter. Comme un virtuose, j’enchaîne les accords et les proses. Ballant avec les mots, je me complais dans cette danse en solo. Tantôt agressif, tantôt pensif, le texte suit sa cadence avec prudence. Du moment que je prends plaisir, l’ennui se noie dans le temps d’un soupir.

 Mes phalanges se délient petit à petit, vagant de lumière à… à… à quoi… ? ah oui ! Mes phalanges se délient petit à petit, vagant de lumière à diamant. Beauté brute d’une petite minute raffinée par l’impression d’éternité. Dans l’espace d’un instant, je l’ai senti… ce… néant ? Attends, attends, attends… Pourquoi mes mains se sont-elles arrêtées ?

 Respirant un bon coup, je l'accuse tout en continuant fièrement… mais hésitant.

 Le plaisir se transforme en doute. Je sens les gouttes… les gouttes de peur… les gouttes du déshonneur ? Suis-je en plein délire ? Mes mains se raidissent. Le rythme s’alourdit. Est-ce que j’écris au présent ou au passé ? Mon texte n’est-il pas dépassé ? Qu’est-ce que mes lecteurs vont en penser ? Devrais-je être moins subtile trahissant ainsi mon style ? STOP !

 Je me prends la tête. Pourquoi je fais tout cela ? Pourquoi l’écriture ? Je balance des idées ici et là mais finalement pourquoi faire ça ? Pour les autres ? Pour moi ? Pour mon égo ? Pour ma fierté ? Ou seulement pour souffler ? Sûrement un peu de tout cela à la fois… Mais là je n’y arrive plus. Mon cœur s’accélère. Les mots m’agressent. Mes pensées m’harcèlent. Il faut que je m’échappe. Vite. Je lutte contre l’inconfort de mon fauteuil. Je me lève et fuis. J’ouvre la porte de mon bureau. Et là rien. Le néan.

 C’est bon. Je me souviens de pourquoi je me suis mis à l’écriture. Pour essayer de combler le vide que représentait ma vie sans poésie. La vie brute, brutale et sans rime. Mais ce n’est pas une solution, c’est un refuge. Un refuge qui saigne et s’infecte progressivement de mes propres doutes. Je me retourne, voyant l’écran blanc comme un enfer de peur et d’angoisse. Je soupir, contemple le néant, et me laisse tomber les bras ouverts.

 Le néant… pas de sensation de chute… pas de son… pas de lumière… pas d’odeur… pas de goût de la peur… Rien. Juste moi.

- « Ça faisait longtemps que tu n’étais pas revenu me voir. »

 Je connais cette voix et ce ton hautain. C’est celle du néant.

- « Fini de se mentir à soi-même ? À empiler passions sur passions afin de tenter de me combler ? Tu sais que tu n’y arriveras jamais, c’est ma nature même. »

- « Pourquoi ?! Pourquoi tu es là ?! Pourquoi tu existes ?! Pourquoi tu ne me laisses juste pas tranquille ?! »

- « Je te retourne les questions : pourquoi tu existes ? Pourquoi tu viens me déranger dans ma non-existence ? Pourquoi essaies-tu tant de me ressembler ou de me combler ? »

- « Parce que tu crois que j’ai le choix ? »

- « C’est pourtant bien toi qui as sauté. J’ai mal vu ? »

- « … Ce n’était pas un choix… »

- « Si, tu avais le choix de t’affronter. Toi, tes angoisses, tes réflexions, tes peurs, tes doutes, ton autodestruction, ton autocritique biaisée, tes a priori, tes hontes. Mais encore une fois, tu as préféré t’abandonner à moi. Au néant. »

- « Je ne peux pas les affronter… Je ne peux pas m’affronter… »

- « Oh mais je le sais ! En tout cas, pas dans un acte kamikaze. Ce n’est pas un combat en un round, tu sais ? Tes fondations névrotiques sont bien trop ancrées. Mène le combat à ton rythme. Tu sais, à ta question pourquoi j’existe ? Je n’ai pas vraiment la réponse, vu que techniquement je n’existe pas. En revanche, avec moi, tu peux te reposer. Te préparer. Tu peux t’abandonner. Mais attention à ne pas trop t’attarder. »

- « Tu es en train de me proposer d’être un… refuge ? »

- « Déjà, par définition, je ne “suis” pas. Je ne suis qu’un concept, un rien, un vide. À toi de savoir ce que tu veux faire de moi. Sache que tes angoisses ne peuvent te suivre ici, tout comme tes envies, tes plaisirs et ton amour — qu’il soit propre ou dirigé. Tu risques plus que tu ne gagnes, donc ne t’éternise pas. Mais vu que tu es là, profite pour souffler. »

 Je ferme les yeux. Je souffle un bon coup. Je les rouvre. Je suis là, dans mon fauteuil. La fumée de mon thé dansant innocemment. La page blanche sur mon écran me regarde, me juge et me défis. Je pose mes doigts sur le clavier. Le regard déterminé, le corps engagé et l’esprit claire, je tape les premiers mots d’un long combat.

Aller c’est reparti. Et cette fois je gagnerais.

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