Chapitre 2 Evie

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L’homme qui en descend est bien plus grand que moi. Il est emmitouflé dans un manteau de fourrure, ce qui le fait paraître très large d’épaules, et sans doute est-ce le cas. Sa capuche recouvre un bonnet et ses yeux sont abrités derrière des lunettes de ski. Impossible deviner son âge ou sa nationalité. J’espère qu’il ne me veut pas de mal ! Il s’approche de moi pour crier quelque chose en géorgien. Je lui réponds en anglais mon ignorance de sa langue.

« I DON'T UNDERSTAND YOUR LANGUAGE !

I NEED YOUR HELP », je vocifère pour me faire entendre.

Il acquiesce et me fait signe de monter avec lui sur son engin.

Je secoue la tête. Il faut qu’il m’aide à déneiger cette route. Le seul moyen qu’il me comprenne est de l’entraîner dans le pick up, à l’abri du vent qui hurle.

– Venez ! je lui crie en montrant la camionnette du doigt.

Il m’indique qu’il me suit et contourne mon véhicule pour s’installer côté passager. Les portières fermées atténuent légèrement le son des rafales, c’est déjà mieux. L’homme ôte sa capuche et ses lunettes de ski, me révélant un spécimen beau à tomber, d’environ trente ans. Un frisson me parcourt tandis que ses yeux bleus glaciers m’épinglent sans ciller. Des mèches cuivrées encadrent un visage aux traits réguliers, sur une mâchoire volontaire. Sa barbe de trois jours est irisée de givre et de reflets roux, ses lèvres parfaites se pincent de mépris envers mon inconscience. Il se dégage de lui une énergie qui me percute comme un strike, ce qui me déstabilise.

– Vous avez souvent l’habitude de vous promener la nuit en pleine tempête ? me demande-t-il d’une voix pénétrante, dans un français qui ne laisse aucun doute sur son origine.

Sa raillerie me sort de ma stupeur. Je soupire intérieurement, il me sera plus facile d’expliquer la situation dans ma langue natale. Je ne parle pas du tout géorgien, et juste suffisamment d’anglais pour retrouver mon chemin si je me perds.

– Je pourrais vous retourner le compliment. Vous m’avez fait une de ces peurs !

Je lui réponds avec autant d’aplomb que j’en suis capable, car il faut absolument qu’il m’aide.

– Je m’appelle Evelyne Riviera, je suis en route pour le mont Chkhara. Un hélicoptère est en difficulté, avec deux hommes à bord. Il s’est écrasé là-bas il y a environ deux heures. J’aurais besoin de votre participation, pour dégager cette route.

Ma voix monte dans les aigus dès que je lui demande son assistance, car je n’ai que trop conscience de l’urgence de la situation.

– Ravi de faire votre connaissance, répond-il sèchement. Ludovic Staveski. C’est impossible de partir à la recherche de cet hélico. De nuit, en pleine tempête, nous ne pourrions pas les trouver, et la route est bloquée, comme vous avez pu le constater.

Sa voix est autoritaire, catégorique et cassante, ce qui ne me plaît pas. J’ai conscience que je lui demande de mettre sa vie en jeu pour secourir deux inconnus, mais si c’était lui qui avait eu un accident en montagne, il aurait sûrement voulu qu’on tente quelque chose pour le sauver.

– Je suis infirmière, je rétorque fermement, en espérant que mon statut de soignante aura du poids. Si on ne fait rien, on les abandonne à une mort certaine, j’ai les coordonnées GPS de la dernière liaison radio.

– Vous ne parviendrez pas à dégager cette congère, même avec mon aide. Il faut y aller avec une motoneige, ou avec un pick up plus puissant que le vôtre, équipé de chaînes. En pleine nuit c’est de la folie. Avez-vous du matériel d’escalade au cas où l’hélico se serait écrasé dans un ravin ?

– J’ai des cordes et des harnais, je lui réponds, légèrement plus hargneuse que je ne le voudrais, sans doute à cause de ma fatigue. Je sens qu’il n’est pas disposé à m’aider, et ma colère s’éveille à une vitesse proportionnelle à mon angoisse.

– Écoutez, reprend-il d’un ton plus conciliant, il y a peu de probabilités que ces hommes aient survécu à un crash, et aucun véhicule ne parviendra là-haut ce soir, car il va y avoir des congères de partout. Je connais ces montagnes. Nous n’avons aucune chance. Demain matin je pourrais réunir une équipe et du matériel. Venez passer la nuit dans ma cabane, je n’habite pas loin.

Si la situation n’était pas si critique, je lui rirais au nez. Son attitude m’exaspère, et son invitation à le suivre dans sa baraque ressemble presque à une proposition malhonnête. Je suis atterrée, car je comprends que je n’arriverais pas à me rendre sur le mont Chkhara, et furieuse, parce que personne ne semble vouloir venir en aide à ces hommes. Le découragement m’envahit. Je jette un œil à l’horloge du véhicule et m’aperçois qu’il est presque minuit. Au fond de moi, je sais qu’il a raison. L’erreur ne pardonne pas ici, en haute montagne. Je capitule, la mort dans l’âme et la rage au cœur, mais je suis bien décidée à reprendre les recherches aux premières lueurs du jour. Je suis parfaitement capable de chaîner ce pick up.

– Merci pour votre proposition, mais je dormirais dans mon véhicule.

Mon ton est boudeur et plutôt acide, malgré moi.

– C’est absurde, me rétorque-t-il, impérieux. Je ne doute pas que vous soyez rompue à camper par moins de quinze degrés, mais il vous faut regagner des forces. Vous auriez trop froid, ce n’est pas une bonne idée. Dès que nous serons chez moi, je préviendrais mes amis. Vous n’avez pas à avoir peur, ajoute-t-il avec douceur, comme s’il avait pris conscience qu’il venait d’inviter une inconnue.

Je n’ai pas le choix. Il a raison, j’accepte son offre à contrecœur. Cela me navre d’abandonner le pick up, mais la route est si étroite que je ne saurais faire demi-tour dans ce chaos. Et dormir dans ce froid achèverait d’épuiser mon énergie. Je vais devoir faire confiance à cet homme. J’éteins le projecteur et les phares, récupère le GPS et ferme à clé la camionnette, sans pouvoir m’empêcher de me demander si cette précaution est bien utile. Qui, à part ce type, irait circuler en pleine tempête le long de cette piste menant à la frontière russe ? Cela fait bien longtemps que j’ai dépassé la dernière ferme isolée. Je monte à la suite de l’homme qui redémarre son engin. Le bruit du moteur est couvert par les hurlements du vent qui souffle en continu. Le froid est mordant et je me recroqueville derrière mon chauffeur. Nous reprenons la route en sens inverse pendant un interminable moment et bifurquons tout à coup dans les bois, sur un sentier dont j’ignorais l’existence avant que l’on ne s’engage dessus. L’homme devant moi me protège en partie de la neige et des rafales, mais rester ainsi immobile me congèle rapidement. J’ai beaucoup transpiré en essayant de lutter contre la congère. Je dois me concentrer à demeurer sur la motoneige, mais je ne peux m’empêcher de me demander qui est le conducteur de l’engin. Que fait-il dehors ? Je regrette presque d’avoir accepté son aide, car je vais peut-être au-devant d’ennuis. Je suis furieuse contre ma propre inconscience. Nous quittons la route pour nous engager en pleine forêt, sur une piste étroite, invisible à mes yeux, poursuivons quelque temps et nous arrêtons en plein milieu des bois.

L’homme descend de son engin et me fait signe de le suivre. Nous devons être dans une combe, car le vent passe au-dessus de nos têtes.

Je suis mon guide de près, car bien qu’il ait allumé un minuscule faisceau de lumière, je ne vois que l’obscurité alentour. Je remarque la bâtisse seulement quand il pousse la porte, la lueur d’un poêle fend la pénombre. J’entre à sa suite en franchissant les deux marches du perron. Je bute presque sur une chaise et m’immobilise.

Mon hôte referme derrière nous et place une planche en travers du battant, qui s’encoche dans le mur. Je devine que cela évitera qu’une rafale ouvre la cabane.

Ludovic Staveski pose ses lunettes et son bonnet sur la table, et se tourne vers moi. Son regard est grave et ses traits impassibles, je comprends qu’il n’est pas plus ravi que moi de la situation.

– Ôtez votre vêtement, je vais le mettre à sécher, m’invite-t-il d’un ton tranchant.

Je décide de rester sur mes gardes. J’essaie cependant de sourire et prends la pleine mesure de mon visage glacé par le froid. D’ailleurs la chaleur commence à me piquer la peau, que je ressens rougir. L’homme enlève à présent ses gants, puis son manteau. Sa musculature est bien développée, ses épaules sont si larges que je me sens minuscule en comparaison. On dirait un mannequin doublé d’un athlète. Est-ce un acteur de cinéma ? Ses yeux bleu couleur arctique m’électrisent, mais je ne suis pas décidée à me laisser intimider. Je ne sais rien de lui, si ce n’est qu’il m’a vue en difficulté et qu’il a choisi de me venir en aide, ne serait-ce qu’en me proposant un toit. Je respire un grand coup pour reprendre mes esprits. Je ne suis pas ici pour le plaisir, et ne souhaite pas qu’il sente l’effet qu’il me fait.

Je l’observe saisir mon manteau, mon bonnet et mes gants pour les suspendre à côté du poêle, puis remettre des bûches dans celui-ci pour raviver les flammes. Ses gestes sont précis, sa démarche souple et silencieuse m’évoque un prédateur, je frissonne involontairement. Troublée, je regarde autour de moi. Nous sommes dans une cabane de chasse, décorée de façon sommaire : une table et deux chaises, un lit à une place contre le mur avec un appareil radio à son pied, un meuble qui sert de cuisine avec un réchaud et quelques ustensiles posés dessus. Un poêle à bois et deux fauteuils crapauds surmontent une peau de bête au sol.

Je soupire de frustration. Me voilà coincée au milieu de nulle part avec un inconnu, qui n’a même pas de quoi m’accueillir. Y a-t-il seulement l’eau courante ici ? En d’autres circonstances, cela ne m’aurait peut-être pas déplu, je dois l’admettre. J’aime regarder les émissions de télé-réalité sur la survie, et le mode de vie de Monsieur Staveski s’apparente à cela, pour ce que je peux en juger.

Mon hôte m’invite à prendre place sur une chaise, tandis qu’il met de l’eau dans une bouilloire, puis la pose à chauffer sur le feu. Peu après il me tend une tasse d’une tisane de sa composition et me sert un bol d’une soupe épaisse brulante. Ses mains frôlent les miennes, musclées et bronzées, chaudes et douces. Cet homme a l’habitude de vivre au grand air, peut-être est-ce un chasseur ?

– Merci, je murmure, reconnaissante de sentir la chaleur du breuvage m’envahir intérieurement. Comment avez-vous su que j’étais coincée là-haut avec mon pick up ?

– En voyant passer le faisceau de vos phares et de votre projecteur par la fenêtre, fait-il en montrant ladite fenêtre d’un signe de tête.

Ah oui ? Je croyais que nous étions perdus au fond des bois.

– Mme Riviera, reprend-il doucement en s’asseyant à table en face de moi, pourriez-vous m’expliquer pourquoi vous vous êtes lancée seule au secours de ces hommes ?

Je ne sais si c’est la chaleur du feu ravivé dans le poêle ou sa façon de me regarder avec une pointe de curiosité, ou bien encore sa voix aux inflexions rauques, mais un agréable sentiment de sécurité s’empare de moi. Il est tard et je suis angoissée par l’accident de l’hélicoptère. Le pilote et son passager, le médecin, sont peut-être gravement blessés. De plus, ils ont une importance cruciale dans la mission que nous menons auprès des habitants. Je respire profondément pour remettre de l’ordre dans mes idées et me lance.

– Appelez-moi Evie, je vous en prie. Je suis infirmière dans l’équipe de Terre et Humanité. C’est une ONG internationale qui s’occupe de l’accès au soin des populations rurales isolées. Le dispensaire est à Ouchgouli, à l’extérieur du village. Ce soir mes collègues ont dû demeurer à Adishi, en raison de la tempête. Je suis restée faire la liaison radio, car nous attendions un hélicoptère chargé de médicaments, ainsi qu’un nouveau médecin. L’hélico avait du retard, mais c’est un Bell 412, et le pilote semblait sûr de parvenir à destination. Pourtant j’ai reçu un SOS, vers 21 h 30. L’appareil avait un problème à un de ses deux moteurs. La liaison a été coupée juste après que j’ai eu les coordonnées GPS. Depuis, je n’ai plus de nouvelle. Et l’armée refuse de partir à leur recherche.

– Et vous vous êtes dit qu’à vous seule, vous arriveriez à mener ce sauvetage ?

Son ton incrédule et son regard glacé m’agacent. Je connais suffisamment la haute montagne pour savoir que la neige et le froid peuvent vous piéger et vous tuer. Cependant, j’ai un très bon véhicule et d’excellents phares, assortis d’un puissant projecteur. De plus, mon GPS est ultra-performant, à dix mètres près. Si l’armée ne veut pas risquer la vie de ses hommes, ou encore déclencher l’hostilité des Russes, je peux le comprendre. Mais je ne peux évidemment pas déblayer toutes les congères de la route à moi seule. Pour passer, il me faudrait sa motoneige.

– Je suis correctement équipée, et je suis infirmière, je lui réplique avec sang-froid. Qui plus est je connais la haute montagne. Je sais donc parfaitement dans quoi je m’engage. Si vous ne voulez pas m’aider, libre à vous. Cependant, vous m’avez dit que vous alliez constituer une équipe, n’est-ce pas ?

– Bien sûr, répond-il, laconique. J’ai deux amis qui seront ravis de faire un peu d’exercice.

Il se lève pour aller chercher une carte détaillée de la région, et je ne peux m’empêcher d’observer sa démarche et son corps musclé. Son charme est magnétique, je soupire intérieurement. Ce n’est pas le moment de penser à des choses frivoles ! Il installe le poste radio sur la table. Je lui donne les coordonnées écrites sur un bout de papier. Il localise rapidement l’endroit. On dirait qu’il a fait cela toute sa vie. Mais qui est-il, au juste ? Je décide de me renseigner.

– Merci pour votre aide. Vous semblez connaître la région, pourtant votre accent est français. Vous êtes en vacances ? À la chasse, peut-être ?

Une ombre passe dans ses beaux yeux.

– C’est une façon polie de me demander ce que je fiche ici, perdu dans ces bois à plus de deux mille mètres d’altitude, plaisante-t-il, amusé.

Sa nonchalance m’apaise d’un cran.

– Oui. Je lui réponds avec autant d’assurance que me permet ma fatigue, et une pointe d’agacement dans la voix. Je me suis présentée, et puisque je suis votre invitée, j’aimerais en savoir un peu plus sur vous.

– Et bien non, je ne suis pas là pour chasser. Je suis français, comme vous l’avez deviné, et d’ascendance géorgienne, par mon grand-père. Je suis journaliste et je travaille actuellement sur un roman. Je suis venu me reclure dans la cabane familiale pour pouvoir écrire.

C’est bien ma chance, c’est un gratte-papier. Puis-je lui faire confiance ?

– Vous ne craignez pas les incursions des animaux sauvages, en vivant ainsi perdu ?

– Le risque de rencontrer un puma est réel. Quant à croiser une meute de loups ou un ours brun, c’est de l’ordre du possible, bien sûr. Mais je ne suis pas aussi isolé que vous pourriez le penser. J’ai passé toutes mes vacances dans le coin, quand j’étais enfant. J’ai quelques amis avec qui je fais beaucoup de randonnée à ski.

Voilà qui explique son côté sportif. Dois-je attribuer son attitude antisociale à l’heure tardive ? Je décide d’ignorer sa condescendance pour lui soutirer davantage de renseignements.

– Comment faites-vous pour aller vous ravitailler, je ne vous ai jamais vu à Ouchgouli.

– J’ai un pick up équipé, tout comme vous, rétorque-t-il sèchement. Je vais où bon me semble pour faire mes courses.

Ma question l’a surpris, c’est évident. Son explication est évasive, je trouve ça bizarre. Mais peut-être est-il juste crevé, tout comme moi. Je ne réponds rien.

– Bien, maintenant que les présentations sont faites et que vos hommes sont localisés, je vais prévenir mes amis. Il est temps d’aller dormir, car demain matin, il faudra se lever tôt. Prenez le lit, je vais m’installer sur le tapis à côté du poêle.

J’obtempère sans protester, car il a raison, je dois retrouver des forces. Je le remercie d’un hochement de tête et me dirige vers ma couche. Je me retourne pudiquement vers le mur en bois de la cabane afin de me défaire de mon pull avant de me glisser sous les couvertures. Je jette un œil vers Ludovic, il me tourne le dos et examine la carte. J’en profite pour me tortiller et ôte mon pantalon, ce sera plus confortable pour dormir. L’émotion et l’heure tardive m’ont vidé de toute énergie. Je le regarde allumer sa radio et lancer son appel à ses amis. C’est fou ce qu’il peut être beau ! Me sentant m’assoupir, je sursaute lorsque je comprends qu’il leur parle en géorgien. Mais que me figurais-je ? Qu’il communiquait en français ?

Au-dehors il me semble que le vent se calme, à moins que cela ne soit moi qui sombre. Je ferme les yeux et tombe dans un sommeil sans rêves.

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