Chapitre 20 Evie

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Quand je rejoins la cuisine, Ludovic est installé à table, il se beurre une tartine, qu’il plonge dans un grand mug de café noir. À sa droite, Randy lui explique que les examens complémentaires ne prendront pas longtemps, mais qu’ils sont absolument nécessaires.

Charlotte est debout près de l’évier, en train d’effectuer sa vaisselle et celle d’Alan. Ce dernier est déjà reparti préparer les affaires de la tournée. Je m’assied après que Charlotte soit venue me plaquer un baiser sur la joue pour me souhaiter bonjour. Elle essuie ses mains et m’apporte deux belles tartines de pain et un café noir bien serré. Cela m’affecte de m’installer à la même table que Ludovic, mais lui ne semble pas se rendre compte de mon trouble et interroge Randy sur le matériel IRM et scanner du dispensaire. Il ne m’adresse pas un regard, je me sens comme une collégienne amoureuse éconduite. L’amertume se déverse en moi tel un poison insidieux. Cet homme me fascine et m’indigne à la fois. Comment peut-il faire comme si rien ne s’était passé entre nous il y a quelques instants à peine ? N’a-t-il donc rien ressenti ? Est-ce que je me suis trompée quand j’ai cru que je comptais pour lui ? Est-ce qu’il pense que je suis une fille que l’on utilise et que l’on jette, un coup d’un soir qu’on ignore ensuite ? La colère m’envahit, je peine à la résorber. Je dois me montrer forte et décide de tirer un trait, tout comme il l’a fait. Je prends une grande inspiration et mords dans ma tartine, puis m’aperçois que j’ai oublié de mettre quelque chose dessus. Je me lève pour aller chercher le beurre, que je ne veux surtout pas demander au bourreau de mon cœur. Charlotte me considère avec un léger air de pitié avant de quitter la pièce, alors je me compose un mine endormie pour tromper son intuition que quelque chose ne va pas. La suite du petit-déjeuner se passe dans le silence, dès lors que Randy sort de table pour faire sa vaisselle, puis délaisse aussi la cuisine pour aller préparer le matériel. Je pars derrière lui et rejoins le bureau où les médecins se partagent les tâches de la journée. Randy restera au dispensaire avec moi, le temps de scanner Ludovic et moi-même. Nina doit arriver en même temps qu’Elisso. Elle nous accompagnera dans la visite qui a lieu sur Ouchgouli, car Alan et Charlotte, menés par Elisso, vont se rendre chez la femme enceinte dont le bébé se présente par le siège. Ils vont devoir intervenir si l’enfant ne s’est pas retourné. Randy et moi-même devrons agrandir notre propre tournée si Alan opère la jeune fille. Charlotte me tiendra au courant.

Dès que les rôles sont définis, je récupère la couverture laissée à terre dans le bureau, m’attirant un regard grincheux de la part d’Alan, que je fais semblant de ne pas voir. Ensuite, je rejoins l’infirmerie afin d’ôter et changer les draps que nous avons utilisés cette nuit. En France, cette tâche reviendrait à des auxiliaires, en tout cas dans un hôpital. Mais ici, les deux fonctions nous incombent.

Les patients des trois lits sont éveillés. Charlotte leur apporte leurs plateaux repas. Je les salue alors que je distribue les traitements antidouleur qu’Alan leur a prescrit.

La femme a l’air de s’en sortir mieux que les deux hommes. Elle repartira tout à l’heure. Le plus vieux a un bandage qui lui ceint le front, et un autre autour du torse. Randy a dû lui ôter de multiples morceaux de métal transfixiants qui lui ont sectionné la chair et quelques veines. Il a eu de la chance que ce ne soit pas une artère ou de l’os. Le plus jeune a une plaie sur le ventre. Un éclat d’acier a atteint sa fourchette, laquelle a ricoché dans son abdomen. La lésion est suturée et propre, il quittera bientôt le dispensaire.

Nina arrive et m’aide à sortir les poubelles. J’apprécie son coup de main. Cette corvée faite, je rejoins Randy pour monter le scanner. Ludovic est de dos, il ôte son t-shirt blanc, je reste baba devant cette vue. Randy s’amuse en m’apercevant, mais ne me dit rien et me laisse profiter du spectacle, tout en le matant aussi, ce qui m’agace. N’est-il pas en train de flirter avec Elisso ? Je lui lance un regard noir et il se détourne pour régler le scanner, après m’avoir fait un clin d’œil. Nous voilà donc concurrents en amour.

Je soupire intérieurement, avant de me concentrer sur ce que je vois : Ludovic a une peau légèrement hâlée, comme s’il revenait d’une séance de bronzage. Mais surtout, ce qui me frappe, ce sont les multiples cicatrices qui parcourent son dos. Des lignes fines s’entrelacent avec des points d’impact qui ne peuvent être que ceux causés par des balles. Que lui est-il arrivé ? Est-ce la guerre qui l’a laissé dans cet état ?

Se sentant observé, il se retourne et m’envoie un regard si furieux que je suis foudroyée sur place et ne peut réprimer un frisson glacé. Un dixième de seconde, je crois qu’il va fondre sur moi et, quoi ? Me frapper, pour avoir osé poser mes yeux sur lui ? Tétanisée, j’attends que sa colère s’abatte, mais elle ne vient pas, remplacée par un voile de tristesse si intense que cela me vide d’un seul coup de toute ma substance. Tout aussi vite, il affiche de nouveau une impassibilité de soldat de plomb.

Je détourne la tête, anéantie encore une fois par cet homme magnifique dont je ne comprends pas les réactions, bouleversée par des émotions inconnues alors que nous avons juste échangé un simple regard.

Heureusement, Nina arrive, me sortant d’une impasse psychique. Elle m’aide à installer un drap propre sur la table, et dès que Ludovic s’allonge, elle me seconde pour poser l’appareil de lecture sur son visage, pendant que Randy approche la machine. Il ne s’agit pas d’un scanner comme on en trouve dans les hôpitaux, mais d’un modèle portatif, qui se branche sur secteur et consomme nettement moins d’hélium qu’un gros. Il est utilisé dans les ambulances depuis quelques années. Ce système permet de sauver des vies dans le monde entier en donnant un diagnostic précoce.

Un quart d’heure plus tard, les examens de Ludovic sont terminés. Il a de la chance et ne présente aucune lésion. Il est parfaitement remis de sa commotion cérébrale, à mon immense soulagement, et nous le prouve en quittant le dispensaire à grands pas, après avoir marmonné un vague merci à Randy. La tension liée à sa présence disparaît.

Je me demande si c’est bien raisonnable de ma part de partir faire du parapente cette nuit en sa compagnie alors que sa proximité est de plus en plus troublante et éreintante pour moi. Suis-je masochiste de vouloir fréquenter le même espace que lui et respirer le même air ? C’est vrai que j’aime les sports extrêmes au péril de ma vie, car la perte de mon meilleur ami à l’adolescence a été la leçon la plus dure de toute mon existence. Le bonheur est fugace, il faut le vivre lorsqu’il est là. La vie est quelque chose d’unique et de bref dont il faut saisir toute l’essence à travers chacun des moments que l’on traverse. Tout peut disparaître et s’écrouler du jour au lendemain. Mais dans ce cas, je dois peser les bénéfices et les risques psychiques causés par sa présence.

Dès que Randy et Nina ont procédé sur moi aux examens identiques que ceux effectués sur Ludovic, nous nous préparons pour faire la tournée des soins chez les personnes âgées à Ouchgouli.

Nous commençons par nous rendre chez Georgio, qui est presque notre voisin. Avant que nous entrions, je devine que Ludovic est là, car sa motoneige est garée devant la ferme. Nous percevons des éclats de voix de l’extérieur. Georgio s’exprime rapidement en géorgien, son intonation est forte et en colère. J’entends Ludovic lui répondre sur le même ton. Je me demande ce qui provoque cette altercation. Georgio est paisible en temps habituel, et Ludovic n’est pas du genre à perdre son sang-froid. Cette dispute me fait craindre pour la santé de Georgio. Ce n’est pas un homme fragile, mais il a tout de même plus de quatre-vingts ans ! À côté de moi, Nina me semble plus pâle qu’à son habitude, puis gênée lorsqu’elle s’aperçoit de mon regard. Je me demande bien pourquoi, il faudra que je l’interroge plus tard. Elle a entendu quelque chose qu’elle n’a pas envie de partager, et cela me rend curieuse. Bien décidé à ne pas perdre de temps dans la tournée, Randy frappe brièvement à la porte et entre, Nina et moi à sa suite.

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