Chapitre 22 Ludovic

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J’ai du feu dans les veines. Evie est là, douce et chaude contre moi, tandis que nous survolons les crêtes et les vallées du Haut Svanéti en pleine nuit. Je ne devrais pas la laisser m’approcher d’aussi près, genre collé-serré puisque mon torse est plaqué contre son dos alors que nous dévalons les versants du mont Aïlama en parapente, mais c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour la surveiller. J’ai envoyé Marko passer la prendre bien après l’heure du dîner. Alan a eu l’air en colère en voyant Evie partir, mais Charlotte l’a fait taire d’un regard sévère, ce qui a facilité les choses.

Evie est un brin de femme qui me bouleverse plus que cela ne devrait. L’odeur de ses cheveux me rappelle le baiser fougueux que nous avons échangé ce matin, et ses mèches me chatouillent le nez dès que la brise change de sens. J’ai beau être un soldat en mission, je ne parviens pas à me sortir Evie du cerveau. Elle n’est pas du tout impressionnée par moi, ça me déstabilise. Elle me tient tête et ne fait que ce qu’elle veut, sans se soucier de ce que je peux penser ou désirer. Mon statut de commandant d’hommes des Forces spéciales n’influe pas sur ses choix. Elle bouscule ma conception des femmes, et je me rends compte que ma perception manichéenne doit être révisée. J’ai rencontré des manipulatrices et des calculatrices, intéressées par le pouvoir et l’argent, ou des sottes sans cervelle. Ma mère fait partie de la première catégorie, elle qui m’a tenu à l’écart de sa vie dès que mon père est décédé pendant la guerre d’Afghanistan, alors que j’avais douze ans.

Nous sommes partis à pied d’Ouchgouli à la nuit, avec deux heures de piste le long de l’Ingouri avant d’escalader le mont Aïlama pendant quatre heures, Marko, mon fidèle lieutenant du GCM, Eveline Riviera, infirmière civile dotée d’un courage incroyable, et moi-même. Seuls Marko et moi-même sommes habilités à faire du parapente de nuit au-dessus des sommets déchiquetés du Caucase. C’est le moyen le plus rapide de parcourir cette région de haute montagne. Mais j’ai besoin de chaque soldat à son poste et une paire d’yeux supplémentaire n’est pas inutile. Nous sommes munis de l’infrarouge, qui permet de détecter les sources de chaleur dans l’obscurité. La couverture nuageuse nous dissimule aux ennemis, car nous ne créerons pas d’ombre au sol, immense animal à deux têtes qui plane silencieusement à la recherche des terroristes. Le but de la mission est de repérer des grottes et des failles susceptibles de planquer des hommes et du matériel. Marko et moi-même sommes pourvus de caméras thermiques « Sophie », nouvelle génération. La portée haute précision jusqu’à détection de la cible à cinq kilomètres fait de cette caméra un bijou de technologie. Evie est pour sa part dotée de jumelles à visée nocturne « Ugo » qui constituent l’équipement classique de l’armée française. Elle est chargée d’identifier au sol dans un périmètre immédiat, et Marko et moi nous partageons l’est et l’ouest.

Il s’est écoulé quatre jours depuis l’attentat de la salle de l’auberge qui a conduit aux trois décès. Hier un piège mortel sous la forme de la chute d’un vénérable sapin centenaire a failli tuer Evie ainsi que moi-même. Je ne comprends pas ce qu’il se passe et cela me met sur les nerfs. Pourtant l’escouade de six hommes sous mon commandement maîtrise la région par cœur, et nous devrions repérer notre ennemi rapidement. Les gens se connaissent tous ici, et des informations ne devraient pas tarder à remonter jusqu'à moi. Jusqu’à présent, nous sommes en position défensive, car il a fallu organiser la garde des villages alentour. Il y a beaucoup de hameaux dispersés sur un territoire de presque trois mille cinq cents kilomètres carrés, incluant trente-cinq mille habitants.

Marko vole à une trentaine de mètres de nous, ce qui me laisse une intimité appréciable avec Evie. Encore une fois, mon subordonné et ami n’a pas fait de commentaire concernant mon choix de redescendre les vallées en compagnie d’une civile. Il sait tout autant que moi qu’Evie peut contribuer à repérer un des lieux où se terre l’adversaire.

Ce matin, j’ai été questionner Georgio, afin qu’il m’aide à situer les caches éventuelles de l’ennemi. Je le connais depuis mon adolescence, car je suis venu en vacances à Ouchgouli chaque été. Georgio a toujours été amical, mais il a paru fâché que je le sonde sur la topographie. Quand j’ai voulu savoir pourquoi, il m’a rétorqué d’interroger mon grand-père. Aleksander m’a expliqué ce qui a occasionné son énervement. Les grottes de la montagne sont utilisées par les Vory v Zakone, les « voleurs dans la loi » de la mafia russe. Or le fils aîné de Georgio en a fait parti très jeune. Craint-il la colère de ces bandits s’il me livre les emplacements de ces grottes ? Je pense que cette explication est correcte. Mais il y a autre chose. Mon oncle est également un Vory. Mon grand-père a renié ce fils hors la loi avec lequel il n’a plus jamais eu de contact. Je ne connais donc pas mon tonton, contrairement aux suppositions de Georgio. J’ignorais que les Vory font du trafic dans la région. L’idée semble ridicule à première vue. Le négoce existe entre la Géorgie et la Russie, dont elle est l’ancienne colonie. Si la contrebande était en vigueur alors que les Sovkhozes peinaient à fournir des denrées alimentaires de qualité et que les fabrications géorgiennes étaient livrées aux Apparatchiks, il ne devrait plus en être de même aujourd’hui. Le commerce est libre. Je ne comprends donc pas quels produits pourraient faire l’objet de trafic. Voilà un sujet qui mérite une investigation. La présence des Vory est-elle néfaste ou bénéfique dans nos recherches ? À première vue, il semblerait que fouiller les grottes et les failles puisse être dangereux à un tout autre niveau. Comme si Evie avait écouté mes pensées, elle me questionne :

— Pourquoi Georgio était-il en colère ce matin ? Ne veut-il pas nous aider à repérer les terroristes ?

Evie chuchote, et même Marko n’a pas pu entendre le son de sa voix. Néanmoins ce n’est pas le moment de s’expliquer à ce sujet. Je lui déclare tout aussi doucement :

— Je te raconterais cela plus tard… Nous devons nous concentrer sur la mission.

Evie ne répond rien et cela me soulage. Je comprends sa curiosité, mais en retour elle admet la nécessité de reporter la conversation. Elle aurait fait une bonne militaire. Nous continuons à parcourir la descente de la vallée sans un bruit, inspectant chaque recoin plus sombre, insistant sur les grottes dont nous connaissons l’emplacement. J’en détecte quelques-unes supplémentaires, et Marko en fait autant de son côté. Chacune de ces anfractuosités fera l’objet d’une reconnaissance par nos volontaires, encadrés par moi ou mes bras droits. Nous ne décelons rien de spécial, si ce n’est repérer d’autres caches possibles dans lesquelles peuvent se dissimuler les terroristes et leurs armes, si ce n’est pas les Vory et leur contrebande. Voilà de nouvelles complications dont je me serais bien passé. Je me promets d’appeler mon grand-père rapidement, afin d’essayer de lui tirer les vers du nez à propos de mon oncle.

Après plusieurs heures de marche et deux heures de vol de nuit, nous sommes transis et fatigués. Il va falloir abandonner les recherches. Nous recommencerons la reconnaissance vue du ciel dans quelques jours, si la météo est favorable, après avoir sillonné ce secteur au peigne fin. Nous atterrissons vers ma cabane de chasse, de là où nous sommes partis. Une fois le matériel plié et rangé, je débriefe avec Evie et Marko. Nous avons repéré cinq grottes supplémentaires. Pas de présence humaine avérée, mais c’est mieux que rien. Je retournerai voir Georgio pour qu’il m’en dise davantage sur les abris naturels potentiels. On ne vit pas cinquante ans à garder des moutons sans connaître chaque recoin et faille des Alpages. Marko nous abandonne pour aller se reposer quelques heures à l’auberge, avant de repasser prendre Evie et de la ramener pour sa tournée. Je suis un peu inquiet que la jeune femme soit très fatiguée demain, mais Evie me rassure. Dormir trois heures lui suffira. Je m’apprête à lui laisser mon lit et m’allonge sur la fourrure étendue au pied du poêle. Evie ne l’entend pas de cette oreille, et vient s’asseoir en tailleur près de moi.

— Dis-moi pourquoi Georgio avait l’air en colère ce matin. Tu m’as promis de le faire, me susurre-t-elle avec une voix charmeuse qui me colle des frissons dans le bas du dos.

Je soupire. Je sais que ce n’est pas le moment des explications, mais je cède.

— Georgio est un cousin de mon grand-père, tu as dû le deviner, les habitants d’Ouchgouli sont tous plus ou moins parents à des degrés divers. Georgio était fâché parce qu’il a peur. Il y a peu de revenus de subsistance, comme tu as dû t’en apercevoir. Les hommes deviennent berger ou éleveur, car l’agriculture n’est pas possible à plus de deux mille mètres d’altitude. Il faut cultiver plus bas. Jusqu’à mille huit cents mètres, c’est jouable, et ce sont les femmes qui s’y attellent. Pendant que les maris demeurent sur les estives de haute montagne, elles se débrouillent seules avec les gosses et pour produire quelques fruits et légumes. La vie est très difficile ici. Les mois d’hiver sont longs et les routes coupées.

— Mais quel rapport avec les grottes des alentours ? Georgio ne souhaite-t-il pas que vous arrêtiez les terroristes ? me demande Evie avec sa fraîcheur et son impertinence, qui me fascinent.

— Le rapport c’est que certains des enfants d’Ouchgouli quittent le village pour vivre ailleurs, mais d’autres, une infime partie, choisissent d’autres voies de subsistance, plus illégales. Le fils aîné de Georgio est devenu Vory. Sais-tu ce que cela signifie ?

Evie réfléchit quelques secondes puis secoue sa jolie tête pour me dire non.

— Les Vory, ce sont les "voleurs dans la loi". La mafia russe. Tous ceux qui s’opposent à eux sont éliminés sans pitié. C’est pour cela que Georgio craint de me fournir des informations qui pourraient gêner le trafic des Vory et le mettre dans une position délicate. Il doit obtenir leur assentiment avant de me livrer les secrets de la montagne.

J’espère ne pas en avoir trop dit et qu’Evie aura sa curiosité satisfaite, car il faudrait que nous dormions. Elle a l’air pensive et ne dit plus rien. Elle doit être terrorisée par mes paroles. Je tente maladroitement de la rassurer en lui caressant doucement le visage, ce qui est manifestement ma pire erreur de la journée.

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