Chapitre 25 Evie

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— Bonne journée, souhaite Randy à la cantonade en se redressant et en jetant un regard dérobé à Elisso.

Chacun se lève, se saisit de ses affaires, et nous nous séparons en deux groupes. Le pick up de Ludovic va servir pour la grande tournée, le temps que le nombre de blessés diminue.

Nous commençons chez Georgio, comme d’habitude. Même si sa blessure est guérie, nous allons prendre sa tension tous les jours, afin de surveiller son cœur.

C’est Nina qui frappe et entre la première chez le vieux monsieur. Ce matin, il parait grognon. Je me demande si c’est à cause de ce que m’a révélé Ludovic à propos de son fils devenu Vory. Je ne pas trop qui sont ces Vory, mais ils ont l’air d’être peu recommandables. Je plains de tout cœur le vieil homme, qui a coupé les ponts avec son fils aîné. Je souhaiterais venir en discuter avec lui, mais je dois d’abord faire quelques recherches sur internet afin de savoir qui sont ces fameux Vory.

Je lui demande si je peux repasser dans l’après-midi, afin de bavarder un peu. Son regard s’éclaire. Nina est d’accord pour m’accompagner et assurer la traduction, je repars de chez Georgio avec le sentiment qu’il attend ma visite avec plaisir.

Comme nous reprenons la route en direction de chez Liana, je me questionne sur ce que fait Ludovic. Je suis triste de ne pas le revoir avant samedi soir, soit dans trois jours, ce qui me paraît très long.

Liana va bien, mais devient préoccupée dès que Nina lui parle en géorgien, sans interpréter ses paroles, ce qui m’étonne beaucoup. En effet, le frère et la sœur s’attachent à tout nous transposer afin que l’équipe comprenne au plus vite la culture et les coutumes du territoire. Je n’ai pas le loisir de m’interroger davantage là-dessus, car mon cerveau est fatigué de la veille et mes idées sont embrouillées. De plus, nous devons déjà repartir chez la patiente suivante, qui est la femme touchée dans l’attentat.

Ses blessures guérissent bien, et elle semble suffisamment solide pour accuser le coup. Son air impassible prouve que la vie n’est pas facile dans ces hautes montagnes. Ni elle, ni Randy, ni moi n’essayons d’aller au-delà de la politesse et des convenances sociales. Je crois que Randy a ses propres raisons d’avoir son attention distraite. J’aimerais lui demander s’il est épris d’Elisso, mais la présence de Nina me retient. Peut-être ne sait-elle pas que son frère a des penchants pour les hommes, je ne voudrais pas ficher le bazar entre eux. Le reste de la tournée est égal à celle d’hier, sans surprise majeure.

Au retour, nous nous arrêtons chez la mère de Nina afin de récupérer le déjeuner. Celle-ci nous a préparé des raviolis en sauce, ce qui me fait saliver dès que je les découvre et sens leur merveilleuse odeur.

Le repas est délicieux et je profite ensuite de ce que mes compagnons sont occupés pour aller voir sur internet ce qu’est un Vory. Je mets du temps à comprendre et dois regarder trois reportages pour saisir ce qu’est la mafia russe. À l’issue de ma brève enquête, je suis glacée. Les Vory contrôlent toutes les grosses entreprises russes et d’autres en Europe. Anciennement raquetteurs et contrebandiers, ces types se sont fait des places dorées comme hommes d’affaires. Ils dirigent des postes clés dans les finances et entretiennent des liens très étroits avec la justice et la politique. Ce sont des individus forts, durs et sans pitié qui peuvent assassiner de sang-froid. Je comprends à présent l’air triste de Georgio, j'ai vraiment envie de lui rendre la visite promise. Nina m’accompagne, sans quoi toute communication serait impossible. Quand je lui annonce que je souhaiterais en savoir plus sur le fils aîné de Georgio, Nina blêmit, et me met en garde.

— Il ne faut pas parler de ces choses-là, Evie. Georgio est un vieil homme fragile, mais il a encore toute sa tête. Il pâtit énormément du départ de Levan.

— Mais pourquoi a-t-il coupé les ponts s’il en souffre autant ? je demande.

Même si je me doute de la réponse, je désire vérifier mon hypothèse afin de mieux comprendre ce peuple auquel je m’attache davantage chaque jour.

— C’est une question d’honneur, m’affirme Nina, comme je m’y attends. Quand Levan a franchi la frontière de l’illégalité, il est mort aux yeux de Georgio.

— Comment peut-on intégrer la mafia russe en vivant ici, je réfléchis naïvement.

Nina soupire, me regarde, et lit dans mes yeux que j’ai un intérêt réel concernant ce qui s’est produit entre les deux hommes. J’apprécie Georgio, je voudrais savoir ce qui le met en colère.

— Levan signifie le lion, révèle Nina. Il portait bien son prénom, il était très costaud. Il parcourait des distances incroyables pour mener paître les brebis. Sa force était sans comparaison au village. Il pouvait abattre un arbre et le débiter à lui seul dans la journée. Georgio était très fier de son fils. Il avait de gros espoirs d’agrandir le troupeau et augmenter la richesse de la famille. Et puis Levan a fait une mauvaise rencontre dans la montagne. Il a croisé des contrebandiers sur le passage de la frontière. Comme c’était un brave garçon, il n’a pas compris tout de suite à qui il avait affaire et les a accompagnés sur la route. Pour le remercier, ils lui ont offert de l’argent et lui ont proposé de devenir guide pour eux. Levan a accepté, car la somme reçue était énorme. Il a supposé que son père serait fier de lui.

Nina me jauge, mais je suis attentive. Je commence à m’attacher aux personnes que je côtoie chaque jour, car je retrouve la simplicité des montagnards que j’ai connue dans mon enfance à Val Thorens.

— Continue, s’il te plaît, lui dis-je, parce que je veux savoir la suite.

Pour Levan, il n’accomplissait rien de mal, il était payé pour guider des commerçants. Georgio s’est fâché, puis a supplié Levan de renoncer à ces pratiques de bandits, mais Levan n’a rien voulu entendre. Il ne désirait plus garder des brebis et fabriquer du fromage alors qu’il suffisait de faire du négoce pour gagner beaucoup plus d’argent. Qu’importait si le chargement était illégal, ce n’était que des objets de luxe pour les Apparatchiks. Il voulait juste sortir sa famille de la misère !

Nina est émue, je le vois bien. Elle justifie l’attitude de Levan, mais également celle de Georgio, et son déchirement en dit long sur l’amour qu’elle porte à son oncle, au village et à ses habitants. Je la prends dans mes bras et la remercie de m’expliquer des choses aussi intimes. Je comprends davantage pourquoi toute allusion aux grottes renvoie aux pratiques des Vorys.

— Levan est-il toujours dans la région, alors que le négoce est possible entre les deux pays ? je demande, dans l’espoir de mieux percevoir ce qui se joue ici.

— Les produits du marché clandestin ont changé. Les Apparatchiks peuvent désormais se procurer tout le vin, les fruits et les légumes de qualité qu’ils désirent, grâce aux accords commerciaux. Ce qui fait qu’aujourd’hui le trafic est différent. Il s’agit de métaux précieux, ou de pétrole, la plupart du temps. Mais aussi d’objets archéologiques volés au Moyen-Orient. Bref, tout ce qui a de la valeur passe encore parfois par les vieux sentiers de contrebande.

— Et Levan, j’insiste, alors qu’il me semble que Nina a volontairement évité de réagir à ma question.

— Je l’ignore, répond Nina, sans que je sache si elle me dit la vérité.

Nous arrivons chez Georgio, qui nous reçoit avec du thé et des gâteaux qu’il a confectionnés lui-même. Son coude va vraiment mieux, nous explique-t-il, il est de nouveau capable de scier du bois. Il montre fièrement le tas devant la cheminée et sourit de toutes ses dents. Je n’ai pas le cœur de lui parler de choses qui pourraient l’attrister. Il nous chante une chanson de berger, et nous raconte la vie du village avant. Avant, cela veut dire quand le pays était sous domination russe. Le Svanéti était déjà très pauvre, mais cela a été encore plus dur quand les Russes sont partis. Il a fallu reconstituer une économie de montagne, et ne plus compter sur les approvisionnements collectifs.

Nous quittons Georgio après de nombreux remerciements de sa part pour cette visite qui lui cause un si grand plaisir.

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