Chapitre 35 Evie

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Irina, la propriétaire de l’auberge m’accueille avec un grand sourire, puis me fait signe de la suivre dans l’immense cuisine. Plusieurs sièges forment un demi-cercle devant l’énorme poêle, qui sert autant de chauffage central que de cuisinière. Des villageoises sont déjà installées, jeunes et moins jeunes se partagent une assiette de petits gâteaux en buvant du thé. Je reconnais celles en deuil, vêtues de noir. Liana m’adresse un immense sourire et me parle en géorgien. Elle désigne la chaise à côté d’elle, je la rejoins. Je l’embrasse sur les deux joues alors qu’elle s’est levée pour m’accueillir. Les femmes présentes sont toutes avenantes, je ressens beaucoup de chaleur et d’humanité en dépit de la tristesse éprouvée, ce qui me met de suite à l’aise. Je suis certes une étrangère, mais ces personnes m’acceptent comme l’une des leurs, cela me réchauffe le cœur. Je remarque que des instruments de musique sont posés un peu partout au pied des chaises. Quelques sièges sont encore vides, mais Irina reçoit déjà un nouveau groupe de quatre femmes, parmi lesquelles Nina. Les dernières arrivantes nous saluent et s’installent, il semblerait que nous soyons au complet. Nina prend place à ma droite. À ma gauche, Liana se lève pour s’adresser à nous :

— Mes chères sœurs, nous voici assemblées en ce Lit’ania, en ce Réveillon, pour jouer de la musique ensemble, comme nous l’avons toujours fait ici, à Ouchgouli, afin d’accompagner nos joies et nos peines. Ce Lit’ania est particulier puisque c’est aussi le neuvième jour que nos êtres chers ont disparu. Leurs âmes circulent parmi nous pour nous dire adieu. Nous sommes réunies ce soir pour partager l’immense douleur de Maria, Alexandrina et Helena. Maria, tu venais de te marier. Ton époux a quitté cette terre trop jeune, pour partir vers un autre destin. Souhaites-tu commencer ?

Maria se lève et sort un luth de la mallette posée à ses pieds. Elle a l’air très digne et je ne peux que l’admirer. Nina m’a juste interprété les paroles de Liana et se tait à présent. Je crois qu’elle veut que je comprenne ces femmes par moi-même, par mon intuition, et non pas par ses explications qui traduiraient mal ce moment particulier. Maria cale son luth contre sa hanche. Une plainte sort, puis une autre et encore une. Une grande tristesse me fait vibrer. Je suis de tout cœur avec elle, ressens sa douleur comme si c’était la mienne alors qu’elle se met à jouer un air funèbre. Une deuxième commence à souffler dans une flûte, et une troisième se joint aux premières avec une mandoline. Les instruments accompagnent le luth. Le son est si beau que je sens mes larmes couler librement. Je cherche un mouchoir et note que d’autres expriment aussi leur tristesse, sans bruit, car la musique est si envoûtante que personne ne souhaite la perturber. La mélopée poignante dure quelques minutes, puis c’est au tour d’Alexandrina de saisir sa flûte et d’interpréter un air, repris par d’autres femmes. Nous sommes une quinzaine en tout, je remarque que seules les plus âgées jouent de leurs instruments pour rendre hommage aux défunts, excepté Maria qui a commencé. C’est ensuite le tour d’Helena d’entonner un chant si triste que des frissons parcourent mon corps sans que je puisse m’arrêter. Les bougies des chandeliers vacillent, sans doute animées par un courant d’air. Mais je jurerais que nous sommes en train de communiquer avec les disparus. Les femmes reprennent toutes en cœur ce chant. Les voix sont en polyphonie, interprétant trois mélopées qui n’en forment plus qu’une. Je me sens hypnotisée, alors que les sons lancinants se répètent et se multiplient en échos infinis. J’ai l’impression d’accéder à une dimension supérieure, d’apercevoir un monde inconnu, celui des esprits de la montagne, venus présider à cette cérémonie funèbre. Un tambourin se mêle au chœur, augmente mon rythme cardiaque et accélère mon souffle. Mon âme s’envole, je pars dans cette dérive musicale sans pouvoir me contrôler. Puis le tambourin ralentit son tempo, les chants s’apaisent, la mélodie se tait. Je reviens à l’instant présent, avec le sentiment d’avoir vécu quelque chose de très particulier, d’une intensité sublime, une communion avec le ciel et la terre. Nina remarque mon air rêveur et me prend doucement la main, comme pour s’assurer que je suis toujours parmi elles. Les femmes se rassoient, et j’en fais autant. Irina va chercher la bouilloire sur le poêle et verse l’eau dans la théière. Puis elle attrape une bouteille de vodka, et en sert une grande rasade dans l’infusion.

— Tu as aimé, me demande Nina.

— C’était magique, je réponds, encore troublée par l’expérience que je viens de vivre. Nina, que s’est-il passé exactement ? J’ai l’impression que la réalité s’est déchirée quand les chants ont atteint une certaine vibration.

Nina me sourit et me glisse un baiser sur la joue. Elle me murmure :

— Si tu as pu ressentir cela, c’est que tu as aperçu l’âme des disparus. Tu es des nôtres. Les sons de ce chant sacré sont une des portes de communication avec nos défunts.

Irina sert le thé infusé à la vodka dans nos verres. Nous portons un toast aux morts, et Maria prononce quelques mots en levant son verre vers le ciel.

— Elle dit à son mari combien il lui manque. Elle espère qu’il sera heureux dans sa nouvelle vie, me traduit Nina. Nous, les Svanes, pensons que les défunts se réincarnent. Ils disent adieu à leurs familles et à cette vie durant quarante jours, puis renaissent dans une autre existence. Nos rites funéraires comportent des cérémonies religieuses menées par le prêtre orthodoxe, mais aussi des cérémonies païennes conduites par Liana, notre chamane. Elle entre en transe pour rencontrer les esprits et comprendre pourquoi telle ou telle personne est malade.

Liana est chamane !

— Elle communique avec les âmes ? je questionne.

— Oui, par le biais de l’extase, la porte avec les mondes s’ouvre et les esprits qui le souhaitent peuvent parler avec elle, me répond Nina.

Je suis stupéfaite. Je pensais que les chamanes étaient en Mongolie ou en Amérique du Sud. D’autres peuples pratiquent donc la transe. Décidément, ce pays est riche par sa complexité, si loin de ce que je connais. Je suis venue ici pour m’adonner intensément à ma passion du surf, du ski de randonnée et du parapente tout en gagnant ma vie entourée de mes amis, Charlotte et Alan. J’imaginais trouver un havre de paix, mais cela s’est transformé en chaos depuis que j’ai rencontré cet officier franco-géorgien et qu’un attentat a bouleversé nos existences. Néanmoins, je côtoie des individus que j’apprécie de plus en plus, mes équipiers au dispensaire, Randy, Elisso, et tous ces gens qui m’accueillent partout comme si j’étais une des leurs. Liana, Georgio, Nina ont pris de l’importance. Voilà que j’apprends que Liana est une chamane, une personne qui communique avec les esprits. Pourrait-elle me mettre en contact avec mon ami Eric ?

Nina se rend compte de mon air songeur et perturbé. Elle me tire par le bras et m’entraîne vers une femme d’une trentaine d’années.

— Viens, je te présente Lamilia, la fille d’Irina. Elle est musulmane, car elle s’est convertie par amour pour son mari.

Lamilia m’adresse un sourire franc.

— Je suis musulmane, c’est vrai. Mais ici, les traditions ancestrales sont encore plus fortes que les religions, comme tu peux le voir. Je pratique toujours les coutumes du Svanéti, et mon époux aussi.

— Au nom de la reine Tamar, clame Liana en levant son verre à liqueur plein de thé et de vodka.

Les autres femmes reprennent en cœur, je les imite. Nous buvons cul sec. Irina sert une nouvelle tournée du mélange.

— Salutation à la déesse Dali, s’écrie une de mes compagnes en portant un toast.

Les femmes élèvent leurs godets, trinquent et éclusent d’une traite. J’en fais autant.

— Je suis enchantée de vous rencontrer, dis-je à Lamilia, alors que je sens une légère chaleur s’installer sur mes joues.

— Je suis également ravie, me répond Lamilia. J’aimerais beaucoup prendre le thé avec vous prochainement, afin de pouvoir faire votre connaissance et apprendre comment on vit en France.

— Et bien, ce sera l’occasion d’échanger sur nos pays respectifs. Nina, pourrais-tu m’accompagner chez Lamilia ?

J’accueille son offre avec joie, car moi aussi j’aurais quelques questions à lui poser, au sujet de la communauté musulmane du Svanéti, justement. De son côté, Nina m’affirme que ce sera un plaisir pour elle, elle apprécie chaque opportunité de découvrir les mœurs françaises.

— Oh, Nina, tu es vraiment adorable ! je m’exclame, ravie qu’elle accepte une fois de plus de m’escorter, alors que rien ne l’y oblige.

Nina et Elisso se sont vite retrouvés indispensables au bon fonctionnement de notre équipe. Leurs connaissances d’Ouchgouli, des habitants et de leurs coutumes nous permettent de nous intégrer bien mieux que ce que nous n’aurions jamais pu espérer. Nina rougit, touchée par mon compliment, qu’elle n’ose pas traduire à Lamilia. Lamilia sourit et me regarde d’un air interrogateur.

— Nous viendrons la semaine prochaine, mardi vers 16 h, cela vous irait ? je demande.

Cela ne pose aucun problème aux deux femmes, qui approuvent. Irina sert de nouveaux verres de son breuvage. Mon état de paix se dissout dans l’ambiance de notre groupe, que l’ingestion de thé à la vodka fait évoluer vers une légère euphorie collective. La tristesse de la perte des disparus subsiste, mais je ressens aussi que ces femmes transcendent et narguent leurs malheurs, conjurent le mauvais sort en buvant, bavardant et riant. Cela est si loin de ce que j’ai l’habitude de vivre en France, où une grande sobriété accompagne la période de deuil ! Encore une fois, je mesure l’écart entre nos deux peuples. Nos racines chrétiennes sont communes, nous sommes caucasiens, mais nos coutumes diffèrent à certains égards, comme dans l’affliction, et se ressemblent, dans notre volonté d’exister à l’occidentale. La soirée s’échelonne, emplie de babillages, de pleurs et de rires, de chansons et de musiques, et bien sûr, de thé à la vodka. Quand les femmes décident d’aller faire le tour des braseros, je suis déjà passablement éméchée, comme nous toutes. Je culpabilise un peu à la pensée que Ludovic puisse me voir dans cet état, vulnérable alors que le danger rôde, puis j’essaie de me rassurer, car les militaires ont investi les tours de guet afin de protéger le village de toute incursion terroriste. Normalement, nous ne risquons rien. Je suis le groupe qui s’engage dans les ruelles sombres en riant, s’interrompent à chaque brasero pour bavarder avec les autres villageois. Je souris à tous et à toutes, montrant ainsi que même si je ne déchiffre pas la langue, je partage leur joie de se retrouver en cette veille du Nouvel An. Les femmes s’arrêtent quelques minutes et repartent, un homme pose la main sur mon bras alors que je m’apprête à les suivre. Je me tourne vers lui. C’est un vieux monsieur, il se penche vers moi et me parle. « Je ne comprends pas », lui dis-je en souriant, afin de garder un air aimable. Il me répète sa phrase, hélas, les femmes ont disparu, Nina parmi elles. Je secoue la tête et dégage mon bras, puis m’élance à la suite du groupe, car le village est bien plus étendu qu’on ne pourrait le croire. J’ai l’impression d’entendre des voix familières et me lance dans une traverse sombre. J’allume la torche de mon téléphone et essaie de me diriger vers les paroles mais ne rencontre que des gens que je ne connais pas.

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