Chapitre 37 Evie

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— Je remarque que tu as très bien intégré la règle que je t’ai posée, rétorque Ludovic goguenard. Tu as assimilé que prendre des risques signifie recevoir une fessée.

Je rougis de colère, sous l’insulte sous-tendue. Il me traite encore comme si j’étais une petite fille irresponsable. Je vais devoir clarifier ce point.

— Je ne comprends pas pourquoi tu devrais me punir lorsque j’enfreins un règlement qui a été décidé unilatéralement entre nous. Je ne suis toujours pas d’accord avec cette règle. Je suis une femme libre, qui agit comme elle l’entend.

Voilà, c’est posé. Il va falloir qu’il saisisse de suite que personne ne me marche sur les pieds.

— Je t’impose des limites parce que tu n’es pas capable de le faire toi-même, m’explique Ludovic.

— Et toi, ne prends-tu pas de risques ? C’est ton métier, mais je ne comprends pas pourquoi tu serais le seul de nous deux à avoir le droit d’enfreindre ton fichu principe !

— Justement parce que c’est mon boulot, Evie, martèle Ludovic en détachant chaque syllabe. Je suis payé pour ça et défendre la population. Je suis formé à ça !

Je me demande si nos éclats de voix pourraient réveiller l’équipe, mais sans doute je m’inquiète pour rien. Les murs en pierre sont très épais d’une chambre à l’autre, et c’est tant mieux.

— Tu n’es pas le seul à savoir calculer les risques, je rétorque, de plus en plus énervée par le manque de compréhension dont il fait preuve. Aujourd’hui, les femmes ne se soumettent plus au patriarcat. Réveille-toi, Ludovic !

— Si j’ajoute l’insolence à ton compte, tu vas vraiment finir par le regretter, me tance Ludovic d’un ton rogue qui m’irrite encore plus.

— Ah bon ? Je n’ai pas le droit de dire ce que je pense ?

Ma répartie est cinglante. Je prends conscience d’un coup que je risque gros à ce jeu-là avec lui. Tant pis, il faut que je crève l’abcès.

— Tu peux dire ce que tu veux, du moment que c’est fait avec respect, énonce-t-il en détachant ses syllabes en sorte que le message me parvienne bien. J’essaie de te protéger parce que c’est mon boulot, mais aussi parce que j’ai de la considération pour toi. Je fais attention à ceux qui sont sous ma protection, c’est ma façon de fonctionner. C’est encore plus vrai lorsque nous risquons tous nos vies ici. Ne tiens-tu donc pas à la tienne ?

— Si, je rétorque. Mais je ne mets pas au même niveau que toi le curseur du péril.

— Evie, je sais que tu es une sportive accomplie, s’adoucit Ludovic afin de me calmer. Tes sens sont éveillés et te permettent d’échapper aux dangers que tu connais, ceux de la haute montagne, ou ceux liés à la pratique des sports extrêmes. Mais je te parle d’autre chose. De risquer ta vie dans un attentat, dans un enlèvement, ou dans un putain de piège, comme lundi dernier ! Ces types veulent notre mort, et crois-moi, s’ils peuvent nous faire souffrir avant de crever, ils n’hésiteront pas.

— Je ne peux pas accepter de restreindre ma liberté pour obéir à une poignée d’assassins qui sèment l’horreur ! Je refuse cela. C’est exactement ce qu’ils attendent. Que nous soyons terrorisés alors qu’en réalité ils n’ont pas les moyens de nous vaincre.

Le regard que Ludovic m’envoie me fait comprendre que j’ai touché juste. Il refuse aussi que les extrémistes dictent nos vies, c’est évident dans ses yeux farouches et déterminés, dans lesquels je détecte une pointe d’admiration pour le courage que je semble afficher.

— Tu as tout à fait raison de penser cela, me confirme-t-il d’un ton plus apaisé, mais convaincant. Aujourd’hui, notre vigilance doit être accrue et nos actes encore plus mesurés. N’importe quoi peut arriver. N’importe quand. Tu dois me croire, le risque est bien réel tant que nous n’avons pas mis ces salauds hors d’état de nuire.

Je prends un instant pour réfléchir à ses arguments. Ils me touchent par leur véracité, mais dans le fond, ils ne sont qu’un prétexte pour m’asservir. Ludovic a dévié la conversation en sorte que sa soi-disant protection me place dans une relation patriarcale, ou je devrais bien gentiment lui obéir.

— Écoute, Evie, crois-moi, j’ai déjà une longue expérience de la guerre. Les soldats de mon équipe sont morts au Mali, excepté trois gars, Marko et moi. J’ai justement mal évalué les risques. Les djihadistes nous ont piégés sur le terrain. Dans les semaines qui ont suivi, j’ai demandé mon rapatriement en France. Puis j’ai quitté le commando définitivement, parce que chaque nuit je voyais et j’entendais mes hommes hurler, tués par ces fous de Dieu qui sortaient de nulle part, cachés dans des trous sous la terre, invisibles.

Ludovic se tait et se perd dans ses pensées, ses lèvres pleines se tordent en un pli amer et ses yeux regardent le vide. Sa souffrance m’envahit d’un coup. Me frappe comme l’onde de choc de la grenade qui a explosé. Je comprends soudain pourquoi il essaie de me protéger. Cet homme a vu trop de morts. Il dit qu’il est prêt à tout faire pour que je reste en vie, et cela passe par mon obéissance. Comme si j’étais un soldat sous ses ordres.

— Comment est-ce arrivé ? je demande doucement.

Il se redresse et me regarde droit dans les yeux avant de poursuivre.

— Mon équipe a été envoyée par hélico afin de contrôler une voiture suspecte. Le conducteur a accéléré quand qu’il nous a repérés, et nous l’avons naturellement pris en chasse. Dès que nous l’avons rejoint, nous avons sommé le véhicule de s’arrêter, avec un mégaphone. Le chauffeur a obtempéré, alors mon pilote a manœuvré pour se poser. Trois types ont surgi de la bagnole. L’un d’eux s’est mis à nous canarder, et les deux autres ont couru dans le désert. En règle générale, la dispersion est une tentative désespérée pour s’en sortir, et nous réussissons à stopper les fuyards en quelques minutes. Mais là, tout était calculé. Dès l’instant où nous avons abattu leur tireur, mes hommes se sont élancés à la poursuite des deux autres. Nous sommes arrivés dans une cuvette, une dépression du terrain, invisible de l’hélico et de la piste où était le véhicule. Quand j’ai entendu les premiers coups de feu, c’était trop tard. Trois de mes soldats étaient morts, et deux les ont rejoints avant que nous puissions arrêter ces fumiers. J’ai passé plusieurs mois à m’en remettre, mais j’ai dû quitter le commando pour cela.

Son histoire me touche, la sincérité de sa souffrance aussi. Je souhaiterais le consoler de l’horreur qu’il a vécue, comme je voudrais exorciser ce qui s’est produit le 22 décembre. Je me rapproche de lui et enroule mes bras autour de ses larges épaules. Mes lèvres effleurent sa tempe, sa joue rugueuse. Immédiatement, je sens monter en moi une tout autre sensation, bien loin de toute compassion.

Ludovic se dégage de mes bras.

— Tu ne vas pas t’en sortir avec un câlin, Evie. Je ne suis pas un tyran patriarcal, mais je t’ai promis quelque chose, tu te rappelles ?

Évidemment, je m’en souviens. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine et mon ventre se serre d’une excitation traîtresse.

— Je ne veux pas être fessée, je m’entête en rougissant.

Je mourrais de honte si mon équipe entendait, ou encore pire, me voyait dans une telle position humiliante.

— Ne crains pas de réveiller tes colocs, rigole Ludovic, comme s’il avait deviné mes pensées intimes. Je connais ce bâtiment, car la ferme a appartenu à ma grand-tante. Je peux te garantir que le bruit des claques ne passera pas à travers les murs. Ni même tes gémissements de plaisir ou tes couinements de douleurs.

— Tu as habité ici ? je demande pour détourner son attention et la mienne de ce sujet brûlant.

— Quelques fois, lorsque j’étais gamin. J’ai joué à cache-cache avec les voisins de ma tante.

J’essaie d’imaginer Ludovic enfant en train de courir partout. En vain. Il est si fort et si sûr de lui, que je ne parviens pas à retrouver le petit garçon.

— Evie, je vais rentrer chez moi pour me coucher, il se fait tard, m’annonce Ludovic, à mon plus grand dépit.

— S’il te plaît, reste, j’ose lui demander.

— Soumets-toi.

— Non.

Mon ton est sans appel. Catégorique.

— Alors bonne nuit. Je te verrais demain matin, il faut que tu dormes. Prévois tes skis de rando et ton barda.

Waouh, il ne m’évince donc pas des recherches avec les villageois. Je lui pose un baiser sur le nez qui le laisse de marbre, et le raccompagne à la porte.

Il sort sans se retourner et je ne sais comment le prendre. Il veut m’appliquer une fessée, bon sang ! Attend-il de moi que je le supplie de m’en mettre une ? Notre relation vient-elle de prendre fin à cause de mon refus de me plier à son caprice ?

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