Chapitre 39 Ludovic

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Nous contemplons la vue qui s’étale sous nos yeux. La vallée de l’Ingouri s’étire paisiblement vers l’ouest en une courbe sinueuse le long de laquelle quelques habitations s’accrochent, seules traces de civilisation. En face, les montagnes enneigées se dessinent en pics et pointes acérées, barrées de taches sombres mâtinées de blanc formé par les sapins. L’air pur se réchauffe à mesure que le soleil se lève. Nous observons deux rapaces qui survolent la vallée en cercles concentriques. Ils profitent des courants ascendants pour s’élever et retombent en piqué, dans un silence ouaté. La journée est magnifique et la vue sublime. Je me sens en paix, même si je suis toujours à l’affût d’une anomalie terroriste dans le paysage. Les traits détendus d’Evie m’affirment qu’il en est de même pour elle.

— Ça te plait, je lui demande.

— C’est extraordinaire d’être là, après toute la tension de ces derniers jours. Ça fait du bien.

— J’avais besoin d’échapper à tout ça. J’ai pensé que ce serait pareil pour toi, je lui énonce le plus gentiment possible, pour ne pas gâcher ce moment.

— Merci, c’est juste super.

— Parle-moi de toi, tu m’as dit que tu es devenue infirmière pour suivre Charlotte, mais je peux difficilement croire que c’est la seule raison. Il faut supporter la vue du sang.

Evie prend le temps de formuler sa réponse. Elle fronce légèrement les sourcils tandis qu’une fossette se creuse dans ses joues alors que ses mâchoires se contractent.

— Je voulais apprendre à sauver des vies, car la rapidité des soins détermine la survie des gens. En plus, mon métier me permet de bosser partout sur la planète, ce qui va très bien avec mon envie d’explorer le monde. Comme Charlotte et Alan sont dans cette dynamique de rencontrer des populations et des cultures différentes, il m’a paru évident de me joindre à eux.

— Mais pourquoi dans une ONG, j’insiste. Tu aurais pu travailler à l’étranger sans subir des conditions précaires, je veux dire, comme partir sous les tropiques, ou au Pôle Nord.

— J’avais envie de participer à construire une société plus juste. Au cours de nos études d’infirmières, j’ai été surprise par le nombre d’élèves superficiels qui fréquentaient les cours. Charlotte avait déjà pour projet de rentrer dans l’humanitaire, c’est pourquoi je l’ai suivie. Et toi, que comptes-tu faire, lorsque les terroristes auront été arrêtés ?

La question me prend un peu de court. Je n’y ai pas vraiment réfléchi.

— Je présume que je partirais sur une nouvelle mission, je réponds.

— C’est pas trop dur de n’avoir aucune attache ? De ne jamais rejoindre une maison quelque part ?

Cette question intime me plonge dans la perplexité, me ramène à ce que j’escompte de la vie. Rien, je suppose, à part maintenir la paix partout où je pourrais le faire.

— Quand on est dans les commandos, notre foyer c’est l’armée. Mon escouade est tout ce qui compte. L’équilibre familial est difficile à entretenir tant qu’on n’est jamais là. Peu d’hommes trouvent une femme disposée à élever seule les enfants et passer son existence à attendre le retour de son mari. Les temps ensemble doivent se reconstruire à chaque fois, puisque les habitudes de l’un et de l’autre sont bouleversées par les interruptions de vie commune. Il faut beaucoup de confiance en son partenaire pour supporter la distance.

— Ce qui signifie que notre relation n’a aucun avenir, énonce Evie sans sourciller.

— Non, aucun, j’approuve doucement, mais fermement. Cela te pose un problème ?

Cela ne semble pas la rendre triste, ce qui est un bon point pour elle. Elle n’est pas du genre à s’apitoyer sur son sort, ou à s’attacher au premier venu. Encore une fois, j’admire son caractère résolu.

— Non. J’aime ma liberté plus que tout au monde. Je ne veux suivre les règles de personne, répond-elle tout aussi fermement.

Je souris de sa répartie, qui me renvoie à ma promesse de la soumettre à ma loi. Cependant, il n’est pas question de glisser sur ce terrain maintenant. Seulement de la comprendre pour mieux la protéger.

— Comment peux-tu supporter de bosser sous les ordres des médecins, si tu ne peux pas observer les règles ?

— Le travail en équipe est différent, le docteur est l’organisateur des soins du patient. De plus, Alan n’est pas tyrannique. Il a ses manies de chercheur et peut apparaître froid au premier abord, mais Charlotte fait ressortir le meilleur de lui.

C’est vrai qu’Alan est un peu guindé, mais il a la tête sur les épaules. Quant à Charlotte, elle me parait être ancrée dans la réalité également. Randy, de son côté, semble être pragmatique et détendu, tandis qu’Evie est l’électron libre de la bande. Elle leur apporte une petite pointe d’excentricité. Les caractères des membres de l’ONG se complètent pour former une équipe de choc. Néanmoins, j’aimerais en savoir encore plus sur Miss Riviera.

— D’où te viens ta vocation de sauver des vies, j’interroge.

Evie se crispe imperceptiblement, ma question touche quelque chose de sensible en elle. Je me demande vraiment ce qui peut la troubler à ce point.

— Tu n’es pas obligée de me répondre, je lui dis doucement, car je m’en veux de rompre ce moment de paix.

Elle inspire longuement, indécise, puis se lance.

— Je t’ai déjà parlé d’Éric, mon meilleur ami.

J’acquiesce. Je me souviens qu’elle m’a expliqué que la mort d’Éric était la raison de sa pratique des sports extrêmes. Va-t-elle m’en confier plus ?

— Éric et moi nous connaissions depuis l’enfance. C’était mon voisin, ainsi que Mathilde. Nous avions tous les trois le même âge. Nous étions inséparables, à l’école comme en dehors. J’étais intrépide, et Éric l’était davantage. Mathilde était une enfant sage, mais on réussissait généralement à l’entraîner dans nos jeux, et à explorer toujours plus notre vaste territoire. Nos parents nous faisaient confiance. Nous partions seuls dans la montagne, car nous connaissions ses dangers. Éric m’encourageait dans chacun des défis que nous nous inventions : « Vas-y, Championne, t’en es capable ! ». À l’adolescence, notre trio est devenu plus compliqué à gérer. J’étais amoureuse d’Éric, et Mathilde aussi. C’est elle qu’il a choisie. Ça a été dur pour moi, je pensais que j’étais faite pour lui, plus que Mathilde, si raisonnable.

Evie s’interrompt, lève les yeux vers moi. Je tâche de ne pas avoir l’air jaloux de cet Éric, d’autant plus qu’il ne risque pas de me faire de la concurrence. Néanmoins, je sens bien que son fantôme plane toujours, et ça ne me plait vraiment pas.

— Et alors ? je l’encourage.

— J’ai souffert en silence au début, reprend Evie. Parfois, je n’étais plus invité à les rejoindre, car ils partageaient des moments d’intimité qui m’excluaient. J’en ai pris ombrage, je me suis disputée avec eux. Je ne les fréquentais plus. Jusqu’à ce que j’apprenne qu’Eric développait une leucémie aiguë. C’est un cancer du sang et de la moelle osseuse. Mathilde a pris de la distance avec lui, elle ne supportait plus de le voir se transformer. La médecine n’a rien pu faire. Eric est décédé un an plus tard, il a beaucoup souffert. J’ai assisté aux derniers mois de sa vie, impuissante. C’est là que j’ai perçu le rôle que pouvait avoir une infirmière, dans le soin de la douleur du patient, la compassion et l’accompagnement à la mort. Ses mots ultimes ont été : « Ne renonce jamais ».

Le regard d’Evie s’égare, sauvage, lointain. Je m’aperçois qu’elle a fourni un effort colossal pour oser me livrer cette partie intime d’elle-même.

— C’est pour lui que tu es devenue infirmière ?

— J’aurais voulu pouvoir le guérir. J’ai assisté à sa déchéance, impuissante. Eric ne supportait plus les médecins, vers la fin. Ils semblaient froids et distants, alors qu’il avait tellement besoin de réconfort, lâche-t-elle, amère.

— Je comprends, je lui affirme. Tu as choisi d’être une soignante pour être plus proche des patients.

Evie approuve de la tête sans répondre. En ce qui me concerne, le mystère de sa vocation est résolu. Reste à savoir pourquoi elle a ce comportement de risque-tout.

— À quoi Éric t’a-t-il demandé de ne jamais renoncer ?

— D’après lui, avec un peu d’entêtement, on peut gravir tous les sommets. Il voulait que je les conquière pour lui, qui ne pourrait plus jamais le faire.

— C’est donc ça qui te pousse à toujours aller plus loin ?

— Oui. La vie peut vous quitter du jour au lendemain. Il faut savoir profiter de tout ce qu’elle nous apporte.

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