Chapitre 48 Evie

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— Tu as pu suivre ta scolarité, avec ton bébé, questionne Lamilia.

— J’ai arrêté, déclare Chanoune, avec fierté. Pour lui, ajoute-t-elle.

— Tu vas redémarrer quand il sera sevré ? reprend Lamilia.

— Je ne crois pas.

— Pourquoi, j’interroge doucement afin de ne pas l’effrayer.

— Si je retrouve Djalil, nous nous marierons et j’aurais beaucoup d’enfants, explique-t-elle.

— Tu n’es donc pas sûre de le revoir, s’enquiert Lamilia. Sais-tu où il se trouve ? Je suis inquiète pour lui.

— Tout le monde me demande si je sais où se cache Djalil, mais je l’ignore, s’exclame Chanoune, avec chagrin.

Des larmes coulent lentement de ses beaux yeux nuit sombre, tandis qu’elle agrippe son fils contre elle.

— Ça va aller, la console Lamilia. On va le retrouver. J’espère qu’il n’est pas avec les terroristes.

Chanoune reste muette, prostrée. Lamilia relance.

— Tu sais, le mot Coran vient de Qur'an. Cela veut dire lecture en arabe. As-tu déjà consulté le Coran ?

— Hamdoullah, non. Seulement des passages. Et des hadiths.

— Si tu n’as pas interprété le Coran, pourquoi t’es-tu convertie à l’Islam ?

Lamilia s’adresse avec une grande douceur à Chanoune, c’est bien. Si elle perd sa confiance, nous n’aurons aucun indice pour chercher Djalil et les filles.

— Pour faire une société plus juste, réplique-t-elle.

— En quoi sera-t-elle plus convenable ? demande Nina.

— Tous les petits que je mettrais au monde seront de bons musulmans. Ils iront lutter pour la paix à leur tour.

Nina, Lamilia et moi nous regardons, horrifiées. Elle désire faire plein de mômes pour faire la guerre, c’est affreux ! Je ne peux imaginer cela, c’est une idée si loin de ma conception des choses !

— Quelles sont les injustices que tu espères que tes enfants combattent, je questionne.

— Celles que vous, les Occidentaux, commettez dans le monde entier, m’accuse-t-elle avec les yeux chargés de haine.

Je crois saisir de quoi elle parle, mais je veux qu’elle déroule sa pensée pour mieux comprendre l’étendue de sa rage.

— Peux-tu me donner des exemples ?

— L’Occident a conquis la Terre en asservissant les populations. L’Afrique, l’Asie, le Moyen-Orient et l’Amérique du Sud. Tous. En tous lieux, les Blancs ont pillé les richesses, oppressé les gens et imposé leur façon de vivre et leur religion. Avant cela, c’était les croisades. Même si l’esclavage a été aboli et que les colonies sont redevenues des États à part entière, les nations occidentales n’ont pas cessé d’édicter leur vision aux peuples de la planète : courses à l’armement nucléaire, spoliation des ressources par des entreprises ultras puissantes, maintien de la pauvreté partout dans le monde.

Ces propos me font songer à ceux tenus par les partis politiques dans mon pays, extrême gauche, mais aussi extrême droite. Même rhétorique pour des combats finalement pas toujours si éloignés qu’on pourrait le penser. Chacun est motivé par la paix. C’est le chemin pour y arriver qui oppose tous ces groupes.

— Pourtant, j’objecte, l’Occident a offert sa technologie aux populations démunies, dès les années quatre-vingt. Les pays occidentaux voulaient que les autres prospèrent.

— Le système capitaliste et plus encore le libéralisme ont corrompu tous les gouvernements de la planète, éructe Chanoune avec un dégoût évident.

Vu de ce point de vue, j’imagine qu’elle n’a pas complètement tort. La course à l’enrichissement personnel a exacerbé l’individualisme. Adieu la solidarité, et bienvenue au royaume de la consommation. C’est exactement ce que je fuis en venant travailler dans ce pays. Cependant, je refuse de condamner l’Occident comme étant un tout uniforme. La liberté de parole et de vivre comme on l’entend, le recul de la faim et de la maladie, tout cela compte aussi dans la balance.

— Que recommande ta religion, je demande, pour éviter un débat occident chrétien — orient musulman.

— La foi salafiste propose un ordre social plus juste, explique Chanoune. Les hommes sont guidés par Dieu, qui est représenté par les Imams et les Ulémas, les savants.

— Tu es salafiste, s’étonne Lamilia. Ces gens ont détourné le mot salafia. À l’origine, les Salafi étaient pour le progrès de la société. Ils offraient de s’adapter aux changements qui se produisent inévitablement.

Chanoune se tait, elle ne doit pas connaître l’histoire des Salafistes. Moi non plus, je dois reconnaître.

— Est-ce que ce sont eux qui ont mené l’attentat à l’auberge et tué des innocents ? je questionne.

— Non, ceux-là ne sont pas salafistes. Leur foi est en même temps proche et différente. Les Salafistes ne sont pas en guerre, même s’ils haïssent les Blancs et leur mode de vie perverti.

— Sais-tu qui ils sont ? je sollicite.

— Ils arrivent de l’Irak, murmure Chanoune, l’air torturé.

A-t-elle le sentiment de trahir ces gens ?

— Ce sont des rescapés de l’État islamique ? demande Lamilia.

Son silence équivaut à une confession. Son bébé s’est rendormi, le nez écrasé contre son sein. J’éprouve de la peine pour ce petit être qui est né alors que sa mère est si jeune qu’elle ne paraît pas mesurer l’ampleur de ce dans quoi elle s’engage.

— Tu sais, la conviction salafiste, tout comme celle des wahhabites, c’est celle pratiquée par les djihadistes, explique Lamilia.

— Que penses-tu de la guerre, et des attentats, je demande, pour essayer de décortiquer sa vision des événements.

— Seule la volonté d’Allah compte, m’ignore Chanoune. « La foi en Dieu inclut de croire à toutes les qualités que Dieu S’est attribuées dans Son livre et à celles que Son messager Muhammad Lui a attribuées sans déformation, ni dépouillement, ni définition du comment, ni assimilation. Rien n’est comparable à Allah, Il est Celui qui entend tout et qui voit tout. Le Très Haut n’a ni semblable ni égal et on ne peut établir d’analogie entre Lui et Ses créatures. »

— Tu cites Ibn Taymyya, s’exclame Lamilia. Cet homme a vécu au douzième siècle ! Il luttait contre l’invasion des Mongols. C’est ce qui motivait sa pensée et ses écrits. L’Occident ne peut être comparé aux Mongols de cette époque ! Sans compter que les djihadistes, Daesh et Al-Qaida, ne prennent que ce qui les intéresse dans ces ouvrages. Sais-tu qu’Ibn Taymyya n’est pas contre le soufisme ? C’était sa culture d’origine. Le soufisme, ou la science des états spirituels, a, selon lui, pour finalité de conduire progressivement le « cheminant » au degré de la proximité divine.

Chanoune regarde Lamilia d’un air méfiant. Lamilia a été son institutrice, celle qui lui a appris à lire et à écrire. Cette relation importe dans la vie. J’espère très fort que cela comptera pour Chanoune. D’autant plus que les musulmans de la région abkhaze voisine, tout comme les Tchétchènes, sont eux-mêmes soufis. Je suppose que le débat doctrinal qui a lieu, traduit pour moi par Nina, m’est incompréhensible, tant mon ignorance du culte mahométan est grande.

— L’Islam est une religion de la paix, explique Lamilia. Ceux qui proclament le Djihad contre tout ceux qui ne pensent pas comme eux sont dans l’erreur. Il y a plusieurs interprétations du Coran possibles, car plusieurs courants idéologiques sont issus de la parole du prophète, Paix et Salut à son Âme. Mais si tu lis le Coran, si tu décryptes avec ton cœur, tu sauras que l’Islam est pour l’harmonie. Il n’est nulle part question de lutter contre ceux qui n’ont pas des croyances semblables. Même le port du hijab a été recommandé par le prophète tard dans sa vie, en raison des attaques incessantes dont étaient victimes les musulmanes par les hommes à l’époque.

— Elles ne sont donc pas dans l’obligation de porter le voile, je demande, un peu étonnée de l’assertion de cette institutrice cultivée.

— Il ne s’agissait pas de cloitrer les conjointes ni de les soumettre, au contraire, me répond Lamilia. Toutes ses concubines, à qui Il s’est marié pour les protéger des hommes dans une société injuste, étaient des femmes lettrées, et parfois politisées avec des pouvoirs importants, comme sa première compagne, Khadija.

Chanoune ouvre de grands yeux ronds. Elle n’a sûrement jamais entendu dire cela. La pratique de la religion musulmane à travers le monde a souvent tendance à enfermer les femmes sous la domination masculine. Les hommes interprètent les hadiths en sorte d’inscrire leur mainmise sur les épouses et les sœurs, ce qui est profondément inique.

Il me semble que je vois le changement de perspectives s’opérer dans le regard de la jeune fille. Elle a confiance dans son ancienne institutrice, celle-ci est de confession musulmane, convertie tout comme elle, même si leur foi est différente.

— Est-ce que tu aurais un recueil du Coran à me prêter ? demande Chanoune.

— J’ai toujours le livre sacré sur moi. Prends-le, tu en as vraiment besoin en ce moment.

Chanoune commence à s’ouvrir sur d’autres perspectives, c’est fabuleux ! Cependant, je ne perds pas de vue que ses amies ont disparu.

— Sais-tu si Nino et Aleksandrina sont des initiées ? je sollicite.

Chanoune relève le nez de l’ouvrage saint serré entre elle et son bébé.

— Nous nous sommes converties ensemble, déclare-t-elle avec morgue. Elles sont venues avec moi rencontrer l’imam de Maestia.

— Qui est cet homme, interroge Nina.

— C’est le guide spirituel qui m’a enseigné l’Islam. C’est Djalil qui me l’a présenté. J’ai suivi ses cours avant de me décider, pour être une bonne épouse.

— Cet imam n’est pas Géorgien ou Abkhaze, n’est-ce pas, devine Lamilia.

— C’est un Frère musulman. Il est Turc.

Lamilia pâlit brusquement.

— Un Frère musulman, tu dis. Et bien, les Frères musulmans sont wahhabites et salafistes, d’un seul courant ou d’un mélange des deux. Quoi qu’il en soit, ils vouent une haine farouche à l’Occident, aux États laïques, et prônent le panarabisme. La plupart d’entre eux maintiennent la femme dans une position de soumission extrême vis-à-vis des hommes. Ils louent la Charia pour la plupart des partis politiques qu’ils dirigent à travers différents pays. Ces par l’intermédiaire des gouvernements qu’ils veulent établir l’islamisme. Néanmoins, certains d’entre eux ont rejoint les djihadistes, et ils financent ces derniers.

— D’après toi, y a-t-il un lien entre l’imam qui t’a convertie, l’attentat terroriste d’Ouchgouli et la disparition de tes amies et de Djalil ?

— Je ne sais pas s’il y a un rapport entre les deux. Ce dont je suis sûre, c’est que ce n’est pas Djalil qui est mêlé à tout ça. Son père a fait le djihad en Irak pendant deux ans, puis il est rentré ici. Djalil admire tellement son père qu’il a été voir l’imam à Maestia pour poursuivre son apprentissage de la foi islamique.

Chanoune s’interrompt pour boire quelques gorgées de thé. Nina et moi échangeons un regard, nous sommes proches d’obtenir des confidences. Il faut qu’elle parle ! Chanoune reprend :

— Mais quand son père est revenu, il avait changé. Il était devenu plus dur avec lui, plus distant. Djalil s’est plongé dans la foi pour récupérer son père. Je ne sais pas si cela a fonctionné. Il disait que des hommes de l’État islamique sont venus chez eux il y a deux mois. Qu’il avait pu parler avec eux et qu’il rêvait de les rejoindre. Son père ne le voulait pas, alors ils étaient fâchés tous les deux.

— Il faut retrouver Djalil, conclut Nina.

— Ne sais-tu pas où il pourrait être, je questionne.

— Peut-être il s’est caché dans la cabane de berger de son grand-père, murmure Chanoune en caressant tendrement son bébé.

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