Chapitre 56 Ludovic

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Evie arrive à ce moment-là, les cheveux encore humides de la douche qu’elle vient de prendre. Je lui jette un œil circonspect, m’attends à lire la critique sur son visage. Mais non, elle me rend mon regard impassible, et détourne les yeux. Son attitude, en miroir de celle que j’adopte souvent, me préoccupe. Des cernes soulignent sa fatigue et son inquiétude, ses joues se sont creusées par les efforts des deux derniers jours. Une pensée tendre m’envahit, je voudrais caresser ses mèches brunes pendant qu’elle s’endort, nichée contre moi. Ce n’est pas le moment de ramollir, je me fustige.

— On va devoir tendre un piège à cet homme, j'expose à voix haute. C’est un type dangereux, prêt à tout pour défendre sa cause. Il va falloir explorer soigneusement toutes les possibilités.

Je pèse mes mots en expliquant cela. Un silence s’installe, pendant lequel chacun prend le temps de réfléchir.

— Je n’ai qu’à lui dire que je veux rejoindre les djihadistes, annonce Djalil calmement, après avoir inspiré profondément.

— Il n’en est pas question, coupe Charlotte. C’est trop dangereux. Tu es le papa d’un bébé, je te rappelle.

— Je pense que mon père s’est trompé de voie. C’est à moi de réparer son erreur, déclare Djalil posément.

Je salue intérieurement le courage de ce gamin. Ce gosse a des c… Il n’y a en effet probablement pas d’autre solution pour tendre un piège au marchand, afin qu’il nous mène aux terroristes, de gré ou de force.

— J’accepte ton offre. Je voudrais en discuter avec toi seul à seul. Alan, puis-je emprunter ton bureau ?

Evie et Charlotte me fusillent du regard. Djalil risque d’y laisser sa vie. Je n’ai pas le choix. Alan plante ses yeux dans les miens, puis souffle, mal à l’aise.

— OK, allez-y.

Il nous précède jusqu’au cabinet de l’infirmerie.

— J’espère que vous êtes conscient de mener ce gamin à sa mort, persifle-t-il en ouvrant la porte.

— C’est pour cette raison qu’il faut que je le voie seul à seul.

J’entre dans la pièce, laisse passer l’adolescent, et referme le battant derrière nous. Je m’assois sur le fauteuil des médecins. Djalil prend place sur une des deux chaises réservées aux patients. Je me racle la gorge, prends une inspiration.

— Ta proposition est très courageuse, je commence. Cependant, elle n’est pas sans risque. Tu en as conscience, n’est-ce pas ?

— Ils me connaissent, ils connaissent mon père. Je leur dirais que j’ai réfléchi avant de rejoindre le djihad. Ils me croiront. Ils ont besoin d’hommes qui maîtrisent la montagne et les coutumes d’ici.

— Peut-être as-tu raison, mais ensuite je vais mener l’assaut. Dès que je saurais leur position. Je ne pourrais pas te donner l’occasion de t’enfuir.

— Je tâcherais de me cacher, répond Djalil sans conviction.

Il a conscience que cela ne sera pas aussi facile que cela.

Je lui tends mon portable, qu’il refuse.

— Le marchand a déjà mon numéro, explique-t-il.

— N’a-t-il pas essayé de t’appeler ? je m’étonne.

— Si, mais je l’avais éteint.

Djalil compose le numéro. Le téléphone sonne trois fois, sur le haut-parleur enclenché. Puis un homme répond.

— Gamarjoba*[1].

— C’est Djalil.

Un silence suit.

— Comment tu vas ? demande l’individu.

— Je suis prêt. Pour rejoindre le djihad.

— Qu’est-ce qui te fait changer d’avis, se méfie le commerçant.

— J’ai réfléchi. Tout le monde me recherche, à Ouchgouli. Pour meurtre et enlèvement. Les djihadistes doivent m’accueillir. Ils me doivent bien ça.

— Où es-tu ?

Djalil me regarde brièvement, il ne sait pas quoi répondre.

— Je suis revenu chez mon père, tente-t-il, ignorant si le bâtiment n’est pas surveillé.

— Je ne peux pas venir jusque là. C’est trop risqué. Rendez-vous à la passe de Latpari. Demain à onze heures.

— J’y serais, assure Djalil.

— Seul, précise le marchand.

— Bien sûr.

L’homme raccroche. Djalil range son portable dans une poche cachée dans les replis de son vêtement. Comment va-t-il annoncer cela à sa petite amie ? Cela va-t-il le faire réfléchir ? Risque-t-il de renoncer à aller au point de rencontre ?

— Tu sais te rendre là-bas ? j’interroge.

— Sans problème, répond Djalil avec le premier sourire que je lui découvre.

La passe de Latpari est au sud-est d’Ouchgouli, derrière une série de vallées profondes orientées vers le sud, qui forment un peigne à cheveux vu du ciel. C’est un col situé à 2737 mètres d’altitude, ce qui demande de démarrer la rando à l’aurore pour arriver à l’heure, sauf si Djalil décolle en parapente. Je doute qu’il sache voler, donc il va falloir mettre au point les détails de son immersion chez l’ennemi cet après-midi.

Djalil rejoint Chanoune et leur fils, tandis que je pars à la recherche d’Evie. Je ne veux pas rester sur notre dispute, alors que les événements vont se précipiter d’ici peu. Toute l’équipe attend dans le salon. Je leur annonce ma décision d’envoyer Djalil chez nos adversaires, suivant sa proposition. Un silence glacial accueille la nouvelle. Puis Charlotte proteste à nouveau.

— Je ne peux pas croire qu’il n’y ait pas d’autre solution ! Chamil risque de ne jamais connaître son père, éclate-t-elle. Je ne peux pas cautionner ça.

— Sa vie est en jeu, il en a conscience. Mais la vie des filles est tout aussi précieuse. De plus, si nous n’arrêtons pas ces monstres, de nouvelles existences seront prises.

— L’éthique médicale nous interdit d’envisager cette solution, intervient Randy. Mais si on réfléchit bien, Ludovic a raison. Il faut faire cesser le terrorisme avant que la situation n’empire davantage.

Je remercie intérieurement le toubib qui me soutient.

— Ce n’est pas nous qui sommes engagés, rectifie Alan. C’est Ludovic, qui représente l’OTAN et l’armée géorgienne.

— Allez-vous demander des renforts ? se soucie Charlotte.

— Bien sûr, j’affirme, en sachant très bien que je ne les aurais pas, à moins que les terroristes ne soient plus d’une vingtaine d’hommes.

Evie ne dit rien, mais je suis sûre qu’elle n’en pense pas moins. Je lis dans ses yeux toute son inquiétude pour l’avenir.

— Evie, puis-je te parler ?

Comme elle ne répond rien, je me lance.

— Je voudrais m’excuser de ne pas t’avoir écouté, j’ajoute, en essayant d’avoir l’air contrit.

Evie reste muette en regardant par la fenêtre. La peste. Elle revendique silencieusement des explications, m’oblige ainsi à m’humilier devant l’équipe. Cependant, mes sentiments naissants pour elle sont plus puissants que mon ego blessé. Je m’incline face à sa force de caractère. Pour l’instant. Parce que je l’aime.

— J’ai eu tort de ne pas te faire confiance pour Chanoune. Tu as obtenu de bons résultats.

— C’est tout ? ronchonne la peste.

— Je te demande pardon. Ça te va ?

— Je n’en attendais pas moins de toi.

— Tu dois aussi t’excuser.

Ses yeux s’écarquillent.

— Tu as disparu sans prévenir. Tu aurais pu tomber sur les terroristes.

Ma voix est douce, mais implacable. Evie sait que si elle revient vers moi, je ne laisserais pas passer cette prise de risque. Le reste de l’équipe assiste à notre échange sans rien dire. Alan regarde ailleurs, c’est sa façon d’exprimer sa discrétion, tandis que Charlotte nous observe attentivement. Elisso et Randy se contemplent, complices. Eux aussi doivent construire leur couple. L’accordage nécessaire entre deux personnes passe inévitablement par des heurts, m’a dit le psy de l’armée, à l’époque où j’avais besoin de lui pour comprendre tout ce qui me traversait après l’anéantissement de mon groupe au Mali.

Je quitte le dispensaire quelques minutes plus tard, après avoir appelé Marko et Aleksander pour un briefing à l’auberge. J’ai quelques dispositions à prendre pour demain.

L’après-midi s’envole en une minute. Les plans s’échafaudent et s’accumulent, pour parer à toutes sortes d’éventualités. Aleksander se charge de réunir les villageois de notre garde, Marko prépare l’armement avec Gregory. Je sors une carte de la région, identifie quelques points stratégiques aux alentours de la passe de Latpali, à deux heures de marche maximum. Il y a deux grottes suffisamment grandes pour héberger des êtres humains, mais surtout trois églises orthodoxes, dont une isolée dans la montagne. Selon qu’il s’agit d’un édifice ou d’un abri sous roche, l’assaut mené ne sera pas le même. Une bâtisse possède souvent différentes issues. S’agissant d’une caverne, il peut également y avoir plusieurs entrées. Je consulte aussi Georgio afin qu’il confirme mes hypothèses. Georgio est heureux de pouvoir m’épauler. Il m’aide à éliminer une des deux grottes, dont le plafond est trop bas pour correspondre, et dont l’accès est ardu. La deuxième est plus prometteuse, suffisamment spacieuse pour avoir déjà accueilli des êtres humains, il y a plusieurs milliers d’années. Néanmoins, son absence de cheminée pour évacuer la fumée des feux de bois fait de cette cavité un endroit difficile à chauffer l’hiver. Par contre, cela pourrait convenir comme cache d’armes.

[1]Gamarjoba : signifie bonjour, mais aussi « allô »

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