Chapitre 67 Ludovic

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Lorsque je consulte ma montre, il est presque vingt heures. L’heure du dîner approche. Je laisse l’ordinateur et la radio en veille, éteins la lumière et referme la porte à clé derrière moi. Le bruit que fait une vingtaine de personnes en s’installant dans la salle à manger du restaurant me parvient du haut de l’escalier. Pour savoir si le plan des humanitaires fonctionne, je vais prendre mon repas en même temps, en compagnie de Gregory et Aleksander.

Alors que je descends les dernières marches, la plupart des mercenaires sont dispatchés autour des grandes tables qui ont servi durant la fête, la soirée de l’attentat.

Irina et Nina proposent des shots de liqueur de gentiane aux soldats, souriantes toutes les deux, comme si ces types étaient de gentils touristes. J’en sifflerais presque d’admiration face à leur sang-froid. Irina plaisante avec eux, et Nina rit de leurs blagues déplacées. L’auberge s’est transformée en bouge de bas quartier.

Vladimir m’aperçoit, alors qu’il entre à son tour dans la salle. Il arrive de l’extérieur. Il retire sa chapka et son manteau pour les confier au gars qui le suit comme une ombre, sûrement son valet, à en juger par son empressement. Vladimir m’adresse un sourire canaille, comme si nous étions de vieux amis. Quel connard ! Je lui rends un regard en biais du coin de l’œil, trop tendu par le timing de la nuit à venir.

Je rejoins Aleksander et Gregory, qui sont déjà établis à la table de quatre qui nous est attribuée quotidiennement, au fond de la salle, précisément là où Evie et les membres de l’ONG se tenaient ce soir funeste, trois semaines auparavant. Je m’assois en face d’Aleksander.

Irina aperçoit Vladimir et se dirige vers lui, un plateau plein à la main. Le paramilitaire ne semble pas remarquer l’avenante hôtelière et l’ignore. Il avance droit sur notre groupe. Je me demande ce qu’il peut bien avoir à me dire.

Il est vêtu de son uniforme et armé de son oudav, rangé dans son étui de ceinture. Sa démarche est assurée, tranquille, légèrement chaloupée. C’est celle d’un homme qui se voit déjà en vainqueur. Arrivé à ma portée, il s’adresse au gars qui le suit comme son ombre, et qui tient toujours le manteau et la chapka, avec l’air de ne pas savoir qu’en faire.

—могу я присоединиться к вам ?

– M. Boritchi voudrait vous parler, nous rapporte le valet.

Je jette un œil à Aleksander, puis à Gregory. Ils sont aussi curieux que moi d’entendre ce que le Russe souhaite nous dire.

– Da, répond Aleksander avec mon assentiment.

Le valet tire la chaise de son patron et attend qu’il s’assoie, puis avise une patère à proximité. Il s’empresse de se débarrasser de son fardeau, puis revient vers nous. Vladimir le congédie d’un geste sans le regarder.

Irina a suivi les Russes. Elle dépose un shot devant moi, un deuxième en face de Vladimir. Gregory et Aleksander déclinent un second verre.

Dès qu’Irina s’éloigne vers une autre table, Vladimir s’adresse à Aleksander, qui me traduit.

– Vous avez localisé la planque des djihadistes, félicitations ! Je souhaiterais me joindre à vous pour donner une raclée à ces ordures.

Tiens, tiens. Roman avait tort, le Russe préfèrerait s’associer à nous ! Sauf si c’est une tactique pour recueillir des renseignements. Méfiance…

– Il n’en est pas question, je réponds. Les Russes ne sont pas les bienvenus ici.

– La France n’est pas non plus invitée, rétorque le paramilitaire.

Serait-ce une menace de divulgation de ma présence aux médias ? Non. Il ne peut pas être informé que j’appartiens à la DGSE.

– Je fais partie de la coopération internationale. L’OTAN, vous savez ? j’ironise.

– Votre oncle, Roman Staveski. C’est lui qui emploie mon groupe. Il n’y a rien de russe là-dedans.

Menteur !

– A ce propos, où est Roman ? Je ne le vois pas…

Vladimir se tourne et crache par terre, avec une moue de dégout. Ce petit acte répugnant en dit long sur le personnage, qui ne respecte même pas le mal que se donne la patronne pour que son auberge soit impeccable et accueillante.

– Je crois que l’idée de se battre l’a rendu malade, ironise le mercenaire. Il se cache dans les toilettes depuis deux heures.

Nina apporte une salade multicolore à notre table. Il manque une assiette devant Vladimir, l’emplacement de Marko en temps habituel. Elle me lance un regard interrogateur. Le Russe va-t-il manger ici ? me questionne-t-elle muettement.

Je me demande si la drogue est déjà dans la marmite, ou si les doses vont être servies dans chaque gamelle. Je me crispe un peu à l’idée d’ignorer cela avant de gouter le plat principal. Si Vladimir soupçonne quelque chose, je vais devoir réagir plus vite que lui.

Le Russe se lève, ce qui force Nina à se reculer. Il ne souhaite pas rester en notre compagnie.

– Mon commando va attaquer de toute façon, déclare-t-il. Il vaudrait mieux que je sache à quelle heure les Géorgiens interviendront. Cela évitera une bavure, n’est-ce pas ?

– Probablement, lui dis-je en faisant mine de réfléchir. Craignez-vous que l’armée géorgienne ne puisse faire face ?

Un grognement de mépris s’échappe de ses lèvres arquées en un pli de dédain.

– Ce n’est pas pour rien que la Géorgie a besoin de l’OTAN, balance-t-il sèchement.

– Et vous, à quelle heure allez-vous attaquer, je lui demande, sans grand espoir qu’il me réponde.

– Entre trois et cinq heures, lâche-t-il, plein de morgue. Je n’ai pas encore décidé.

Il s’en retourne vers une table à l’autre bout de la salle, et s’assoit face à la porte, tout comme moi.

Si tout se déroule selon le plan de Charlotte et Irina, aucun d’entre eux n’ira donner l’assaut ce soir.

La salade est délicieuse, mais je n’ai pas le cœur ni l’esprit tranquille pour la savourer. Je me repasse en boucle les derniers mots d’Evie avant qu’elle raccroche son téléphone : « Ils nous ont vues. Trois hommes viennent. Ils sont armés ! »

J’ai recontacté Marko une seconde fois. Il a fait le tour du promontoire pour approcher les lieux. Il a pu observer le départ de deux des djihadistes avant la tombée de la nuit. Des tireurs sont postés aux deux fenêtres opposées de la tour du monastère, et un troisième couvre les arrières du bâtiment, au deuxième étage. Les deux entrées sont certainement défendues, car les baies du rez-de-chaussée ont été obstruées. L’endroit est donc bien gardé, ils guettent notre arrivée. Du côté du satellite, les renseignements confirment le visuel de Marko. Mon unité sera parachutée cette nuit, par hélicoptère. Les gars sont déjà en train de traverser l’Europe à l’heure qu’il est, à bord du caracal, qui peut parcourir de grandes distances. Mes camarades feront une escale dans deux heures trente à Koutaïssi, puis nous attendrons le feu vert de Paris pour donner l’assaut aux djihadistes. À la fin du repas, Aleksander et Gregory iront se positionner avec leurs unités à l’avant et à l’arrière du monastère.

Dès que les assiettes de salade sont vides, Nina et Irina les débarrassent. Je me demande si l’un des toubibs est en cuisine, en train de remplir chaque plat de soporifique. Je cherche un prétexte pour aller y faire un tour, mais rien ne me vient à l’esprit. L’hôtelière avance jusqu’à notre table.

– Vous pouvez manger en toute confiance, nous glisse-t-elle.

Déjà, Nina ramène les gamelles contenant le chanakhi, qu’elle distribue.

J’observe un mercenaire humer le ragout et s’exclamer, l’air conquis. Tant mieux. Les hommes se servent de grandes louches, et commencent à dévorer, sans attendre. Ils sont bruyants, s’abreuvent amplement de vin et accompagnent leur repas avec les galettes épicées. Cela ressemble à une scène d’une cantine quelconque, hormis que certains sont armés de leurs flingues à la ceinture. En quelques minutes, tout le monde mastique de bon cœur, sauf Vladimir qui observe la salle. C’est à notre tour d’être servis. Nina dépose une marmite fumante dont l’odeur ravit mes narines. Mon estomac se met à gargouiller. Je me rends compte que je n’ai rien avalé depuis cette nuit, à part un petit cake tout à l’heure. Je meurs de faim. Nina me fait un clin d’œil en remplissant mon assiette à ras bord. Elle a surpris le bruit qu’a fait mon ventre, c’est sûr !

Je lorgne discrètement du côté de Vladimir. Va-t-il manger ?

Il porte un morceau à ses lèvres, et l’introduit dans sa bouche. Son expression est neutre. Il n’a rien détecté d’anormal. Ouf. Je commence à me sentir un peu plus serein. Les soldats avalent de bon appétit, je m’autorise à respirer et entreprends de me nourrir à mon tour.

Mmm, c’est délicieux ! Gregory goute aussi, puis Aleksander, après m’avoir observé. Je suppose que nous nous demandons tous les trois si le plan va fonctionner, si les paramilitaires vont mettre longtemps à somnoler ou à dormir. Nous ne savons pas trop à quoi nous attendre, mais n’osons pas en parler entre nous, de peur d’être entendus. Les mercenaires engloutissent leurs parts, mes subordonnés et moi-même en faisons autant.

Tout à coup, la porte de l’auberge s’ouvre à grand fracas.

Levan fait irruption dans la salle à manger, suivi par Bjalava, le chef d’Ouchgouli, et un groupe de villageois.

Que peut bien manigancer le mafieux ?

Le silence se fait dans la pièce. Je distingue quelques têtes connues, des jeunes et des plus âgés, qui ont participé aux tours de garde. Ce sont des chasseurs et des trappeurs, ainsi que quelques bergers restés pour l’hiver. Parmi eux, des quinquagénaires trop vieux pour partir sur les pâtures dans la plaine. Tous sont munis de leurs fusils attachés en bandoulière sur l’épaule. Le visage déterminé, ils semblent prêts à en découdre. Irina a l’air aussi surprise que moi. Elle renvoie immédiatement Nina en cuisine, sans doute pour la protéger en cas de pugilat.

En effet, plusieurs mercenaires se lèvent et sortent leurs armes. J’en fais autant. Vladimir, lui, achève sa bouchée de chanakhi avant de s’intéresser à la scène.

Levan s’adresse à lui en russe, je ne comprends pas. Heureusement, Aleksander fait la traduction :

– Rentre chez toi, avec tes hommes, exige Levan.

– Depuis quand tu me donnes des ordres ? se rebelle Vladimir.

– Depuis que mon patron t’a viré ! rétorque le mafieux.

– Il n’en a pas les moyens, affirme le Russe.

– Renseigne-toi mieux, martèle Levan en détachant ses syllabes.

Vladimir ne répond rien, il se contente d’avaler une gorgée de son verre de vin. Les mercenaires échangent des coups d’œil surpris et prennent un air mauvais. L’atmosphère devient lourde, chargée de tension. J’essaie de comprendre ce qui se passe.

– Est-ce que j’ai raté quelque chose, Levan ? je demande. Roman ne m’a pas parlé de virer les Wagner.

– Son fils s’est échappé. Plus rien ne menace Nukaï. Donc ces connards sont priés de ficher le camp !

Les villageois portent les mains sur les crosses de leurs armes en fusillant les mercenaires du regard. Si ces derniers dégainent, ça va être vilain. Le chef d’Ouchgouli semble un peu perdu. Il scrute tour à tour Vladimir, Levan et moi, en essayant de deviner la suite des événements. J’ignore comment débloquer cette situation sans issue, lorsqu’un des soudards se met à bâiller.

Du coin de l’œil, je vois le soulagement se peindre sur le visage d’Irina.

Vladimir sort son téléphone et passe un appel. Quelques secondes plus tard, il raccroche, l’air furieux. Cela confirme les dires de Levan. Mon neveu s’est échappé. Reste à savoir comment le Russe va réagir.

– Aucune importance, déclare Vladimir en rangeant son portable.

Il se tourne vers ses hommes, dont certains sont en train de se décrocher la mâchoire de sommeil.

– On dégage. Tout le monde à l’hélico dans trente minutes.

Puis il se fraie un chemin vers l’extérieur, parmi les villageois surpris que Vladimir cède aussi vite. Quelques mercenaires lui emboitent le pas, d’autres se lèvent et se dirigent vers l’escalier, pour récupérer des affaires dans leurs chambres.

Le commandant des Russes sort de l’auberge en bombant le torse, entouré de sa garde rapprochée, cinq soldats prêts au combat, gilet pare-balle, mitraillette Kalachnikov au poing et grenades à la ceinture. Le valet de Vladimir lui court après pour lui apporter son manteau et sa chapka. Les autres repartent chercher leurs bagages à l’étage. Quelques villageois suivent Vladimir et ses sbires, probablement pour s’assurer de leur évacuation. Levan n’a pas bougé d’un pouce, un petit sourire satisfait se dessine sur son visage. Lorsqu’il aperçoit mon regard, il se met à rire, ce qui m’énerve un peu. Est-il simple d’esprit ? Croit-il vraiment que Vladimir va lui obéir ?

Il s’approche de moi.

– Les Russes ne sont pas près de décoller, ricane-t-il.

– Pourquoi ?

Il s’esclaffe plus fort.

– Parce qu’il va leur manquer la pièce de transmission du moteur au rotor !

Je reste muet, partagé entre l’envie de saluer la performance et la nécessité pressante de lui hurler dessus. S’il dit vrai, ces abrutis ne vont pas tarder à revenir ici, plus furieux que jamais ! Mais au moins, ils n’interviendront pas sur l’opération de libération des otages.

– Bien joué, je lui réponds. Et que se passera-t-il lorsqu’ils s’en apercevront ?

Levan me regarde avec un air de commisération qui en dit long sur mon incapacité à jauger la situation, d’après lui.

– Et bien, Irina et les toubibs ont fait ce qu’il faut pour se débarrasser d’eux, non ?

Ah, il est donc au courant.

– Oui, mais pourquoi venir les déloger de l’auberge ? je demande, surpris.

– Ils seront plus faciles à immobiliser s’ils sont tous dans l’hélico, tu ne crois pas ?

Je soupire. C’est parti d’une intention louable. Levan souhaite nous éviter le transport de vingt hommes endormis jusqu’à un lieu où les garder prisonniers.

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