Chapitre 69 Evie

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Nul besoin qu’on me traduise les mots de Chanoune, prononcés en géorgien. La jeune fille parait déterminée à appuyer sur la gâchette si la réponse ne lui convient pas. Azir me regarde, paniqué.

— Elle cherche son keum ? Il est parti avec Boulawane cet après-midi.

Je ne m’attendais tellement pas à cette réponse que je répète bêtement.

— Comment cela parti ? Qui est ce Boulawane ?

— C’est le marchand d’épices. Djalil l’accompagne pour lui servir de guide.

Je me tourne vers Chanoune, je pèse mes mots en anglais pour adoucir la nouvelle. Je ne trouve rien d’autre que :

— He’s alive ! He’s gone with the shopkeeper. [1]

Le soulagement et la déception se peignent sur le visage de l’adolescente.

Au même moment, Aleksandrina pousse un cri strident.

Brahim, qui était sur le ventre, a roulé sur le côté. Il saisit le bras de la jeune fille, puis se met debout et l’oblige à en faire autant. Quand j’aperçois le couteau dans sa main, c’est trop tard, il est plaqué contre sa gorge.

Le sang se retire de mon visage, je ne parviens plus à respirer. Quelle idiote ! Je n’ai pas pensé à vérifier si ces types possédaient d’autres armes !

— Posez les flingues à terre ! ordonne Brahim.

J’installe précautionneusement celui que je tiens sur le sol, sans quitter des yeux le regard affolé d’Aleksandrina. Je crains un instant que Chanoune n’obéisse pas, car elle arbore l’expression butée que je lui connais déjà. Mais elle en fait autant avec la kalachnikov, lentement, à regret, à mon grand soulagement.

— Grouille-toi, Azir, récupère les armes, on n’a pas toute la vie ! vocifère Brahim.

Azir se lève tranquillement de sa chaise et vient reprendre la mitraillette, qu’il enfile en bandoulière, puis le revolver.

Cette fois-ci, nous sommes dans de beaux draps. Ce Brahim est complètement dingue, il va sûrement essayer de se venger.

— Toi, ma cocotte, tu vas me payer ça très cher, me confirme le djihadiste furieux. Tu vas voir ces gamines crever. Tu seras la dernière !

Les sourcils froncés et le regard mauvais, il augmente la pression de sa lame sur la veine qui palpite dans le cou d’Aleksandrina. Je pousse un cri angoissé, ce qui le fait sourire.

Nino est à ma droite, figée par la peur. Chanoune baisse la tête, comme si elle était déjà vaincue. Peut-être pense-t-elle à son bébé, qui pourrait bien devenir orphelin si toute cette histoire finit mal.

Je jette un œil vers le plus jeune de nos geôliers. Il ne semble pas apprécier les paroles de son grand frère.

— Non, Brahim. Fais pas ça ! tente de le contenir Azir, en crispant ses doigts sur la gâchette de l’oudav.

— Tu préfères que je te donne ma place ? demande le cinglé.

— Ne la touche pas. Elle n’y est pour rien ! s’écrie Azir.

Brahim accentue encore son geste, comme pour provoquer son petit frère. Un filet de sang s’écoule du cou de la jeune fille, qui laisse échapper des larmes sur ses joues rebondies et se mord les lèvres pour se retenir de crier. Nino, très pâle, fait un pas en avant pour porter secours à son amie, tandis que Chanoune serre les poings de toutes ses forces.

D’un coup, Azir met fin à la tension. Il lève le revolver, ajuste le canon sur son frère, et tire. La déflagration est terrible dans cette pièce exiguë, nos tympans se déchirent. Une fois encore le monde devient silencieux, avec pour seul écho cette explosion qui n’en finit pas dans mon esprit. Il me faut une ou deux minutes pour entendre de nouveau.

Brahim hurle, il est touché à l’épaule. Il relâche Aleksandrina, ainsi que le couteau. Son sang forme une corolle sur ses vêtements, puis s’égoutte en flaques sur le sol.

— Pourquoi t’as fait ça, espèce de crétin ? braille le blessé qui a de la peine à tenir debout. Comment on va s’y prendre pour sortir d’ici, maintenant ?

Azir ne répond rien. Il attend. Il se contente de regarder son frère s’asseoir par terre, puis s’allonger à terre, vaincu par la douleur. Nous sommes toutes les quatre stupéfaites par ce qui se produit, mais comme Azir ne lâche pas l’oudav, je reste prudente.

J’entends des pas précipités descendre les dernières marches de l’escalier qui mène à la surface. Le coup de feu a dû alerter les autres terroristes.

Azir se dirige vers la porte de la crypte, qu’il entrouvre. C’est Hamza qui vient aux nouvelles. La surprise arrondit ses yeux lorsqu’il aperçoit Brahim à terre en train de sangloter de douleur. Mais déjà, Azir lui donne des ordres. Le type repart au pas de course.

Je ne sais pas quel est le plan du djihadiste, mais la situation ne semble pas l’inquiéter outre mesure. Il retourne s’asseoir sur la chaise qui fait face au mufti, le revolver sur les genoux, l’air absent. Je regarde les filles, hébétée. Il est tard, nous avons toutes faim et froid. Il faudrait réagir, mais j’ignore de quelle façon. Comment tout cela va-t-il tourner ?

Au bout de quelques minutes, Hamza revient avec ma trousse de secours, ainsi que de la nourriture et une cruche d’eau. J’éprouve une bouffée de reconnaissance pour Azir, qui a su demander exactement ce dont nous avions besoin.

Il remercie Hamza et prend le temps de lui expliquer ce qu’il doit faire ensuite. Ce dernier acquiesce et repart en refermant la porte derrière lui. Je m’approche de la sacoche de soins, déposée sur une chaise. Ma priorité devient de panser Brahim, même si je laisserais bien ce salopard se vider de son sang. Je sais qu’il n’hésiterait pas une seconde si c’était moi à sa place. Mais je suis infirmière pour porter secours aux gens, ce n’est pas pour juger mes patients.

Azir n’intervient pas, ni de dit mot. Je sors une fiole de morphine pour atténuer la douleur du terroriste, après avoir observé la plaie. Quelques minutes suffisent pour qu’il s’endorme. La balle lui a explosé l’articulation, il n’a plus d’épaule. S’il n’est pas hospitalisé rapidement, il va se vider de son sang. J’attrape une bande élastique pour lui faire un garrot autour du torse, sans grand espoir de le sauver. Néanmoins, je comprime la plaie dès que je me suis désinfecté les mains. Azir m’observe comme s’il assistait à un cours académique. Aucune réaction de sa part, il semble tout aussi anesthésié que Brahim.

Lorsque c’est fini, je me tourne vers lui.

— Pourquoi tu as tiré sur ton frère ?

— Je ne voulais pas qu’il la tue.

Azir a le regard vide. Ses mouvements sont lents. Peut-être que si je lui bondissais dessus, je pourrais récupérer son revolver. Mais cela ne me garantirait pas qu’il n’utilise pas la mitraillette.

Aleksandrina, Chanoune et Nino se sont regroupées dans un coin de la crypte, elles sont assises à même le sol. Nous avons tous besoin de reprendre des forces, aussi je désigne le pain et le fromage ramené par Hamza.

— Je peux leur en donner ? je demande au terroriste en montrant les gamines apeurées.

— Oui, mangez, acquiesce Azir.

Il effleure la main du mufti qui pend inerte en dehors de la table.

— Comment va-t-il ? je questionne tout en coupant des morceaux de pain et de fromage pour nous tous.

— Je crois qu’il va mourir, répond Azir, dans un murmure si bas que je l’entends à peine.

Les filles acceptent la nourriture, mais Azir refuse de prendre sa part. Il touche fréquemment les doigts du religieux, et fixe du regard son frère. Celui-ci est inconscient à présent. Il a perdu tant de sang qu’il ne va plus survivre très longtemps. Tout au plus une heure s’il a de la chance.

Je suis frigorifiée ainsi pétrifiée sur mon siège, mais n’ose pas me joindre aux gamines qui se serrent entre elles sous la couverture, adossée contre le mur de gauche.

Puis dans un dernier râle, le mufti se crispe, et meurt. Azir se relève, embrasse son front, saisit précautionneusement le vieil homme sous les aisselles, et le transporte dans le couloir, hors de notre vue. Encore une fois, sa manière de faire me trouble. Pourquoi est-il impliqué dans cette guérilla de terroristes islamiques ?

Dès qu’il revient, il casse les chaises, puis la table, dont il fait un tas qu’il dispose sous l’ouverture des deux soupiraux. Je l’observe allumer un feu. Puis il repart s’asseoir contre le mur de droite, face à la porte close, à même le sol. Il dépose le fusil mitrailleur à côté de lui, mais sa main reste sur la crosse. Il est prêt à tirer, mais ne parait pas nerveux. Tout au plus tendu, comme quelqu’un qui se concentre sur un but précis.

Je fais signe aux gamines de se rapprocher du feu, pour se réchauffer, et m’installe près d’elles. Je peux lire le choc sur leurs visages amaigris. Nous ne savons pas à quoi nous attendre, mais nous anticipons en silence les événements qui se préparent. L’assaut. Nous y pensons tous, mais personne n’aborde le sujet. De prime abord, nous pourrions nous dire « Hourra, nous allons être sauvées ! » Mais c’est plus complexe que cela. Nous pourrions être tuées ou blessées, avant ou pendant l’attaque des Forces spéciales.

Je prends comme une gifle en pleine conscience de la situation dans laquelle je me suis fourrée. Je n’arrive pas à regretter d’avoir suivi Chanoune, mais je comprends aussi que je risque ma peau et que j’ai frôlé la mort à plusieurs reprises ces dernières semaines. Que doit penser Ludovic à l’heure actuelle ? Il doit être fou d’inquiétude, tout comme les membres de l’équipe. Ai-je le droit de leur faire subir cela ? Ludovic ne sera-t-il pas perturbé par ma présence ici ? Cela pourrait-il le conduire à commettre des erreurs dans sa préparation de l’opération ?

Ma nervosité est telle, qu’il faut que je parle. Un échange verbal avec n’importe lequel d’entre eux sera préférable à ce silence insupportable.

— Azir ? Pourquoi t’es-tu engagé dans le djihad ? je demande, sans trop espérer une réponse de sa part.

Il tourne son visage vers moi. Ses yeux brillent de l’éclat du reflet du feu dans ses prunelles, mais je décèle une autre flamme, celle de la mystique religieuse.

— Parce que je veux cesser d’exister dans le mensonge et dans l’impiété. Je désire vivre selon la Loi d’Allah, Paix et Salut à Son Âme.

— C’est un beau projet, je réponds doucement, pour ne pas le brusquer. Mais pourquoi as-tu choisi de le faire en prenant les armes ?

Azir hésite, puis se tait quelques instants pour réfléchir.

— C’était peut-être une erreur… Quand je me suis enrôlé chez Daesh, je savais que la guerre a commencé, depuis l’avènement du prophète Muhammad (Paix et Salut à son Âme), entre les musulmans et le reste du monde. En Inde, en Birmanie, en Chine, en Syrie, et en Irak, les croyants sont persécutés. En Europe, en Amérique, nous sommes méprisés. Je ne pouvais plus supporter tranquillement ces injustices. J’avais besoin de m’engager physiquement, par la violence. Il me fallait trouver une signification à mon existence. La lutte armée est devenue le sens de ma vie.

— Tu parles de lutte armée, mais en France, ou en Géorgie, il n’y a pas de guerre contre les musulmans ?

— Daesh est en guerre pour la libération de l’islam, mais aussi pour que tous puissent vivre en paix, dans la communauté, dans la tradition de notre foi, selon nos lois.

— Mais pourquoi commettre des attentats et tuer des innocents ?

— Ce ne sont pas des innocents pour Daesh. Ce sont des impurs.

— Mais assassiner des enfants et des femmes, ça ne constitue pas un crime ?

— Ce n’est pas bien, évidemment. Mais Allah est grand. Il pardonnera à ceux qui luttent pour Lui. Les civils morts, c’est ce que les militaires occidentaux appellent des dégâts collatéraux.

Je réprime un hoquet. Des dégâts collatéraux ? Quelle horreur !

— Le terrorisme, reprend Azir, c’est un moyen de pression sur l’ennemi. C’est une stratégie pour installer la peur lorsque le gouvernement d’un pays est faible. D’abord, Daesh effraie le peuple, puis il instaure la paix en remettant un ordre social juste, là où l’état précédent est absent. Comme ça, la population est contente et les gens acceptent la charia, la loi coranique.

— C’est affreux comme méthode, je ne peux m’empêcher de remarquer.

— Je commence à comprendre que ce n’est pas la bonne solution, soupire-t-il.

— Que vas-tu faire, à présent ? je demande.

— Attendre tes amis, me répond-il, avant de s’enfermer de nouveau dans le mutisme.

[1] Il est vivant ! Il est parti avec l’épicier.

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