Chapitre 10 Evie

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C’est le cœur joyeux que je me prépare ce vendredi soir, pour cette petite distraction populaire au cours d’un hiver qui promet d’être long et sans histoire. J’enfile une robe simple en coton, couleur bleu nuit, par-dessus un chemisier noir, assorti de bas foncés. Je cherche un vêtement chic pour faire honneur aux villageois, mais pas trop ostentatoire pour ne pas choquer les gens. J’enveloppe mes cheveux nattés dans un voile de lin très fin, car j’ignore quelle sera la tenue des femmes ce soir. J’espère que si je fais une entorse à leurs mœurs, ils sauront me le pardonner. Je me maquille légèrement, toujours dans le même but d’être élégante, mais non provocante.

C’est d’excellente humeur que notre petit groupe s’entasse dans le pick-up, pour rejoindre l’auberge où se déroule la fête. À notre arrivée, les gens que nous connaissons nous mettent à l’aise en nous accueillant parmi eux. Elisso nous quitte pour aller vers ses amis, tandis que Georgio nous accompagne afin de nous faire visiter les lieux.

Il y a trois salles, réparties dans le prolongement les unes des autres. Curieusement, seules la première et la troisième ont une porte et une fenêtre chacune. Celle du milieu est aveugle, mais de là on peut rejoindre les cuisines, nous explique Nina, la petite sœur d’Elisso, qui parle également notre langue.

Les cloisons, en pierre, comportent des torches accrochées à tous les mètres. Chaque pièce a des tables disposées le long des murs, dont une, pour le buffet. Les entrées sont dans la première salle, les plats chauds dans la seconde, et les desserts dans la troisième. Comme cela, tout le monde doit évoluer dans les trois pour se servir.

Une bonne ambiance règne parmi les gens de tous les âges, qui se mêlent les uns aux autres. Les femmes ne sont pas du tout voilées, et au contraire arborent des tenues traditionnelles sublimes. Elles portent de grandes robes rouges cintrées et sont maquillées pour mettre leurs yeux en valeur. Des enfants courent partout. Des musiciens jouent en sourdine dans la première salle, en attendant que chacun s’installe. Énormément de paysans se sont déplacés, des trois hameaux de Ouchgouli, mais aussi des fermes montagnardes et des villages de la vallée de l’Ingouri. Je reconnais certains de mes patients. D’autres sont des commerçants que j’ai croisé sur le marché, et d’autres que je ne connais pas. Dans l’ensemble, ils sont souriants, et mon appréhension d’enfreindre leurs coutumes s’évanouit.

Georgio nous rejoint pour nous accompagner à notre table, puis au buffet. Il nous a gardé une place de choix dans la première salle. De là où nous nous situons, nous verrons entrer les chanteurs après le repas, sans être incommodés par le brassage des gens ni par les courants d’air, nous explique-t-il avec un clin d’œil.

Comme toujours, les mets sont délicieux. Une succession de salades variées nous ravit par l’originalité de leurs épices. Je goûte un verre de Tchatcha pour faire plaisir à Georgio, assis à côté de Charlotte, qui est à ma gauche.

En face de moi se trouve Elisso, Alan fait face à Charlotte, et Randy à Georgio. Le rouge me monte aux joues, une agréable chaleur m’envahit. J’écoute Charlotte, qui bavarde avec Alan, tandis que Randy brasse de grands gestes pour mimer son contentement de déguster les mets traditionnels, ce qui fait rire ses voisins de table.

Mon attention est attirée par Aleksander et Marko, en provenance de l’arrière. Je suis surprise, je ne les avais pas vus quand nous avons visité les lieux. Ils paraissent tendus, parcourent la salle en examinant chacun des convives assis ou debout autour du buffet. Ils me remarquent, me saluent de la tête, et reprennent leur étrange manège. Leurs visages se tournent vers la porte d’entrée alors que Ludovic arrive à son tour. Je suppose que ses copains l’attendaient avec impatience et qu’ils vont se détendre à présent.

Mais Ludovic a également l’air d’être aux aguets. Il m’aperçoit et croise mon regard, me fait un bref sourire, et avance dans la salle. Il passe devant nous sans s’arrêter, se contente de nous dire bonjour d’un signe de tête, puis rejoint ses amis. Ils discutent un moment avec un quatrième type que je n’ai jamais vu, puis Marko, et Aleksander repartent vers le fond, tandis que Ludovic et l’inconnu se servent d’une assiette et s’assoient près d’un groupe d’hommes du village.

Le comportement de Ludovic me froisse. J’aurais cru qu’il viendrait au moins nous saluer et bavarder quelques minutes. Son manque de politesse m’agace, mais de toute évidence il n’a plus rien à faire avec nous. Peut-être imaginais-je qu’en tant que français, il se joindrait à nous ?

Je ravale ma déception en regardant un homme s’installer à côté de moi. On dirait un marchand. Il a le teint mat, son corps est comme celui d’un nomade, fin, presque frêle, et il est petit. Il n’est visiblement pas géorgien de souche. Il adresse un sourire à Elisso, m’ignore soigneusement, à la grande consternation de notre interprète qui me vante sans cesse la tradition de l’accueil géorgien, puis se tourne vers les trois éleveurs de bétail à sa droite. Je hausse les épaules, fataliste.

Comme j’ai faim, je mange une bouchée de ce délicieux pain fourré au fromage. Mon nouveau voisin semble être là pour affaires, car il se met à discuter avec les bergers. Elisso les écoute parler, puis nous traduit le sujet de conversation. Les hommes sont inquiets, il y a eu davantage de disparition que d’habitude dans le cheptel cet automne, dans les hauts pâturages. Il se pourrait qu’il y ait plus de loups que nous le pensons. Le marchand arrive de Koutaïssi, il voudrait réserver quelques bêtes pour ce printemps. Mais avant de venir, il est passé par Maestia, où de drôles d’histoires circulent. Un autel aurait été retrouvé dans la forêt, avec des moutons et des coqs égorgés.

Alors que nous sommes horrifiés, Elisso nous explique que ces faits s’apparentent à d’anciennes coutumes locales, n’ayant plus cours aujourd’hui. Le sacrifice d’animaux, et de gens était pratiqué il y a deux mille ans, c’est un rite païen d’offrande aux chamanes, les Hatis, des hommes et des femmes possédés par les dieux.

Les éleveurs, puis le marchand et Elisso se signent afin de repousser le mauvais œil. J’en fais autant, j’ai cru comprendre que le culte a une valeur importante dans la montagne. Charlotte, Alan et Randy m’imitent, car eux non plus ne veulent pas froisser les Géorgiens. Alors que les voisins de l’autre côté de Randy n’ont pas entendu l’histoire, le commerçant de Koutaïssi la répète. Puis quelqu’un fait remarquer que l’abondance de loups est peut-être due à Givargi, le Dieu tutélaire des contrées et des animaux sauvages. Ce dieu, habillé comme un Tchétchène, est aussi le protecteur des pillards, ce qui paraît être un sombre pressentiment à tous ceux qui écoutent cette étrange conversation. Tous se signent encore une fois, puis la vieille Liana met fin à toutes ces superstitions en se levant. Elle entonne une chanson, bientôt reprise par tous, et applaudie en rythme.

L’ambiance se détend et j’en profite pour aller jusqu’au buffet des plats de résistance, au milieu. Ludovic est plongé dans une discussion avec son voisin, mais ne quitte pas la porte des yeux, tandis que l’homme à côté de lui détaille chaque personne présente dans la pièce. Je n’ai pas revu Marko et Aleksander, aussi, curieuse de comprendre ce qui se joue, je m’en vais faire du repérage à l’entrée de la troisième salle, où je les trouve autour d’une table. Ils semblent également sur leurs gardes, je me demande pourquoi. Leur attitude me gâche un peu mon plaisir, car je sens leur tension, ce qui me stresse vaguement. Je retourne m’asseoir à ma place après m’être servie une assiette de viande en sauce avec des légumes. Je fais part de mon questionnement à Charlotte qui hausse les épaules. Les gens sont bizarres, il ne faut pas faire attention.

— Fait comme Randy, il goûte à tout et bavarde avec tous ceux qui veulent bien l’écouter, rigole-t-elle.

Le toubib discute avec sa voisine, et Elisso l’a rejoint pour la traduction anglais-géorgien. Elisso est trilingue, ce qui est un atout majeur pour notre intégration à Ouchgouli. J’oublie Ludovic et déguste mon assiette en savourant tous ces arômes qui explosent dans ma bouche. Il faut absolument que j’apprenne à cuisiner leurs plats traditionnels !

Liana, qui voit que la place est libre en face de moi, vient s’installer. Si je réussis à lui faire comprendre à quel point je me régale, ce qui lui fait très plaisir, je ne peux cependant traduire sa réponse. Tant pis, je vais devoir attendre qu’Elisso soit disponible. C’est l’heure du dessert, mais surtout, dans une demi-heure, auront lieu les chants polyphoniques. Je me lève à nouveau pour aller chercher des gâteaux, cette fois Charlotte m’accompagne.

Nous revenons à notre table et nous installons à notre place quand soudain la porte d’entrée s’ouvre avec fracas, interrompant toutes les conversations. Il se passe une seconde avant que je comprenne ce que je vois.

Un type en treillis militaire tient une grenade en l’air dans sa main droite, il crie :

— Allahu Akbar[1] !

Tout va très vite. Ludovic est debout, il sort un revolver de je ne sais où. Il vise l’intrus et tire tandis que des personnes se mettent à hurler.

L’homme est projeté en arrière, tout explose.

La déflagration me souffle à terre. Le bruit fracassant métamorphose mon univers, je n’entendrais plus jamais rien d’autre. Mon cerveau se fragmente en même temps que des esquilles de métaux tailladent tout ce qu’ils croisent sur leur parcours. Puis le silence s’abat sur le monde dont je suis devenue l’unique représentante, entourant mes perceptions d’un caisson d’insonorisation. Je suis assommée, sonnée, hébétée.

Je suis tétanisée par l’onde de choc. Une question flotte dans mon esprit : Suis-je en vie ? J’ouvre mes yeux, qui se sont fermés lors de l’impact au sol. La table m’a protégé, je ne suis pas touchée. En tant qu’infirmière je suis habituée à voir de l’hémoglobine, mais rien ne m’a préparé à ça. Beaucoup de gens sont à terre. Quelques-uns sont blessés. Du sang, des débris de verre et de nourriture sont répandus à l’entrée. La grenade a explosé à l’extérieur de l’auberge, emportée avec son propriétaire, lorsque Ludovic l’a dégommé. Heureusement.

Je me relève douloureusement, du coton a remplacé mes os. Je regarde Charlotte qui s’assoit lentement à côté de moi. Elle n’a rien. Des gens arrivent, en provenance de l’autre salle, dont Marko. L’incrédulité puis l’horreur se peignent sur leurs visages. J’aperçois le cadavre du terroriste, couché sur le perron. Un liquide écarlate coule de sa tête, c’est bien. Une femme se met à hurler, son mari est étendu au sol, alors qu’il revenait du buffet. À côté, un second homme allongé, ensanglanté. C’est celui qui était le plus proche du hall.

Je cherche Ludovic du regard, il referme le battant resté ouvert. Son voisin de table, le villageois d’un certain âge, est armé lui aussi. Il braque son revolver vers l’issue en se tenant dos au mur, à côté de la fenêtre. Craint-il une autre attaque ?

Je me tourne vers Alan et Randy, que des morceaux de métal ont touchés. Charlotte passe sous les tréteaux pour rejoindre Alan, qui a le cuir chevelu salement entaillé. Elle enlève son fichu et l’enroule autour de la tête de son mari. Je contourne la tablée pour aller l’aider. Je regarde Randy, toujours sur sa chaise, dont le dossier a été pulvérisé. Un éclat de grenade a atteint son échine. La blessure saigne énormément, cette fois c’est moi qui arrache mon foulard pour aller compresser la plaie. Elisso s’en sort mieux. Il a quelques coupures, rien de grave, il peut attendre. Je détaille les autres villageois autour de moi et constate qu’il y a deux décès, deux hommes, un jeune et un vieux. Quelqu’un enlace l’épouse en larmes. Elle sanglote bruyamment et je sais qu’à sa place je ferais pareil. Heureusement, les gamins jouaient dans la salle du milieu lorsque le dingue a débarqué. Les gens sont hagards, choqués. Les femmes serrent leurs enfants en pleurs dans les bras.

— Il nous faut des compresses, croasse Randy. Il y a une trousse d’urgence dans le Ford… Les sons me parviennent à nouveau, mais de très loin. Je devine et lis sur ses lèvres.

— J’y vais, je lui réponds en me redressant aussi vite que je peux, c’est à dire comme si j’avais quatre-vingts ans.

Autour de nous, ceux qui le peuvent se relèvent. Je me dirige vers la porte, je veux parer au plus pressé en cherchant la trousse de secours du pick-up. J’attrape la poignée et la tire vers moi. J’avance pour m’engager quand il se passe deux actions simultanées.

Ludovic me tracte en arrière brutalement au moment où un cratère gros comme mon poing se forme dans le bois à la hauteur de ma tête. Je pousse un cri de terreur en comprenant que je viens d’échapper, encore, à la mort. Quelqu’un m’a tiré dessus ! Je me tourne vers Ludovic alors qu’il rabat le battant d’un coup de pied, et je me jette contre lui.

Nous entendons une autre détonation et une exclamation de victoire au-dehors. Je crois que c’est Marko. Ma vie bascule dans la folie et je perds mon sang-froid. J’ai eu la frousse deux fois de suite, je me mets à sangloter à mon tour. Ludovic referme ses bras autour de moi et me serre contre lui, son revolver toujours dans sa main droite, mais je m’en fous, le nez enfoui contre son torse.

— Chut Evie, me dit-il maladroitement pour essayer de me réconforter.

Je me ressaisis au prix d’un effort surhumain, car je sais que tout n’est pas fini, nous sommes assiégés, en quelque sorte. Ludovic m’embrasse furtivement sur le front, comme pour calmer l’enfant terrorisée que je suis devenue. Je me sens reconnaissante pour ce geste d’affection. Puis il me pousse doucement vers Charlotte, qui est accourue. Je quitte ses bras protecteurs à regret, pour ceux de mon amie. Ludovic prend la parole d’une voix forte, afin que tous l’écoutent. Malgré mon audition anesthésiée, je l’entends.

— Je suis le capitaine Ludovic Staveski, je fais partie de l’OTAN. Je ne suis pas seul, une équipe m’accompagne, trois hommes sont à vos côtés. Nous allons effectuer une sortie pour sécuriser le périmètre.

Il prononce ces mots en Géorgiens, puis les traduits à notre attention. J’éprouve soudain un brusque soulagement. Je comprends pourquoi lui et ses amis sont armés, et surtout que la situation est moins mauvaise qu’il n’y paraît. Ces hommes entraînés sont en mesure de nous tirer d’affaire. Puis Ludovic poursuit.

— Vous allez faire une place dans la salle du milieu pour les blessés, les femmes et les enfants. Irina, notre aubergiste, doit avoir de quoi faire les premiers soins.

Sécuriser le périmètre veut certainement dire buter ces enfoirés, quels qu’ils soient. Avec ce qui s’est produit, j’ai vaguement conscience que je me fiche de leur sort, et ne me sens plus du tout pacifiste. Je ne suis pas une grande admiratrice des forces martiales, mais aujourd’hui je suis plutôt heureuse de leur présence parmi nous. Les choses s’orchestrent comme Ludovic vient de le proposer, chacun obéit volontiers.

J’ai l’impression que certaines personnes savaient déjà que Ludovic, Marko et Aleksander sont des militaires, car le groupe d’hommes installés à côté de Ludovic ne paraît pas surpris. Au contraire, certains sont armés et ils prennent leurs ordres du capitaine. Quelques-uns d’entre eux coordonnent le nettoyage dans la salle du milieu pour improviser des lits d’hôpitaux. Charlotte se rend aux cuisines avec Elisso afin de réclamer des torchons propres et d’en mettre à bouillir d’autres. J’aide à l’organisation de l’espace en installant les moins blessés sur des chaises, et les plus touchés sur les tables. Puis dès qu’Elisso me rejoint, je lui demande si c’est possible d’évacuer une partie des gens dans les étages de l’auberge. Il me confirme qu’il y a bien un escalier. Tous ceux qui sont valides sont priés de débarrasser le plancher. Des femmes, des enfants, ainsi que des personnes âgées partent se mettre au premier. Cela fait plus d’espace pour traiter ceux qui en ont besoin. Au moment où je commence à découper le vêtement d’une dame, Ludovic revient avec la trousse de secours du pick-up.

— Le périmètre est sécurisé, annonce-t-il. Dès que vous avez fini les premiers soins ici, nous allons pouvoir évacuer les cas graves. De combien de place disposez-vous ?

— Cinq. Plus quatre lits de camps, j’évalue. Il faut prévenir l’hôpital de Koutaïssi, certains blessés devront peut-être s’y rendre.

— Nous allons les appeler, me rassure Ludovic.

Charlotte s’occupe en priorité d’Alan, puis m’aide pour Randy. En effet, nous allons vraiment avoir besoin d’eux dans les heures qui suivent. Bien que salement touchés, ils sont conscients. Ils réclament du Modafinil dès que leurs bandages sont posés. C’est un psychostimulant pour augmenter leurs capacités cérébrales pendant quelques heures.

[1] Dieu est grand

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