Chuchotements

5 minutes de lecture

Depuis son fauteuil en cuir, Don McGrath pouvait voir le parc. Les arbres prenaient leurs plus belles teintes dans le ciel d'octobre. Quelques résidents bravaient la fraîcheur du jour aux bras de soignants ou de proches. Tout à coup, une zébrure fauve attira son attention. Un écureuil traversa le vert de la pelouse et disparut en un éclair dans les aiguilles du pin le plus proche.

Une fois la penderie remplie, les cadres posés sur la commode et la télé branchée, son fils s'éclipsa pour les dernières formalités. Don en profita pour appréhender son nouveau chez-lui.

Un linoléum d'un vert indéfinissable entre le camomille et le céladon, des murs d'un blanc légèrement grisé. Une ambiance apaisante pour un lieu calme et silencieux. Une clameur lointaine remonta le couloir jusqu'à Iui. Il porta son regard vers la porte de sa chambre. Etait-ce son prénom qu'il venait d'entendre ? Personne dans la travée, même les ombres restaient immobiles.

Il remonta vers la lumière crue du Soleil inondant la pièce de vie commune. Quelques personnes regardaient Kirk Douglas dans un film en noir et blanc, d'autres construisaient un puzzle avec une jeune femme tout de blanc vêtue.

Fidèle à son habitude, il s'assit un peu à l'écart. Depuis toujours, Don observait les gens avant de se lier. Constance avait beaucoup ri au cours de leur mariage de ce réflexe, elle qui sociabilisait avec une facilité déconcertante. La vie avait appris la réserve et la discrétion à Don.

L'une des deux femmes devant la télé se tourna vers lui et lui sourit. Elle avait de superbes yeux de la couleur des pervenches. Don sourit en retour.

Son fils revint. Il lui dit qu'il devait y aller mais qu'il repasserai dès le weekend avec les enfants. Ainsi se refermait la porte de sa nouvelle demeure.

 " Don ? "

Cette fois, pas de doute, on l'appelait. Suivi d'un rire cristallin qui lui était familier. Dans le salon, personne ne bougeait, Kirk Douglas venait de se faire assassiner à la télé.

Un éclair roux attira le regard de Don. L'écureuil était-il de retour ? Non, une jeune femme se tenait dans les ombres épaisses du parc. Elle se tenait trop loin pour qu'il parvienne à distinguer ses traits mais il connaissait bien les boucles généreuses de ses cheveux et ces reflets de feu qui couve.

Moira.

Le souvenir était doux mais impossible. Il ne l'avait pas revue depuis la fin de la guerre. Un nuage passa et la vision s'évanouit. Il en garda la marque dans son cœur et ses tripes toute la journée. Au crépuscule de sa vie, qu'il était bon de se remémorer son plus grand amour.

Les jours passèrent. La dame aux yeux pervenche s'appelait Eunice. Ils devinrent proches au point que parfois leurs mains s'effleuraient. Arrive-t-il un âge où la plus belle preuve d'amour se trouve dans des doigts entrelacés avec tendresse ?

Don sympathisa aussi avec Louis Cavendish, un ancien professeur de philosophie. Don s'habituait à sa nouvelle vie. Il aperçut plusieurs fois Moira, toujours aussi jeune et belle, toujours un peu plus proche. Les clameurs lointaines devinrent murmures. Une nuit, gagné par l'insomnie, il vit l'ombre de ses cheveux bouclés sur le panneau de sa porte. Il essaya de la rattraper mais elle était déjà au bout du couloir quand il arriva sur le seuil de sa chambre. Avant qu'elle ne disparaisse au coin, elle le regarda de ses yeux noisette. Le même éclat de rire habitait ses prunelles, la même douceur, la même force apaisante.

 " Moira ?

 - Pas encore, Don. Bientôt mais pas ce soir. "

Et elle disparut.

Au petit-déjeuner du lendemain, Eunice remarqua :

 " Vous semblez bien distrait ce matin.

 - Excusez-moi, ma chère. J'ai eu le sommeil un peu troublé cette nuit. J'ai dû rêver de quelque chose d'impossible.

 - Oh. Et qu'est-ce que c'était ?

 - Mon amour de jeunesse. Exactement comme je l'ai vu pour la dernière fois.

 - En effet, c'est bien impossible. Vous feriez mieux de vous enlever ces idées de la tête avant que les infirmiers ne vous entendent, Don.

 - Ça vous est déjà arrivé, Eunice ?

 - Non, jamais. Vous essayez de me faire peur ? "

Les yeux clairs d'Eunice se grisèrent. Elle n'avait pas peur, elle mentait. Mais Don ne voulait pas se fâcher. Quelque chose fut terni entre Don et Eunice, un non-dit les éloigna un peu l'un de l'autre. Ou une peur du dernier passage.

Louis se rendit compte du malaise. Il profita d'une pause cigarette pour aborder le sujet :

 " Oh, je vois très bien de quoi tu parles, Don.

 - Oui ?

 - Mme Barber nous a quittés il y a quatre mois. Juste avant ton arrivée. Cette vieille chouette parlait sans arrêt de son cheval. Elle disait qu'un jour, elle partirait sur son dos. Le docteur a cru qu'elle perdait la boule. Ce qui était peut-être le cas. Ou non. Si ça se trouve, elle chevauche toute la journée là où elle est.

 - C'est triste.

 - C'est la vie. On arrive tous au bout un jour.

 - Et toi, Louis, tu vois quelque chose ?

 - Mon fils. Lenny. Il porte son uniforme de cérémonie. Il est mort au Vietnam.

 - Je suis désolé pour toi.

 - Ce n'est rien. Mon heure approche, c'est tout. La nuit dernière, il avait passé le pas de ma porte.

 - C'est effrayant.

 - Un peu oui mais étrangement, je ne ressens aucune peur. Probablement parce que cette manifestation n'a rien de malveillant. Va parler à Eunice et n'insiste pas sur ce qu'elle voit. "

Louis mourut trois nuits plus tard, un samedi. Il souriait, Don pleura ce nouvel ami. Il renoua avec Eunice mais il n'aborda plus le sujet. Le pervenche brillait un peu moins fort mais sa poigne se faisait un peu plus forte. La même peur que les hommes dans les trous de combat pendant la guerre. La crainte du grand saut.

Moira rendit visite à Don plusieurs fois. Presque plus souvent que son fils. Les murmures étaient devenus des confidences, comme s'ils discutaient à voix basse par une belle nuit étoilée.

Eunice mourut un mardi. Le vent soufflait fort ce jour-là. Aux obsèques, Don entendit Moira chantonner dans la foule. Ses boucles enflammées se trouvaient trois bancs devant lui.

A partir de là, elle vint presque tous les soirs.

Puis arriva le soir où elle s'assit sur le bord de son lit. Moira avait vingt-trois ans pour toujours, Don quatre-vingt-quatorze.

 " Tu n'as pas changé, Moira.

 - Toi non plus, bel Adonis.

 - Ne raconte pas n'importe quoi. Je ne ressemble plus à rien.

 - Là-bas, ça n'aura aucune importance. Tu es prêt ? "

Minuit sonna en ce dimanche de février. Don glissa sa main dans celle de Moira. Lui aussi souriait à l'Eternité.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Shephard69100 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0