Marionnettes

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L'homme assis face au bureau ne payait pas de mine mais le docteur Duquenne savait d'expérience qu'il ne fallait jamais se fier ni aux apparences ni à sa première impression.

Derrière ce masque de grand-père avenant et doux se cachait un tueur redoutable auteur d'un sextuple meurtre trois jours plus tôt.

Sa femme, ses deux filles, ses trois petit-enfants tous exécutés d'une décharge de fusil de chasse.

Les yeux du vieil homme suivaient la danse des cèdres sous les rafales de la dépression tropicale en approche. Plus loin, les eaux grises du lac Pontchartrain moutonnaient sous la houle forcissante.

 " C'est calme ici. dit-il d'une voix éraillée par la cigarette.

 - Vous aimez ?

 - Je ne les entends plus.

 - Vous parlez de votre femme et de vos enfants ?

 - Non, elles sont parties faire des courses. Elles devraient bientôt revenir. J'ai encore pas mal de choses à faire avant.

 - Je ne vous retiendrai pas longtemps. Vous voulez bien me dire qui vous n'entendez plus ?

 - Les poupées de mon atelier, monsieur.

 - Elles possèdent un mécanisme pour bouger ? C'est ça ? Pardonnez mes questions mais je ne connais rien à la fabrication des marionnettes.

 - Non, pas du tout. Elles me parlent.

 - Je vois. Et que vous racontent-elles ?

 - Elles connaissent beaucoup de secrets sur les gens du coin.

 - Quoi par exemple ?

 - Vous aussi, vous aimez les ragots ?

 - Qui n'aime pas ça, monsieur Guthrie ?

 - Certainement pas ma femme. Elle ne manque jamais une occasion de l'ouvrir.

 - Je vois.

 - Il parait que Broderick, au bout de ma rue, a une maîtresse. Une de ses étudiantes en plus.

 - Voilà qui est croustillant. Est-ce que vos marionnettes discutent avec d'autres personnes ?

 - Non, je suis le seul à avoir accès à mon atelier. Et elles y restent jusqu'au dernier coup de pinceau. Dites, monsieur, je ne voudrais pas paraître impoli mais l'heure tourne et je dois faire couler un bain pour mes filles. "

L'entretien se conclut sur cette dernière phrase. Une fois escorté par les deux infirmiers, le docteur resta un moment à réfléchir devant la fenêtre de son bureau. Il lui semblait que le même vent agitait les nuages et ses idées. Voilà bien longtemps qu'un dossier ne l'avait pas autant interrogé.

Un homme bien sous tous rapports, discret et travailleur, à la messe tous les dimanches. Une amende pour excès de vitesse en 1991. Un fils décédé dans un accident sur une plateforme pétrolière en 1987. Son basculement dans la folie était un mystère mais le docteur Duquenne avait déjà bien des cas aussi suprenants.

Sur la ligne diagnostic, il écrivit : schizophrénie paranoïde avec possibilité de troubles dissociatifs de l'identité. Entretien complémentaire préconisé. Internement au centre de Cedar Crest recommandé.

Il quitta son bureau avant que la tempête n'arrive mais avant de rentrer, il appela l'un des inspecteurs en charge de l'enquête. Il retrouva le lieutenant Ricciardo du NOPD devant la maison des Guthrie :

 " Je voudrais jeter un œil à l'atelier.

 - Vous cherchez quelque chose en particulier, docteur ?

 - Il a parlé uniquement de ses marionnettes. J'aimerais les voir.

 - Vous pensez à quoi ?

 - Peut-être une fascination excessive suite à une dépression.

 - Une sorte de délire psychotique ?

 - D'un point de vue schématique, oui...

 - Ça me va tant que vous ne touchez à rien. "

Il faisait sombre dans l'atelier et le mauvais temps n'aidait pas. L'atmosphère était lugubre dans la pièce attenante à la maison. L'inspecteur resta sur le seuil à fumer, Duquenne entra plus profondément. Malgré l'ordre apparent, quelque chose de pesant vivait ici, tapi au-delà des fragments de poupées éparpillés de partout. Là, de la peinture, ici des bras et des jambes taillées dans le bois, dans une caisse transparente des yeux à la fixité dérangeante. On aurait dit un laboratoire de Frankenstein miniature. Le psychiatre ne put réprimer un frisson devant une marionnette presque achevée sur l'établi. Son sourire possédait un je-ne-sais-quoi de moqueur. Le travail de Jasper Guthrie la rendait presque vivante. C'en était effrayant.

" Bienvenue, docteur. "

A cette voix, le docteur se tourna vers le policier. Lui parlait-il ? Non car il passait un coup de téléphone en lui tournant le dos. De plus, l'intonation sonnait bizarrement, comme celle d'un ventriloque. Il se pinça l'arête du nez pour chasser la fatigue.

" Un peu surmené, docteur ? "

 " Est-ce qu'il y a quelqu'un ? " dit-il doucement.

" Non, docteur, nous sommes seuls. Pas comme votre femme qui est bien occupée à en prendre une bien grosse par derrière en ce moment même. "

Patrick Duquenne tressaillit. La voix était dans sa tête. Le sourire de la marionnette devint plus éclatant.

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