La biche de Cérynie

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Héraclès reçoit l’ordre de capturer la véloce biche de Cérynie aux pieds d’airain. Cependant, protégée d’Athéna - dont elle tira un temps le char -, il doit prendre garde de ne pas blesser l’animal. L’interminable poursuite conduit d’abord le héros du bois grec d’Onéoé jusqu’au pays des Hyperboréens, situé aux confins des terres du Nord. Ensuite, retournant sur ses pas, l’insaisissable cervidé entreprend de regagner son territoire d’origine. Profitant de la crue du fleuve Ladon qui bloque sa progression, Héraclès décoche une flèche de précision qui immobilise sa proie sans dommage et lui permet de s’en emparer. Pour ne pas offenser les dieux, il libère la biche après l’avoir ramenée à Mycènes comme preuve de sa réussite.


La quête s’annonce longue. Je sens la volonté de me tenir éloigné longtemps avec l’espoir secret de ne jamais me voir revenir. Dans la forêt touffue des créations d’entreprise, les jeunes pousses à haute valeur ajoutée s’avèrent difficiles à repérer. A fortiori les rares susceptibles de faire éclore le concept génial propre à révolutionner le secteur particulier de l’agro-alimentaire. Homme de défi, la perspective d’une traque de terrain me stimule. Je me convaincs qu’avec ma pugnacité naturelle, la montagne d’obstacles annoncés va se réduire à une simple colline. Voire à la taille du bâtiment - la « friche » comme la surnomme ses utilisateurs - de la CERINIE (Couveuse d’Entreprises de Recherche et d’Innovation et des Nouvelles Industries Emergentes).

C’est assurément par ici qu’il faut débuter la recherche. Cet immense incubateur doit forcément abriter en son sein la perle rare que je convoite. Encore faut-il avoir l’œil exercé pour détecter la prometteuse piste à suivre. Ne pas se laisser abuser, non plus, par des discours commerciaux bien rôdés pour séduire les investisseurs mais vendant du rêve. Enfin, il convient de se montrer discret pour ne pas effaroucher le jeune entrepreneur passionné, soucieux de préserver son indépendance ou idéaliste et refusant de sacrifier sa découverte « révolutionnaire » à la logique marchande. J’opte pour une approche indirecte. C’est le mieux pour éviter de se faire remarquer.

Je prends ainsi l’habitude de venir m’installer à une table au « Bois d’Oénoé », le principal espace de détente du complexe. Planté d’arbrisseaux, parsemé de bosquets de fougères et agrémenté de lierre grimpant, le biotope se prête merveilleusement à l’affut. Tandis que je déguste ma boisson sous le couvert végétal, je dresse l’oreille pour saisir le moindre échange à la portée de mon ouïe. Petit à petit je me familiarise avec la culture du lieu, ses figures marquantes et les bruits qui courent.

Parmi la pléiade d’histoires qui reviennent en boucle, celle des cinq jeunes entrepreneuses prodiges retient mon attention. Graciles mais d’une poigne de fer, leur dynamisme et leur carrure professionnelle hors norme les firent remarquer par une chasseuse de têtes renommée qui réussit à les convaincre, non sans mal, de s’atteler sous sa direction à un projet commun en lien avec l’énergie solaire. Il n’en demeure pas moins que l’une d’entre elles préféra conserver sa liberté d’action et refusa finalement de rejoindre le groupe, pourtant bichonné avec amour par son initiatrice. Depuis lors toute approche pour tenter de la convaincre d’une quelconque collaboration provoquait immédiatement sa fuite. Malgré cela, son inventivité exceptionnelle et l’aura qui l’entourait continuaient de susciter nombre de propositions pour l’inciter à changer d’avis. En vain jusqu’ici. Et chacun de regretter ou d’approuver son choix, de s’interroger sur ses motivations et d’échafauder diverses théories explicatives plus ou moins convaincantes.

Semaine après semaine, indiscrétion après indiscrétion, l’évidence finit par s’imposer : j’ai assez perdu de temps. Puisque mon exploration précautionneuse ne donne rien, je vais plutôt mettre la main sur la petite bichette craintive ! Que cela lui plaise ou non, nous aurons une discussion d’affaires. Signe du destin ou simple coïncidence, quelques jours plus tard, j’apprends de la rumeur sa présence inopinée à la CERINIE. Peu m’en chaut la raison, je me mets aussitôt en chasse. Je parcours les couloirs l’un après l’autre, du rez-de-chaussée jusqu’au dernier étage. L’agitation qui règne dans cette pépinière de génies en herbe ne me facilite pas le travail. Heureusement, ma grande taille m’offre l’avantage de pouvoir balayer du regard au-dessus de la mêlée. Soudain je l’aperçois en bas, dans le grand hall d’entrée. Conforme à la description que j’ai tant de fois entendue, elle est svelte avec un physique sportif, la peau couverte de taches de rousseur. Agitant la main pour l’interpeler, je ne parviens pas à capter son attention. Impuissant, frustré, je ne peux que la regarder quitter les lieux et disparaitre.

Personne ne semble savoir où elle est partie, ni où on peut la trouver. La mission m’apparait tout d’un coup plus compliquée que je ne l’avais imaginée. Il va me falloir faire preuve d’endurance. Qu’à cela ne tienne, je m’armerai de patience ! A la pensée de la jubilation d’Eurystée si j’échouais, ma motivation s’en trouve renforcée. Finies les planques au « bois d’Oénoé ». Je n’ai plus rien à espérer du côté de la Couveuse. Un changement de méthode s’impose. Je m’efforce d’adopter son point de vue. Soumise à la loi d’airain du marché, comment subvient-elle à ses besoins ? Soucieuse de préserver sa liberté, elle rejette donc la subordination du salariat. Par conséquent la conclusion s’impose : elle travaille sous le statut d’indépendant. Pour s’épargner les pressions et continuer à élaborer ses projets en toute quiétude, j’en déduis qu’elle a quitté le pays et œuvre à l’étranger. En voilà une qui ne perd pas le Nord. Eh, bien, soit, je l’y suivrai sans faiblir !

Après de nombreuses fausses pistes, je parviens enfin à retrouver sa trace. Il est temps de passer à l’action. Je lui adresse un courrier dans lequel je lui expose l’intérêt que je porte à son profil. Pour ne pas l’effaroucher, je précise que je ne sollicite qu’une rencontre informelle. Mon initiative n’a d’autre but que de mieux la connaître. Je termine en soulignant qu’elle n’a rien à y perdre mais peut-être beaucoup à y gagner. La réponse tarde à venir. Je ne sais trop si je dois m’en inquiéter ou m’en réjouir. Les deux interprétations opposées sont recevables. L’optimiste incline à considérer cette attente comme le signe d’une hésitation. La pessimiste, à l’inverse, invite à n’y déceler que le signe de l’indifférence. Après des jours interminables d’attente, sa réaction suscite mon désarroi. Derrière les remerciements d’usage, la suite de sa missive fracture ma réserve de patience au pied de biche : très occupée par ses engagements en cours, elle promet de prendre le temps de réfléchir dès qu’elle en aura le loisir avant de me recontacter SI nécessaire.

Elle m’a piégé. Impossible de la brusquer, sauf à courir le risque de l’indisposer pour de bon. Me voici condamné une nouvelle fois à la passivité. C’est le prix à payer pour préserver ma couverture et passer l’épreuve de la confiance. Pour tromper l’ennui qui me guette, je me penche sur ses divers projets. L’un d’entre eux m’interpelle : la culture de viande végétale. Faire produire de la viande à des plantes ! Me vient soudain la vision d’un plan de tomates cœur de bœuf produisant un véritable cœur de bœuf… je préfère ne pas m’attarder sur cette image saisissante et reprends ma lecture. Le concept révolutionne la démarche adoptée jusqu’ici. Le but n’est plus de mettre en culture des cellules animales mais de modifier les cellules de certains végétaux afin que leur goût et leur consistance imitent celle de la viande. Au-delà du soulagement que j’éprouve, la simplicité de l’approche me plaît. Le développement ne nécessite pas de recours à des technologies lourdes ou contestées. Il laisse présager un aboutissement à court/moyen terme avec une forte rentabilité. Un succès assuré, d’autant mieux qu’il s’inscrit dans l’air du temps : écologique et fléxitarien.

Ragaillardi par ce constat, j’entrevois ma revanche sur Eurysthée dont la perversité est à l’origine de ces déambulations sans fin. En attendant de la savourer, je réfléchis à ma prochaine offensive de charme. Changement de stratégie ! Je suis las des démonstrations de bonne volonté aussi respectueuses qu’infructueuses. Je vais désormais poursuivre la demoiselle de mes assiduités. Je veux qu’elle sente que je ne viens pas pour l’acheter mais pour la conquérir ! Bien loin de négocier son dépouillement, j’entends lui offrir les moyens de réaliser ses ambitions. Au calcul, je substitue le désir. Ma résolution se traduit par mille relances enthousiastes. Je CROIS en son projet. Elle DOIT pouvoir le réaliser mais elle n’A PAS le droit de priver l’Humanité de son bénéfice. Il FAUT que nous en discutions. Je mise sur l’effet de surprise pour la déstabiliser. Auquel s’ajoute l’effet de flatterie d’un enthousiasme sincère, car je ne feins pas.

Mon instinct guerrier se réveille. Je m’assoupissais en tacticien d’état-major, je renais en combattant sur le terrain. Au lieu de me décourager par son silence, elle renforce mon ardeur. Je ressens intuitivement son trouble. Plus que mes mots, c’est l’insistance dont je fais preuve qui la convaincra de mon honnêteté. Pour éviter que la poursuite ne tourne au duel d’ego, j’entrecoupe mes envolées lyriques de développements rationnels : « La progression de vos expérimentations nécessite désormais des moyens inatteignables par la voie de l’autofinancement », « La dimension d’intérêt général de vos recherches autorise-t-elle moralement à les cantonner au seul domaine théorique ? », « L’originalité de votre démarche innovante vous place dans une position de force qui vous garantit de pouvoir obtenir le maintien de votre rôle pilote »

Inutile de mentionner la perspective assurée de l’enrichissement personnel. Insister sur ce point reviendrait à rabaisser le débat et raviverait ses craintes initiales. Bichette a beau me faire courir en longueur, je respecte ce besoin d’indépendance qui résonne si profond en moi. Elle ambitionne de servir la Recherche comme j’aspire à inscrire mon action dans la Gloire. Sa volonté d’échapper à la trivialité de la récupération marchande me permet en retour de désamorcer le dessein humiliant d’Eurysthée de m’instrumentaliser au service de la cupidité. Dès lors, je ne suis plus si sûr de vouloir la capturer. Certes, en y parvenant je remporterais une victoire éclatante qui conforterait ma réputation et dépiteraient ceux qui pariaient sur ma défaite. Mais, je mettrais aussi un terme à une épopée en cours d’écriture. Pire, j’interromprais un processus d’accomplissement personnel qui me révèle chaque jour un pan de ma destinée. Il devient évident que l’autel grisâtre du matérialisme sans âme ne mérite pas un tel sacrifice.

J’entrevois cependant une échappatoire : une solution à notre mutuel avantage. En conséquence, il est temps de provoquer la rencontre, pour mettre un terme à cette poursuite interminable. Elle aussi semble désireuse de cesser sa fuite en avant. Sans doute a-t-elle fini par comprendre qu’elle ne pourrait pas s’en sortir sans aide. J’en déduis qu’elle va se rapprocher de son réseau de contacts afin d’obtenir le financement avantageux dont elle a besoin. Le face-à-face se tiendra donc à la CERINIE, puisque c’est aussi le lieu où l’argent des investisseurs coule à flots. Fort de cette certitude, je l’y attends de pied ferme. Hors de question de la manquer une nouvelle fois, un an après ! J’ai envisagé tous les scenarios. Je connais le plan de la « friche » dans ses moindres détails et je suis sur le qui-vive. Impossible qu’elle m’échappe.

Lorsqu’elle apparait enfin, je me dirige droit sur elle pour la cueillir par surprise. J’ai touché son talon d’Achille. Prise de court, je me présente aussitôt avec la ferveur irrépressible de l’admirateur, de façon à ne pas la blesser par ce qui s’apparenterait sinon à de la brusquerie. A l’évocation de mon nom, une lueur d’intérêt s’allume dans ses yeux. Malgré elle, Bibiche est flattée de l’attention soutenue que j’ai témoignée à son égard ! C’est également une marque de respect qui la rassure. Il est évident que je ne ressemble pas aux habituels démarcheurs qui l’importunent de leurs discours si prévisibles. Ma requête l’amuse : je lui demande son aide pour ME libérer ! Elle se prête volontiers au jeu et accepte de me suivre.

En chemin vers la sortie, nous croisons la célèbre chasseuse de tête qui avait échoué à la convaincre de s’associer à son projet. Inquiète du spectacle incompréhensible de notre complicité, je lui dévoile les dessous de l’affaire. Rassérénée par mes propos, l’entretien se clôt sur la promesse réciproque de ses dames de se revoir très vite.

A la lecture de mon dernier rapport, Eurysthée est aux anges. Coprée m’annonce qu’il compte accueillir en personne la « future nouvelle collaboratrice » au sein d’AgroLead. Je l’imagine frétillant d’aise à la perspective du numéro de charme qu’il s’apprête à jouer dès qu’il m’aura congédié prestement. J’y consens à la condition que l’on accepte de reconnaitre que j’ai rempli mes obligations. Sûr de son charisme d’homme de pouvoir, Coprée me fait part de l’accord de notre chef commun. Son discours sur l’excellence du « fab lab » maison parachèvera avec brio, à son profit tant narcissique que financier, l’œuvre grossière de livreur que j’ai su - il le reconnait avec condescendance - mener à bien.

Notre arrivée au siège se déroule comme je l’avais imaginée. Faussement humble, je m’éclipse sans me retourner, le sourire contenu pouvant enfin s’épanouir sur mon visage. Je remercie en mon for intérieur Bichette des efforts de comédienne qu’elle déploie pour affecter de s’intéresser au discours suffisant qu’on lui tient. Je ne doute pas qu’elle y prend le plaisir d’une revanche méritée. Nul doute non plus qu’elle se trouve confortée dans son choix d’un développement indépendant. Lorsque l’appel de Coprée m’apprend l’échec des négociations, je ne peux me retenir de déplorer le gâchis si rapide d’une année entière d’efforts méritoires !

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