Les écuries d'Augias

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Soucieux d’humilier Héraclès, dont la popularité grandit avec les succès, Eurysthée lui ordonne de nettoyer les écuries du roi Augias, réputées pour leur saleté repoussante. Impressionné par la taille de son troupeau et la splendeur de ses bêtes, notre héros propose au souverain propriétaire, en échange du dixième de son cheptel, de s’acquitter de sa tâche le jour même. Le marché conclut, il entreprend alors de détourner le cours des fleuves Alphée et Pénée vers le cloaque infâme, pour en chasser les immondices. Néanmoins, revenant sur sa parole et malgré le désaveu de son fils Phylée, Augias refuse d’honorer sa dette. Courroucé, Héraclès quitte les lieux non sans avoir promis de revenir se venger. Sur le chemin du retour, il tue le centaure Eurytion alors qu’il s’apprêtait à épouser Mnésimaché contre l’avis de son père, Dexaménos. Parvenu à Mycènes Eurysthée ne reconnait pas l’exploit au prétexte que son auteur a négocié une rémunération en contrepartie.


Si mes succès inquiètent, mon impertinence agace. Après la volte-face inattendue (et vexante) de « bichette », le face-à-face « repoussant » avec un « gros porc rougeaud et velu », selon les termes choisis employés par notre Président directeur général… Au lieu du traquenard habituel mon nouveau travail s’apparente donc cette fois à une punition. La mission consiste à mettre de l’ordre dans la gestion du gigantesque site d’élevage bovin d’Elis. Coprée me confie que le verbe assainir conviendrait mieux tant la pagaille la plus noire y règne.

Véritable roitelet local, le responsable incarne l’incompétence satisfaite jusqu’à la caricature. Nommé sur recommandation à l’époque de la tutelle publique, sa principale préoccupation fut de consolider sa position en vue de s’assurer un train de vie fastueux. Pour cela il embaucha sans compter, se créant patiemment une cour d’obligés de tous niveaux. Son pouvoir établi, il put enfin laisser libre cours à son goût pour le luxe. Ses frais de représentation atteignirent vite des sommes colossales : repas d’affaires dans des restaurants étoilés, organisations de cocktails mondains, séminaires dans des hôtels de prestige, locations de châteaux pour y donner des fêtes grandioses, le tout sous le prétexte de promouvoir l’image de l’agence auprès de ses différents partenaires ou clients. La plus visible de ses folies dépensières se matérialise dans le nombre pléthorique de véhicules de fonctions dont certains arborent les logos et les couleurs de marques réputées.

Les profiteurs du système étant légion et la comptabilité opaque, difficile cependant de se faire une idée précise de l’ampleur de la gabegie. Néanmoins dans le cadre du nouveau paradigme, une évidence s’impose : il est indispensable de donner un grand coup de balai pour nettoyer l’incurie d’Augias, puisque tel est le nom du coupable.

Alors que je roule déjà depuis un certain temps, la campagne environnante se couvre soudain de bétail. Des bêtes énormes paissent dans les riches prés alentour. L’air se charge de cette odeur caractéristique jusqu’à saturation au fur et à mesure que j’avance vers le siège administratif. Je demande à le rencontrer dès mon arrivée. Inutile de perdre du temps.

Récapitulons : 1/ La longévité de son parcours démontre qu’il est un homme pragmatique. 2/ Son habileté manœuvrière pour y parvenir prouve qu’il est un homme intelligent. 3/ Sa vie de grand seigneur atteste qu’il est un homme qui a beaucoup à perdre. 4/ Il sait (voir 2) que la transformation d’AgroLead menace sa sinécure. Logiquement, il accepte de me recevoir.

L’entretien se déroule en petit comité. Mon plan est simple. Je ne me présente pas en tant qu’envoyé d’Eurysthée mais implicitement comme sa victime. Notre inimitié est connue. Je crée une complicité autour d’une convergence objective d’intérêts. Au fond, peu m’importe les abus commis. Avec l’envolée des prix de la viande bovine, la santé financière de l’entreprise n’est pas mise en danger. Ma démarche vise avant tout à rassurer les investisseurs dont la cupidité exige la rentabilité maximale. Elle sert aussi à crédibiliser mon cher cousin dans son rôle dirigeant.

Mener cette mission dans les règles s’avère impossible. Comment réaliser un audit seul, sans documents fiables et entourés de gens hostiles car craignant pour leur situation ? De toute façon, ce genre d’investigation minutieuse m’ennuie. Je suis un homme d’action qui aspire à la Gloire. La mienne. Pas celle d’un avorton usurpateur, indigne de la place qu’il occupe par le heureux hasard d’une nomination précoce.

Comme les approches besogneuses me déplaisent, je vais plutôt tenter un coup d’éclat. Plus question de me laisser entrainer dans une aventure chronophage ! Par conséquent, je propose à Augias d’agir vite et fort. Il faut donner le change. L’apparence spectaculaire servira à convaincre que des mesures radicales ont été prises. Ainsi, récompensé pour sa détermination par la hiérarchie suprême, il conservera son poste tandis que j’endosserai à sa place la responsabilité du « sale boulot » auprès de ses affidés.

Cependant, plus délicat pour lui, un plan social m’apparaît inévitable. Compte tenu du sureffectif il doit accepter de se séparer d’au moins trois cent têtes. Nous tombons d’accord, sous l’œil ému de son bras droit, fils spirituel et successeur pressenti Phylée. Décision phare, énorme pavé dans la mare : liquider sans tarder l’essentiel de la flotte de véhicules de fonction, en particulier les modèles luxueux. Au flot d’argent frais qui rentrera d’un coup dans la trésorerie, s’ajouteront par la suite les substantielles économies réalisées sur les dépenses de fonctionnement : essence, assurances, entretien, réparations, amendes.

Le contrat de vente est rapidement négocié avec un gros exportateur. Peu de temps après, j’assiste au chargement des voitures sur une multitude de camions à étage qui s’ébranlent tour à tour les uns derrière les autres jusqu’à former un long cortège sinueux en direction du port. Ce fleuve motorisé grondant ravive le souvenir douloureux de l’accident qui emporta ma famille. Peiné, il m’entraine avec lui vers la mer, sur laquelle je rêve d’embarquer pour fuir dans des aventures lointaines.

La vanité automobile qui se déploie sous mon regard songeur me rappelle à quel point je n’appartiens pas à ce monde étriqué. Non que je dédaigne la richesse mais j’ai pour elle le même attrait que le champion olympique pour sa médaille d’or. Sa valeur monétaire importe peu. Elle récompense des exploits et inscrit dans la légende pour l’éternité.

J’ai hâte d’en terminer. Il est temps de retourner voir Augias pour qu’il me remette, comme convenu, la liste des employés à « remercier ». Coup de théâtre, il m’annonce refuser le moindre licenciement ! Il soutient qu’il s’agissait d’une hypothèse de travail, une simple éventualité évoquée parmi d’autres. Inutile d’argumenter avec ce pleutre dont la fourberie cache le souci de ménager coûte que coûte ses appuis. Le témoignage de Phylée, dont j’ai sollicité la venue, suffira à le confondre sans appel. Pourtant rien n’y fait. Son honnêteté ne lui vaut que les reproches de son mentor, qui le renvoie sur le champ pour me l’offrir ironiquement en guise de trophée social.

Rien ne sert de gaspiller de l’énergie à protester, je reviendrai régler notre différend plus tard, une fois nommé cadre dirigeant. Signée de ma main je veillerai à ce que sa future destitution soit humiliante et acte sa mort sociale. Je prends congé sans le saluer, accompagné de son ex homme de confiance injustement déchu. Pendant qu’il part de son côté rejoindre sa famille à Doulichion, j’hésite à regagner Mycène directement.

Contrarié par ce dénouement inattendu, irrité par ce revirement déloyal, je ressens le besoin de me changer les idées. Je choisis d’emprunter de petites routes secondaires pour rentrer avec l’espoir que la contemplation des paysages sauvages de la région réussira à m’apaiser. Le soir tombant je décide de m’arrêter dans le prochain village d’Olénos. Je découvre un petit bourg pittoresque pavoisé en prévision de la célébration d’une noce. Seul étranger présent pour l’occasion, mon arrivée inopinée au milieu de la fête me vaut une invitation en bonne et due forme de la part de l’organisateur des festivités.

Maire de la localité et père de la promise, je remarque soudain que son visage dénote une inquiétude en décalage avec la nature heureuse de l’événement. Comme soulagé de notre rencontre il répond à mon interrogation muette en m’avouant sa réserve à l’égard de cette union. Il m’explique que sa fille Mnésimaché a perdu la tête pour un voyou. Chef d’une bande d’agitateurs à moto, il profiterait de l’opportunité pour étendre son influence. Papa désemparé, mon apparition colossale lui apparait providentielle. Il me supplie d’intervenir pour empêcher la cérémonie nuptiale.

Sensible à sa détresse, je tiens de surcroit le prétexte parfait pour me défouler de toute la frustration accumulée depuis mon départ d’Elis ! La rencontre avec le futur gendre achève de me libérer quand je découvre en la personne du voyou, l’un des syndicalistes bagarreurs croisé chez Pholos. A sa vue, mon sang ne fait qu’un tour. Sans préavis, mon poing s’abat sur son crâne, le laissant inanimé sur le sol tandis que ses comparses apeurés l’abandonnent dans la précipitation de leur panique.

Interdite, Mnésimaché regarde son chevalier servant terrassé. Inerte, sa bouche partiellement édentée par le choc de ma frappe est entrouverte en un rictus grotesque. Dépitée puis déçue elle semble soudain prendre conscience de l’erreur qu’elle s’apprêtait à commettre. Sans un mot, elle enlève sa couronne, tourne les talons et s’en va rejoindre son père, soulagé. Heureux du dénouement, la sérénité retrouvée, je reprends la route l’esprit léger.

Malgré le reniement final d’Augias, je considère le travail accompli. La barre est redressée. Dorénavant, chacun sait que l’inertie ne protège plus. La logique de rentabilité s’impose à tous. L’ajustement des effectifs suivra. En effet, à défaut de licenciements, les prochains départs à la retraite ne seront pas remplacés.

Autre motif de contentement, la rapidité du résultat. Si la traque, même longue, me stimule, les tergiversations m’irritent. Elles me renvoient aux interminables palabres qui se déroulaient au conseil régional de Béotie. Jeux de positionnement individuels plus que discussions constructives, ce parlementarisme bavard faisaient éclore en moi des fantasmes putschistes. Je devine qu’Eurysthée espérait me voir patauger dans la vase putride des petits arrangements. Pour dire les choses dans son langage, il voulait que je me retrouve (et me noie) « dans la merde ».

Cependant, contrairement à lui, je ne redoute pas d’affronter la difficulté. Homme gouverné par la peur, il voit du danger à éviter, là où mon courage ne distingue qu’un obstacle à surmonter. Son manque de confiance le condamne à tourner autour d’un problème plutôt que de l’approcher. Croyant l’examiner avec prudence, il le complique par pusillanimité. Sa psychologie craintive s’accorde à son corps malingre. Dépourvu de force physique, manquant de confiance en lui, il ne peut aborder l’inconnu qu’avec un esprit retors.

Bien évidemment, mes qualités l’indisposent puisqu’au lieu de se considérer différent, il se perçoit inférieur. Comme la comparaison ne plaide pas en sa faveur, il s’emploie à me dénigrer. Ainsi ma puissance devient de la brutalité, mon audace de la témérité, mon charisme de la prétention. Protégé par son statut social il peut compter sur le soutien des jaloux pour me nuire. S’il veut me neutraliser en tant que rival, sa détestation s’adresse surtout mon détachement. Il ne supporte pas que je le méprise plus que je ne l’envie pour sa place. L’illégitimité dont je l’accable procède d’un constat objectif : son profil ne vaut pas le mien pour diriger AgroLead.

Il n’en reste pas moins que ce poste, qui est un sommet pour lui, ne représente pour moi qu’une simple marche dans l’accomplissement de ma destinée. Sa vengeance devait m’obliger à barboter dans la fange répugnante des petits calculs égoïstes, si possible jusqu’à l’enlisement. Me contraindre à courber mon échine de géant. Espérait-il, en me rabaissant inconsciemment à son niveau, obtenir de ma part comme une sorte d’absolution pour une médiocrité qu’il n’assume pas ?

Au diable ses états d’âme ! Qu’il aille donc s’allonger chez M. Molorchos plutôt que de se défouler en m’instrumentalisant au service de sa névrose ! Le calme retrouvé, j’informe Coprée du succès de la mission. Elle m’apprend en retour qu’Eurysthée désire un compte rendu devant le conseil d’administration. Fier de moi, j’expose donc une heure plus tard devant la « cour » le déroulement des faits jusqu’à l’heureuse conclusion.

Las, la tribune pour le récit des exploits se transforme en tribunal de ma faillite. Le résultat est jugé insatisfaisant. La tâche est déclarée inaccomplie. Le revirement surprise d’Augias est requalifié en entente cachée. On m’explique qu’il aurait fallu rester jusqu’à l’obtention d’un accord écrit sur la réduction des effectifs.

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