Les oiseaux du lac de Stymphale

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Héraclès se voit confier la tâche de libérer les habitants de la ville de Stymphale des ravages meurtriers causés par les oiseaux aux plumes de bronze, becs et pattes d’airain qui nichent dans l’épaisse forêt bordant le lac voisin. Résolu à les surprendre, faute de pouvoir les attaquer de front, il se sert des castagnettes métalliques, forgées par Héphaïstos, que lui remet la déesse Athéna. Affolés par la bruyante sonorité des instruments divins, les volatiles s’élancent en désordre dans les airs, permettant ainsi au héros en embuscade de les abattre de ses flèches acérées.


Il faut croire que mes talents de négociateurs présentent malgré tout un certain intérêt. La preuve : on me charge de mener à bien une importante opération immobilière. Un contexte politique particulier offre une opportunité dont la direction d’AgroLead entend profiter. Soucieux de résorber son énorme endettement, l’Etat cherche à diminuer ses dépenses. En matière de défense, le réexamen de sa stratégie le conduit notamment à envisager le démantèlement de la base aérienne de Stymphale.

D’une superficie conséquente l’achat des terrains et des infrastructures permettrait à l’entreprise d’ouvrir un nouveau site à moindre coût. A condition de réussir à déjouer la farouche opposition des militaires à la fermeture. Soutenus par les mouvements nationalistes qui relaient leur position, ils s’efforcent de gagner l’opinion publique à leur cause. Cependant, victime du bruit assourdissant des avions de chasse, la population locale aspire depuis longtemps à une réduction de l’activité aérienne. Les quelques accidents meurtriers survenus ces dernières années ayant même converti ces simples demandes polies en actions militantes résolues. L’augmentation des vols comme démonstration de force attise encore l’antagonisme de voisinage ainsi que je le constate au cours de mon enquête sur le terrain. Les « oiseaux de malheur » suscitent désormais une détestation quasi unanime sur place, chaque bang supersonique renforçant un peu plus ce sentiment.

Néanmoins l’opération s’annonce difficile. Guerrier de tempérament, je comprends la réaction outragée de combattants que l’on sacrifie au nom de considérations budgétaires discutables. Le rugissement des réacteurs exprime l’intensité d’une colère qu’il leur est interdit de manifester verbalement. Prêts à mourir pour la Patrie si nécessaire, ils vénèrent l’acier de leurs carlingues et non l’argent des financiers. Aviateurs habitués à tutoyer le ciel, ils méprisent d’autant plus les considérations terre à terre au nom desquelles on entend les clouer au sol.

D’un autre côté, l’exaspération des habitants alentour ne me laisse pas indifférent. Outre le vacarme et la pollution, le crash de plusieurs appareils, ajouté à l’explosion de bombes tombées accidentellement ont causé de nombreux décès. Régulièrement des débris de métal tordus par la chaleur sont retrouvés dans les champs, ravivant des souvenirs douloureux et réactualisant la sensation de danger omniprésent.

Je décide de solliciter un entretien avec le commandant de la base, convaincu qu’une discussion entre hommes d’honneur devrait permettre d’avancer sur la voie d’un règlement. Il ne peut pas manquer de savoir que le combat qu’il mène est sans espoir. Aucun des grands partis ne remet en question la décision prise. Inutile par conséquent de vouloir gagner du temps coûte que coûte jusqu’aux prochaines élections. Un changement de majorité n’ouvrirait aucune alternative et n’offrirait sans doute même pas de répit.

Ma demande reste lettre morte. Transmise à l’état-major, elle ne fait l’objet d’aucune réponse. Officiellement elle remonte la voie hiérarchique. Officieusement, j’apprends d’un contact que le chef des armées se réfugie dans l’attentisme. Mon insistance se heurte au silence ou au renvoi systématique d’un service vers un autre. Puisque mon appel du cœur à la paix des braves ne parvient pas à traverser la forêt touffue des complications administratives, je n’ai d’autre choix que de m’en remettre à la Raison.

Alors que je réfléchis sur la tactique à adopter, j’ai une révélation : il faut mettre sur pied une campagne de communication. Les protestations occasionnelles ne débouchent sur rien. Leur retentissement reste insuffisant pour contraindre les principaux acteurs à sortir du bois. Or, le monde médiatique ne s’empare d’un sujet que s’il le considère susceptible de générer des réactions en chaine. Dès que le public se passionne pour une affaire, il devient possible de la transformer en feuilleton. Le suspens s’installe. Des rebondissements surviennent. Tout le monde s’en mêle. L’audience est assurée. Les recettes publicitaires augmentent.

A moi maintenant d’orchestrer le tintamarre adéquat ! Première étape : procéder à des relevés sonores afin d’établir objectivement la nuisance causée au voisinage. Les résultats sont édifiants, bien au-delà des normes autorisées. L’avis des spécialistes ORL consultés confirme la dangerosité pour l’ouïe, en particulier chez les enfants. Les conséquences psychologiques contribuent à alourdir la balance à charge : troubles du sommeil, anxiété, risques phobiques. Enfin, les vétérinaires révèlent les effets néfastes sur le bétail. Le stress engendré perturbe l’appétit, ralentit ou même interrompt l’engraissement et entraine enfin un notable surnombre de fausses couches.

Fort de ces éléments concrets, incontestables, je convoque une conférence de presse. La salle est pleine. Envoyés à toutes les rédactions les dossiers ont produit l’effet escompté. Les journalistes piaffent d’impatience dans un brouhaha qui témoigne de l’effervescence qui règne. Mon arrivée met un terme aux bavardages. Entré par une porte latérale, je me dirige d’un pas assuré vers l’estrade sur laquelle j’ai volontairement placé le pupitre. Ainsi, dominant la foule je suis visible de tous. Je veux marquer les esprits.

Après les remerciements d’usage, j’expose en préambule les raisons qui m’ont conduit à organiser cette rencontre : « Comme vous le savez tous, la société AgroLead - pour laquelle je travaille – envisage de se porter acquéreur de la base aérienne de Stymphale dont le gouvernement a prévu la fermeture. Nous tenons à préciser que ce projet n’a été formé qu’à postériori d’une décision prise en fonction de considérations politiques sur lesquelles nous n’entendons pas faire de commentaires. Je vais maintenant répondre aux questions que vous voudrez bien me poser sur notre projet. » Parmi la multitude de mains qui se lèvent à l’unisson, je commence par désigner – respect de l’étiquette oblige - celles représentant les principaux médias.

Les questions et les réponses s’enchainent à un rythme effréné. Extraits : « Vous dites refuser la polémique sur le bien-fondé de la décision gouvernementale mais prenez parti pour les opposants à la base. Comment le justifiez-vous ? » « Les nuisances relevées constituent des faits objectifs avec lesquels la population locale doit composer depuis longtemps. AgroLead estime qu’il est de son devoir de rassurer les habitants en démontrant que la réalisation de son projet se traduirait par une amélioration de la qualité de vie. » « Le départ des militaires pénalisera beaucoup de commerces qui les avaient comme clients. Votre projet prend-il en compte cette dimension ? » « Le projet d’AgroLead prévoit déjà d’embaucher sur un millier de postes dont beaucoup pourront être pourvus par de la main d’œuvre locale. En outre, au final, le volume total de personnel sera supérieur à celui travaillant sur la base à ce jour. » « Quelles sont les activités prévues sur le futur site ? » « Le projet prévoit de consacrer entièrement le site à une production biologique : yaourts et fromages au lait de brebis, huile d’olive et tapenade pour l’essentiel. L’approvisionnement sera local, en circuit court, ce qui redynamisera l’économie régionale. » « Dans quel délai pensez pouvoir ouvrir le site et démarrer la production ? » « Etant donné que les installations militaires correspondent à nos besoins les travaux se limiteront à leur réaménagement intérieur. Par conséquent l’ouverture devrait intervenir rapidement, dans les six mois au plus tard. » « Que ferez-vous si, du fait de la pression des nationalistes, le gouvernement décidait de reporter la fermeture de la base après les prochaines élections générales ? » « Il est évident que dans le secteur ultra concurrentiel où se situe l’activité d’AgroLead, un tel report serait très préjudiciable à la compétitivité de l’entreprise. Dans cette hypothèse, nous n’aurions d’autre choix que d’aller nous implanter à l’étranger. » « N’êtes-vous en train d’exercer une pression sur le gouvernement en pratiquant du chantage à l’emploi ? » « AgroLead est partie prenante d’une guerre économique qui se déroule dans le cadre de la mondialisation. Ses options sont donc limitées et conditionnées par cet environnement. Il appartient maintenant au gouvernement de décider où se trouve l’intérêt national. »

Récapitulons : avec son projet d’implantation AgroLead créera des emplois LOCAUX. Rapidement. Son activité profitera à l’économie LOCALE. Sa production respectera l’environnement LOCAL. Après l’envoi de ces missiles, je sais avec certitude que les « oiseaux de malheur » ont perdu des plumes et qu’ils mordront bientôt la poussière. Il suffit de voir le succès médiatique de mon intervention pour anticiper ce qui va suivre. L’honnêteté m’oblige à reconnaître que c’est la Raison qui l’a emportée. Mes talents d’orateur, mon habileté rhétorique, n’ont servi qu’à mettre en valeur l’évidence : le remplacement de la base aérienne par l’installation de notre site constitue une plus-value indiscutable et recueille sans surprise une adhésion majoritaire dans la population.

Je peux d’ailleurs mesurer ma popularité à chaque déplacement que je fais. Aucune décision n’a encore été annoncée mais personne ne doute du résultat. On me salue dans la rue. On vient me serrer la main d’un air solennel ou on me remercie avec effusion pour mon engagement. Les groupes que je croise m’acclament. Bref, j’incarne la figure du sauveur.

J’apprécie ces marques d’affection sans fausse modestie. Non par inclination narcissique mais parce qu’elles récompensent mon engagement au service de l’intérêt général. Je ne cherche pas à « plaire », je veux m’accomplir. Je ne suis pas un séducteur. Mon succès avec la gent féminine, par exemple, ne résulte en rien d’une stratégie de conquête. Mes amours s’inscrivent dans le cadre de mes aventures. Elles n’en constituent que l’un des aspects, jamais l’objectif.

Il en va de même pour la célébrité. Bien que sensible à l’expression de la reconnaissance, elle ne demeure cependant que le corollaire d’une quête bien plus large. Ainsi, la notoriété dans le présent ne m’importe qu’au regard de son éventuel prolongement vers la postérité. Porté par un courant qui me dépasse, je m’efforce de le chevaucher du mieux que je le peux, sans crainte ni souci de savoir où il m’entraine.

Tandis que l’immense majorité de mes congénères barbote près du rivage, je me laisse pousser en haute mer par une onde puissante qui m’éloigne inexorablement d’eux. Jour après jour notre horizon diffère davantage. Le leur se réduit aux ambitions conformistes définies par la société. Le mien confine au mystère qu’animent les forces naturelles. Ils veulent réussir leur vie. Je veux construire ma légende car je me projette dans l’Eternité.

Quoiqu’il en soit, coïncidence ou suite logique, mon prochain travail requiert ma présence outremer. Je prends cette décision comme la validation définitive de mes aptitudes de négociateur. Impossible en effet de contester la réussite de ma dernière intervention, tant son retentissement défraye la chronique. Dès lors, puisque la mesquinerie et la fourberie ne fonctionnent pas, Eurysthée préfère m’expédier au loin. Sous couvert de promotion, il éloigne le danger d’un cousin qui commence à lui faire un peu trop d’ombre à son goût !

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