Les juments de Diomède

11 minutes de lecture

Fils du dieu de la guerre Arès, roi des redoutables guerriers Bistones, Diomède possède quatre juments carnivores qu’il nourrit de chair humaine. Missionné pour s’en emparer Héraclès n’a d’autre choix que de constituer une troupe pour l’aider dans sa tâche. Il en confie le commandement à son ami Abdère, par ailleurs fils d’Hermès. Tandis que ses compagnons voguent vers la Thrace, le héros, sujet au mal de mer, décide de les rejoindre par voie terrestre. En chemin, le roi Admète de Thessalie lui offre généreusement l’hospitalité. Il n’ose cependant lui avouer que sa bien-aimée femme, Alceste, vient de mourir pour lui sauver la vie. L’ayant appris à ses dépens, Héraclès entreprend aussitôt de ramener des enfers l’infortunée défunte avant de poursuivre son périple. Une fois sur place, Il réussit à s’emparer des juments au terme d’une opération éclair. Il en confie la garde à Abdère tandis qu’il part affronter avec le reste de sa troupe les Bistones, lancés à ses trousses. De retour sur le navire, victorieux, il découvre soudain avec horreur le cadavre de son ami, tué par ses carnassières captives. Fou de douleur, ivre de vengeance, il leur jette alors en pâture leur maître fait prisonnier. De retour à Mycènes, Eurysthée décide de les sacrifier à Héra pour s’en débarrasser.


Après l’outremer, l’international. La stratégie de l’éloignement se poursuit. On attend maintenant de moi que je ferme le site d’élevage chevalin dans les Balkans. Rien d’extraordinaire en apparence. La viande de cheval pâtit d’une mauvaise image. Elle se vend moins, surtout chez les jeunes générations, ce qui rend les perspectives économiques négatives.

Comme précédemment à Elis, le principal obstacle à surmonter réside dans la personnalité du directeur. A ceci près qu’il ne s’agit plus de déjouer la rouerie clientéliste d’un vieux démagogue jouisseur. Il faut affronter cette fois un ancien seigneur de la guerre reconverti dont les employés sont pour la plupart ses ex compagnons d’armes miliciens ! Cette armée de « pistonnés » ne ressemble guère aux serviles obligés d’Augias. Combattants dans l’âme, ils ont suivi leur chef par fidélité et continuent de lui obéir en soldats.

Situation difficile, certes mais rien d’insurmontable à mes yeux. Eurysthée ne partage pas mon optimisme. Bien au contraire. Il pressent du danger et m’exhorte à ne pas y aller seul. Finalement, loin de m’offenser sa pleutrerie me toucherait presque. J’y décèle de la sollicitude. Elle m’arrange aussi puisqu’elle m’offre l’opportunité de déléguer le travail. Le fait est qu’on se bouscule pour m’accompagner.

De la foule des aspirants négociateurs, je retiens ceux qui me paraissent les plus motivés. Les diplômes m’importent peu. Pour mener leur barque, je désigne Abdère comme capitaine. J’ai éprouvé pour lui un véritable coup de cœur lors de son entretien. Issu d’HERMES (Hautes Etudes en Relations Managériales, Economiques et Sociales), il possède le profil idéal pour conduire cette mission délicate.

Tandis que mes assistants se préparent à partir, je décide de rendre visite à mon vieil ami Admète, inamovible sénateur de Théssalie. Nous nous connaissons de l’époque où j’ambitionnais de me lancer en politique. Son expérience m’avait été précieuse alors. Je ne doute pas qu’elle le sera encore aujourd’hui.

Temporairement déchargé de responsabilités, je profite de ce temps libre pour musarder par les routes secondaires en guise de trajet. Chemin faisant, je m’efforce d’élaborer une stratégie pertinente afin de mettre un terme aux méthodes cavalières employées par Diomède pour exercer son pouvoir. Homme sans pitié, cet ancien colonel de régiment blindé s’est entouré d’une garde rapprochée de dragons qui méritent mieux leur appellation du fait de leur caractère que de leur arme d’origine ! Je n’imagine que trop le genre de vieilles carnes « bouffeuses d’hommes » dont il doit s’agir. Elles ne m’impressionnent pas pour autant. Je saurai bien les dresser quand le temps sera venu !

Lorsque j’arrive à destination, je constate avec surprise, qu’Admète m’accueille en tenue sombre de deuil. Précédant mes questions, il m’assure toutefois de son hospitalité. Sans s’étendre sur l’identité du défunt, il m’annonce seulement son indisponibilité pour le dîner. Il tient cependant à ce que je le prenne en son absence, comme si de rien n’était. Quoiqu’un peu décontenancé, son insistance finit par l’emporter sur ma réserve. Fourbu du voyage, j’accepte donc avec plaisir de me laisser choyer comme il m’y invite si courtoisement.

Aussi, après un brin de toilette, me voici attablé dans l’immense salle à manger de mon hôte, dont les domestiques se mettent à mon service. Soulagé, je renoue avec l’esprit léger qui m’habitait depuis le début de mon escapade. Une douce euphorie m’envahit peu à peu, abreuvée par les gorgées de vins fins bues d’un verre qui ne désemplit jamais. L’ivresse aidant, la pression permanente qui pèse sur mes épaules cède peu à peu la place à un sentiment d’insouciance libérateur. Le rire m’envahit. Il éclate au moindre prétexte en d’incontrôlables cascades sonores.

Néanmoins, en dépit de mon état d’ébriété, je remarque que ce rire n’est pas communicatif. Au contraire même, il parait susciter de la gêne chez les serviteurs qui s’affairent autour de moi, si ce n’est une franche désapprobation. Que la peste emporte ces pisse-froids incapables de se laisser aller ! Dressés à obéir au doigt et à l’œil, la joie de vivre ne parvient plus à s’affranchir de leur livrée corsetée! Pourtant, leur attitude m’intrigue. Plus encore, elle ne me contrarie. Pour en avoir le cœur net, je saisis le bras du premier qui passe à ma portée et lui ordonne de s’expliquer.

Tremblant sous ma poigne, il s’avoue néanmoins choqué par mon absence de compassion : comment peut-on se montrer aussi insensible alors que la femme du maître des lieux se meurt ? Stupéfait, je relâche mon étreinte. Une vague de honte me submerge. Les effets de l’alcool se dissipent aussitôt. Absous par mon ignorance manifeste, les domestiques entreprennent spontanément de m’éclairer sur les circonstances du drame. Rien de tangible, pourtant, ne laissait présager le malheur. Il fallut une prémonition pour que le processus s’enclenche : l’évidence de la mort imminente d’Admète.

Bien que sceptique, l’insistance de l’ami mécène auquel elle était apparue le convainquit malgré tout de consulter un médecin. Sans appel, le diagnostic confirma la terrible justesse de la prédiction : cancer fulgurant des reins. Seule une greffe en urgence pouvait laisser espérer une chance de survie. Abattu mais déterminé, mon hôte entreprit donc de trouver au plus vite un donneur potentiel parmi ses proches. Après le refus de ses parents, craignant pour leur propre salut, l’unique autre personne compatible se révéla être son épouse Alceste. Laquelle, par amour accepta dans l’instant de consentir au don salvateur. Or si la transplantation produisit le résultat escompté, la conséquence du prélèvement plongea, hélas, l’infortunée dans un profond coma, jugé irréversible.

Ainsi, je comprends mieux l’attitude étrange d’Admète, mélange coupable de soulagement et de tristesse. Avec le recul, je devine que son silence évasif, quasi superstitieux, témoignait d’un effort pudique pour conjurer le pronostic médical fataliste. Comment annoncer par avance un trépas, dont on refuse par ailleurs la venue ? Bouleversé mais soucieux d’agir, je prends la décision de me rendre au chevet d’Alceste. Mû par une détermination farouche je me lève et quitte la pièce dans la foulée, laissant les serviteurs interdits.

Sitôt dehors, je me précipite à l’hôpital. Je bouillonne intérieurement. Contre moi, contre l’injustice du sort. Calme en apparence, je suis tendu tel un arc prêt à tirer. Soudain, je sais. Je DOIS lui parler. La flèche que je m’apprête à décocher est une exhortation. Elle DOIT revenir dans le monde des vivants. Elle n’a pas sauvé son mari de la maladie pour le condamner en retour à mourir de chagrin. Je la supplie d’un ton grave, je lui ordonne avec humilité. Est-ce la force de mon invocation ? Est-ce l’effet chimique du geyser de phéromones pleines de vitalité qui émane de mon corps tout entier consacré à son salut ? Qu’importe !? A l’issue d’un frémissement, ses yeux s’ouvrent.

Elle regagne la vie telle une plongeuse des abysses qui regagne la surface. Son premier mot : « Admète ! ». Son regard est clair comme le message qu’il contient. Je la prends dans mes bras pour la ramener auprès de son époux. A mon arrivée, l’inquiétude initiale du maître des lieux sur la cause de mon départ, cède la place à la stupéfaction. Puis, dès que leurs regards se croisent, l’émerveillement succède à l’incrédulité. Plus rien ne compte que cet amour qui semble soudain figer le temps pour l’éternité. Profitant de la magie de ce moment mystique, je demande pardon à Mégare.

Je suis ainsi fait que la puissance s’exprime dans ma force musculaire et non dans l’expression de mes sentiments. La formidable énergie dont la nature m’a dotée dépasse ma capacité de contrôle. On me voit fort, je ne suis que brutal. On me croit audacieux, je ne suis qu’emporté. Ma quête d’aventure n’a rien d’héroïque. Il ne s’agit même pas d’orgueil. Elle est une nécessité. Sans elle, j’exploserai. Au fond, je ressemble moins au lion, qui chasse pour se nourrir, qu’au lapin qui grignote sans répit pour limiter la pousse continuelle de ses dents !

Brisant l’enchantement de ces retrouvailles amoureuses inespérées, je m’éclipse pour reprendre ma route. Il est temps de retourner à ma carotte balkanique ! A défaut d’exploit chevaleresque, un défi chevalin m’attend… Le reste du trajet se déroule sans encombre. Ragaillardi par l’heureuse issue conjugale, j’ai hâte de retrouver mes jeunes compagnons partis de leur côté. Certes, je n’ai pas eu le temps de solliciter les précieux conseils d’Admète sur la conduite à tenir mais, revigoré, je suis désormais déterminé à conclure l’affaire rapidement.

En outre, il était convenu que mes assistants préparent le terrain pour que je procède au seul règlement final. A mon arrivée sur le site, alerté par des cris, je surprends les bourrins de Diomède en train de s’en prendre à un malheureux dont ils menaçaient de ne faire qu’«une bouchée » s’il ne leur remettait pas son appareil photo. Randonneur égaré, et bien que protestant de sa bonne foi, ils persistaient néanmoins à le considérer comme un journaliste infiltré.

Ulcéré par un tel comportement, mon sang ne fait qu’un tour. Bousculant les vigiles sans ménagement, je pénètre dans le bâtiment d’où proviennent les hurlements, trouve le bureau puis mets hors d’état de nuire les quatre cavaliers de l’apocalypse en cours. Tandis que l’infortuné promeneur s’enfuit, je traine ses bourreaux assommés jusqu’à mon véhicule où je les entasse dans le coffre.

L’opération n’a duré en tout que quelques minutes. Assez longtemps cependant pour que je sache avec certitude que leurs agissements ne pourraient pas être sanctionnés sur place. Leur caractère quasi public confirme au contraire que cette violence s’exerce avec l’assentiment de la direction. Je vais donc les amener à la garde d’Abdère et de ses collègues qui logent sur le yacht d’AgroLead, amarré près d’une petite station balnéaire des alentours. Une fois à bord, je lui remets les prisonniers encore étourdis. J’insiste sur la dangerosité de ces ex-dragons dévoyés en paramilitaires sanguinaires durant la guerre civile.

Il n’en reste pas moins que pendant le transfert, la riposte s’est organisée. Je comprends trop tard qu’il aurait fallu jeter les téléphones portables des captifs. A cause de la géolocalisation, je sais que les renforts convergent déjà vers notre refuge. Inutile d’attendre passivement que s’instaure un rapport de force défavorable. Puisque l’attaque est la meilleure défense, je décide de prendre les devants avec l’aide des compagnons d’Abdère.

L’effet de surprise est total. La cohorte des « pistonnés » ne nous a pas vus venir. Pêchant par excès de confiance, ils n’ont pas imaginé un instant qu’une petite troupe de cols blancs experts en audit pourraient les attaquer physiquement. Cachés sur le parking, désert en cette saison, nous attendons qu’ils se garent pour fondre sur eux. Armé d’une lourde branche morte en guise de massue, je fracasse les pare-brise tandis que mes équipiers jettent des pierres sur les vitres ou donnent des coups de pieds dans les portes en vociférant. Le plan consiste à semer le chaos pour paralyser l’ennemi. Ainsi, débordés, incapables de se concerter, l’armada des « pistonnés » se disloque et bat en retraite dans la précipitation et en ordre dispersé.

De mon côté, profitant de la confusion, j’ai consacré mes efforts à isoler le véhicule de Diomède dans le but de le capturer. Victorieux sur le terrain, nous sautons dans la barque pour rejoindre au plus vite le bateau avant la prévisible contre-attaque à venir. Soudain, j’aperçois le corps sans vie d’Abdère flottant sur le ventre. L’origine criminelle de sa mort ne fait aucun doute. Trop humain, trop innocent, mon petit protégé s’est à l’évidence laissé abuser par les vieux chevaux de retour sans scrupules placées sous sa garde.

Le regard noir de la colère froide qui m’envahit, je les observe essayer en vain de manœuvrer le voilier pour s’enfuir. Nul doute que ces soldats perdus ont pris connaissance des messages rageurs que leur chef leur a adressés. Ils savent que la solidarité militaire ne s’applique plus en cas de manquement grave. C’est pourquoi, craignant les représailles, cherchent-ils à fuir le sort peu enviable qui les attend.

Renonçant à une résistance inutile, ils s’opposent d’autant moins à notre retour à bord qu’ils découvrent la présence d’un Diomède, blessé, pieds et poings liés. Pour autant, malgré sa situation, ce dernier ne peut s’empêcher de maudire leur incompétence et de les vouer aux gémonies. Hors de moi devant autant d’agressivité haineuse, je décide de les enfermer ensemble pour qu’ils se « bouffent » entre eux. Le marché est simple : j’attends qu’ils se mettent d’accord pour désigner et exécuter le responsable du meurtre d’Abdère. En échange, les survivants seront épargnés. Avant même d’entendre ses imprécations baisser soudain d’intensité à mesure qu’on l’étrangle, je sais déjà que Diomède ne survivra pas à cette confrontation.

Le trajet de retour s’effectue dans un silence empreint de gravité. Mes jeunes collègues ont pris conscience de la fragilité de leur existence. Ils savent maintenant quelle réalité tragique peut recouvrir ce terme de « guerre commerciale » qui les excitaient tant il y a encore si peu. J’ai informé Coprée du déroulé des événements. Elle me répond que la direction souhaite étouffer l’affaire pour préserver l’image du groupe. Je suis donc invité à me débarrasser du corps de Diomède dont la disparition n’étonnera personne compte tenu de son passé sulfureux. D’autre part, dans la version officielle, le décès d’Abdère deviendra accidentel. J’exige et obtiens en échange que le site porte alors son nom à l’issue de sa reconversion.

A mon arrivée à Mycène, les ex dragons n’en mènent pas large. Par peur d’être aperçu en leur compagnie ou par crainte de leur réputation, on m’annonce qu’Eurysthée refuse de les voir. Soucieux de les licencier au plus tôt, il ordonne de les sacrifier sur l’autel de JUNON, notre Juridiction Unique pour le Négoce, l’Organisation et le Normatif. Héritage de l’ancienne structure publique, cette instance interne encore en place se chargera de formaliser leur renvoi pour faute lourde, eu égard à leurs pratiques managériales de harcèlement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Lenagual ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0