La ceinture d'Hyppolité

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Pour plaire à sa fille Admète qui la convoite, Eurysthée ordonne à Héraclès de subtiliser sa ceinture d’or à Hyppolité, la reine des Amazones. A la tête d’un rassemblement de volontaires, le fils de Zeus prend la mer pour rejoindre le royaume des farouches guerrières. Lors de sa première escale, sur l’île de Paros, deux de ses hommes tombent sous les flèches assassines des fils de Minos. En représailles, il tue les agresseurs puis s’en prend aux indigènes qu’il rencontre. En échange de son départ, il obtient d’embarquer deux insulaires en compensation. A son deuxième arrêt, en Mysie, Héraclès remercie le roi Lycos de son hospitalité en chassant les combattants Bébryces qui le harcelaient. Une fois parvenu au port de Thémicyre, au terme de sa navigation, il est accueilli par la reine Hyppolité en personne, qu’il informe aussitôt de ses intentions. Contre toute attente, l’altière beauté succombe à son charme et lui offre sa précieuse ceinture. Par la suite, l’arrivée impromptue d’une armée d’Amazones craignant (à tort) pour la vie de leur souveraine déclenche un massacre. Héraclès et ses hommes reprennent la mer dans la précipitation. Lors d’une escale à Troie, le héros s’illustre en sauvant Hésione des griffes d’un monstre marin. Fille du roi Laomédon, elle était offerte en sacrifice pour racheter le manquement de son père envers Poséidon. Faute de recevoir les juments promises, en récompense de son exploit, le héros abusé menace de revenir se venger. Après quelques ultimes péripéties, il regagne enfin Mycènes avec une ceinture dont Eurysthée lui apprend que sa fille se désintéresse désormais.


Cette aventure marque un tournant. Tragique, elle a coûté la vie à un être cher. Or, je me sens doublement responsable de sa disparition. D’abord parce que j’ai manqué de clairvoyance. Pris dans le feu de l’action, je n’ai pas su le prémunir contre le danger qu’il courait. D’autre part, je ne parviens pas à m’ôter de l’esprit qu’en sauvant Alceste, j’ai peut-être (sans doute ?) contrarié le dessein de la Mort, venue ainsi reprendre son dû.

Quant à AgroLead, il s’en est fallu de peu que sa réputation ne subisse une atteinte catastrophique. Préservée du pire, elle n’en reste pas moins entachée. En effet, bien que fermement désavouées, les méthodes cavalières employées dans notre filiale chevaline - pour reprendre les termes percutants d’un journal satirique – donnent lieu à une polémique croissante. Il est reproché à l’entreprise d’être le vecteur d’une culture machiste dont les dernières vicissitudes apparaissent ici comme les symptômes.

Au fond, pour les tenants de ce discours, la violence à l’œuvre résulterait avant tout d’un débordement de testostérone. Il n’est pas jusqu’à la propre fille d’Eurysthée, Admète, pour réclamer à son père une politique de féminisation au sein du groupe. Non seulement au niveau des effectifs, pour en accroitre le nombre de représentantes du beau sexe mais, surtout, pour leur ouvrir les portes du premier cercle, celui du pouvoir. Bref : il devient urgent d’évoluer.

Il est donc décidé de mener une grande campagne de communication multimédia. Compte tenu de l’ampleur de la tâche, une nouvelle équipe d’assistants m’accompagne, au premier rang desquels mon cher neveu, Iolaos. Sa connaissance des réseaux sociaux constituera à nouveau une aide précieuse. Parmi eux se trouvent encore, pour ne citer qu’eux, Télamon d'Egine, Pelée d'Iolcos et Thésée d'Athènes. A l’issue d’une longue réunion de travail nous convenons de commencer notre offensive de charme par la télévision.

Afin de tâter le terrain deux de mes compagnons se portent volontaires pour participer à la matinale de Paros TV, chaine commerciale à forte audience. Assis devant le poste, nous attendons avec impatience le début de l’émission. Hélas ! Abasourdis autant qu’impuissants, nous assistons – il n’y pas d’autre mot – à l’« exécution » en direct de nos camarades ! Editocrates installés à demeure, les « meurtriers » répondent aux noms d’Eurymédon, Chrysès, Néphalion et Philolaos. Méprisants, cassants, moqueurs, ils manient avec un brio détestable toute la panoplie éprouvée des techniques de manipulation : questions orientées - posées à un rythme interdisant tout développement -, sous-entendus, interruptions, commentaires moralisateurs, rien n’est épargné aux malheureux pendant le quart d’heure d’émission.

Je vis cette séquence de tabassage médiatique comme une trahison incompréhensible de la part d’une chaine dont MINOS est le principal actionnaire. Il est vrai que si l’épisode crétois nous avait au départ opposés, son dénouement gagnant/gagnant nous avait pourtant réconciliés. Hors de moi, je me précipite dans les locaux de la direction pour faire un scandale. Personne à l’accueil n’ose s’opposer au passage de ma furie tempétueuse. Morts de peur à l’écho des vociférations dont je les accable, les quatre comparses assassins n’ont plus le cœur à ricaner. J’exige du directeur de la rédaction, tremblant de tous ses membres, qu’il m’accorde en compensation une interview dans la soirée, à une heure de grande écoute, par ses deux journalistes phares du service politique Alcéos et Sthénélos.

Inutile de préciser que j’attends de leur prestation davantage de bienveillance ! La session de rattrapage terminée, le message est passé : AgroLead ambitionne de devenir un modèle en matière d’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Le talent n’a pas de sexe et la mixité, comme la diversité, permet, en donnant sa chance à tous, de prendre le meilleur de chacun ! La situation rétablie sur le front du grand public, il importe maintenant de s’attaquer au noyau militant qui s’active depuis le début à souffler sur les braises de la polémique.

Je n’aime pas ce petit milieu où le narcissisme et l’intérêt personnel prennent trop souvent le pas sur la défense de la cause mise en avant. Calculateurs pervers ou manœuvriers inconscients, les agitateurs ambitieux qui composent ce microcosme remuant se montrent d’autant plus virulents qu’ils se sentent marginalisés. En outre, les plus jeunes au sein de cet univers me donnent pour beaucoup l’impression de jouer au rebelle, figure incontournable dans la représentation fantasmée d’une jeunesse idéale. En résumé, les postures de ces pseudo combattants m’insupportent.

En réalité, ils n’encourent aucun danger. Leurs seules blessures ne seront jamais que narcissiques car leurs actions s’inscrivent dans le monde du spectacle. Artistes auto-proclamés de la subversion idéologique leur récompense tient dans le battage médiatique qu’ils récoltent. Aveuglés par leur besoin de reconnaissance, ils confondent l’efficacité avec l’autopromotion. Enfants capricieux ou adolescents provocateurs, ils cherchent la réparation alors que j’aspire à l’accomplissement !

Il n’empêche qu’il faut s’adresser à eux. Aussi, en fin connaisseur de la Toile, Iolaos a pris contact avec une blogueuse trentenaire réputée pour son engagement féministe. LYCOS (La Y Contre l’Ostracisation Sexiste) accepte de nous recevoir pour un entretien – « sans concession », précise-t-elle – dont elle mettra ensuite la vidéo en ligne. Femme de conviction, j’admire sa sincérité. Pugnace sans être agressive, elle attend des réponses franches et concrètes. Elle ne se bat pas contre les hommes mais contre le machisme. Elle ne remet pas en cause la différence sexuelle mais pourfend la discrimination qui pénalise ses semblables, en particulier sur le plan professionnel. Intègre et déterminée, elle me fait penser à Bichette.

A l’issue de notre échange filmé, rassurée par mes réponses, elle se confie sur les réactions que sa démarche suscite. Elle doit ainsi faire face aux attaques récurrentes d’une armée de trolls Bébrhys, selon sa définition moqueuse amalgamant les différents types d’internautes - Bêtes, Brutaux et Hystériques - qui la caractérisent. Fort de l’expérience victorieuse contre Yves de Berne, je lui propose le secours de mon petit génie informatique de neveu pour mettre un terme à ce harcèlement. Grâce à l’utilisation de virus de sa fabrication combinée à l’emploi de logiciels espions, le problème disparait après quelques heures d’intervention. La plupart des comptes anonymes sont désactivés et les adresses IP des fauteurs de troubles communiquées aux modérateurs des réseaux concernés.

En souvenir de ce triomphe, nous décidons – sur proposition d’Iolaos – que cette date portera désormais le nom de : « jour de la raclée » ! En parallèle, le retentissement de notre entrevue dépasse mes espérances. Le nombre de visionnages est considérable, les commentaires très majoritairement positifs. J’aborde donc ma prochaine rencontre avec confiance. Présidente charismatique d’une association féministe radicale connue pour ses actions coups de poings, Hyppolité doit me recevoir dans le cadre d’un symposium sur le thème de la misogynie au sein de l’entreprise.

A ma grande surprise, elle nous accueille en invités de marque et en personne. Sa beauté altière nous impressionne. Elle ne correspond pas à la caricature d’excitée extrémiste sous les traits desquels d’aucuns la dépeignent. En ce qui me concerne, je vois en elle une guerrière. C’est pourquoi une intimité immédiate s’instaure entre nous. A l’issue du repas, nous éprouvons tous deux l’envie de prolonger la discussion dans un cadre privé.

Convaincue de ma sincérité, elle m’assure en retour de son soutien. Elle s’engage à publier un communiqué en ce sens dont elle m’annonce qu’il ne manquera pas de tourner en boucle sur les chaines d’information continue. Elle le rédige d’ailleurs aussitôt, mue par un désir soudain de changer de registre que je partage avec autant d’intensité qu’elle. Son stylo posé, elle ondule dans ma direction avec une lascivité qui me subjugue. Enivré par le parfum qu’elle dégage, submergé par une émotion délicieuse je la laisse guider nos ébats dans un lâcher prise entièrement nouveau pour moi.

Je découvre avec ravissement une facette de l’Amour dont j’ignorais l’existence. Habitué, du fait de ma stature imposante, à des schémas plus classiques, mon corps de géant devient maintenant un navire dont je suis le passager et non plus le capitaine. Jadis puissant brise-glace qui ouvrait les chemins du plaisir, me voici désormais tel un voilier privé de vent mais porté par un insondable courant marin sur un océan de sensualité.

Le retour au réel est brutal. Alerté par un brouhaha grandissant à l’extérieur du bâtiment, je sors d’instinct de mon sommeil. Le croisiériste en route pour Cythère cède la place au commandant de cuirassier. En alerte, il scrute avec ses jumelles le périscope qui vient d’émerger ! En l’occurrence, le sous-marin ennemi prend la forme d’un attroupement de journalistes. Leur présence ne peut être fortuite. J’y vois une manœuvre pour me piéger. J’accuse le coup douloureusement. Quel désenchantement ! Ce tête-à-tête galant n’avait peut-être pour objectif que de me compromettre ?! Un traquenard qui viserait à me dépeindre en séducteur sans vergogne !! Pourquoi pas en brute abusant de la faiblesse d’une femme droguée à dessein !? Voici bien le genre de mise en scène spectaculaire qu’Hyppolité affectionne !

Blessé par une aussi indigne trahison, je réagis en guerrier implacable : je m’empare d’abord de son message d’appui écrit de sa main. Ensuite, je la photographie allongée sur le lit double, dénudée. Ses vêtements éparpillés autour d’elle en désordre témoignent de son abandon luxurieux. Elle s’éveille, le regard incrédule à la vue de mon courroux. Je lui assène avant de partir que je n’hésiterai pas à diffuser les clichés en ma possession si jamais elle s’avisait de me dénigrer ! Interdite, les traits défaits elle me regarde quitter la chambre la mort dans l’âme…

Elle sait que la publication de son communiqué lui sera fatale. Malgré l’absence de preuves formelles – car j’ai réussi à m’éclipser – la rumeur de notre liaison jettera immanquablement le discrédit sur elle. D’autant que de nombreuses militantes contestent sa prise de position. J’éprouve un pincement au cœur en réalisant soudain que la fuite pourrait émaner d’une rivale jalouse prompte à exploiter l’opportunité pour ourdir ce complot…

Trop tard pour s’en préoccuper. Il faut même profiter des dissensions qui commencent à apparaitre à l’intérieur de la mouvance féministe. Elles relèguent les accusations contre d’AgroLead en seconde page. Elles les rendent inaudibles. Que ces furies, ne sachant plus à quel sein se vouer, s’entredéchirent au lieu d’agresser le moindre contrevenant à leurs exigences abusives ! Toutefois, en dépit de mes efforts de motivation, je ne parviens pas à chasser le doute qui me taraude. D’avoir été injuste et cruel, déjà. Pire encore : d’être sans doute passé à côté de la femme de ma vie, surtout…

Alors que je commence à ruminer en pensée, mon attention est attirée par l’apparition inopinée d‘un visage de jeune fille en gros plan. Il occupe toute la surface d’un panneau d’information municipal. Il appartient à une dénommée Hésione. Les caractères rouges qui le précisent indiquent aussi qu’elle a fait l’objet d’un enlèvement. L’immense écran plat installé sur la terrasse d’un restaurant voisin la montre enchainée dans une pièce vide aux murs nus. Son père n’est autre que Laomédon, député-maire de la cité de Troie où je me trouve depuis mon départ précipité de Thémycire.

L’envoyé spécial de la chaine révèle que les soupçons se portent sur la Mafia. Le rapt viserait à régler un différend relatif à des marchés publics truqués à Pergame, au sud de la circonscription. Il servirait de moyen de pression sur l’édile, oublieux de certaines promesses financières. En représailles, une série de grèves du ramassage des ordures commença par empester la ville. L’avertissement olfactif n’ayant pas suffi, le rappel à l’ordre prenait donc un tour plus personnel. La Pieuvre menaçait maintenant de tuer la fille de Laomédon !

Je sens que je ne peux rester sans réagir. Outre l’ignominie du procédé qui me révolte, j’entrevois aussi la possibilité de me racheter. Je sais qu’en sauvant Hésione je ne réparais pas l’injustice faite à Hyppolité. Cependant, je prouverai mon engagement au service de la cause des femmes. Si la lutte pour l’égalité de traitement est nécessaire, le combat pour leur droit à la sécurité est primordial.

Père éploré, monsieur le maire accueille mon offre de service avec gratitude. Ma réputation lui redonne de l’espoir. En échange de mon aide, il promet de renoncer à ses cabales avec le crime organisé. Rassuré pour la tranquillité de sa fille dans l’avenir, je propose de prendre contact avec les ravisseurs. Investi du rôle d’émissaire officieux, je dois les convaincre du repentir pécuniaire de leur débiteur récalcitrant. Le temps presse car l’ultimatum expire bientôt !

J’arrive au lieu du rendez-vous à l’heure convenue. Après une fouille approfondie, je suis conduit devant les parrains locaux. Entourés d’hommes de mains armés, ils veulent s’assurer d’obtenir leur dû. Très mécontents, ils entendent montrer leur détermination. Il s’agit de dissuader Laomédon de les trahir de nouveau. Une querelle éclate entre les partisans de la manière forte et les modérés. Les premiers proposent d’exécuter l’otage, les autres plaident pour sa libération.

Profitant du désordre qui s’installe, je laisse la colère froide qui m’habite exploser. Mes poings s’abattent alors avec rage sur les sicaires tandis que je renverse d’un coup de pied la table derrière laquelle siègent leurs chefs. Sidérés par mes hurlements et le déchainement de violence qui les accompagne, les malfrats sont vite neutralisés, presque sans résistance. La Pieuvre est vaincue ! Hésione est sauvée.

De retour à Troie, monsieur le maire semble plus heureux de l’anéantissement de ses encombrants partenaires en affaires (louches) que du retour de son enfant chérie. Indigné par son attitude, je me jure de le faire battre aux prochaines élections municipales ! Impossible, en effet, après ce dénouement inespéré - dont je suis de surcroit le héros – de gâcher le spectacle médiatisé de retrouvailles émouvantes. Laomédon ne perd rien pour attendre…

Pour l’heure, il est temps de regagner Mycène. Je me console en savourant par avance les louanges que je recevrai en guise de récompense pour le succès de notre campagne de communication. Simple hasard bienvenu ou signe du destin, le voyage de retour m’offre plusieurs occasions de relâcher la pression. D’abord à Ainos, lorsque je fais une halte pour déjeuner. Saoûlé par les éructations d’un marin éméché, je deviens assommant pour que de saoûlant le braillard aviné finisse assommé ! Ensuite sur l’aire de repos de Thasos où mon énervement laisse quelques traces bien nettes sur le visage de voyous insolents. Pour finir à Toroné quand, par le biais d’un coup de volant, je précipite dans le fossé le véhicule d’un chauffard agressif.

Enfin parvenu à la direction d’AgroLead, Eurysthée prend acte de ma réussite sans s’attarder en remerciements superflus. Il faut dire que l’actualité s’est depuis déplacée ailleurs. Même sa fille – me glisse-t-il avec un sourire en coin – n’accorde plus d’importance au sujet !

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