Le château de mon père.

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Alors que son époux entend célébrer avec faste son récent triomphe au cap Ceneaon, Déjanire, inquiète et jalouse de la présence de Iolé, empoisonne sans le savoir la tunique de son mari avec le baume dont Nessus lui a caché la vraie nature. En la revêtant, Héraclès est immédiatement la proie d’une terrible sensation de brûlure que rien ne parvient à atténuer. Rendu fou par la douleur il précipite son infortuné messager Lichas dans la mer puis demande à voir sa femme et ses enfants une dernière fois. A l’initiative de la Pythie de Delphes, un bûcher est dressé sur le mont Oeta. C’est finalement le berger Philoctète qui acceptera d’y mettre le feu, permettant ainsi au malheureux fils de Zeus de rejoindre son père pour l’éternité, dans le palais des dieux, au sommet de l’olympe.

A mon arrivée, la situation problématique qui m’a été signalée en chemin a dégénéré. Elle requiert maintenant ma présence sur le terrain. Les aléas du métier m’imposent donc de sacrifier à une ZEUS (Zone Extra-Urbaine à Sécuriser, en d’autres termes : un « quartier périphérique chaud ») la joie des retrouvailles à laquelle j’aspirais ! Aux dernières nouvelles, une émeute a éclaté dans la « cité » du Cap Cénaéon, sur l’ile d’Eubée. Lychas, mon assistant me remet le gilet pare-balles que je lui avais demandé de me ramener. Ainsi harnaché, nous sautons dans le véhicule d’intervention, que je démarre en trombe. Je sens que ma contrariété cède peu à peu la place à la colère.

La conversation que je viens d’avoir avec Déjanire n’arrange pas mon état ! Loin de saluer mon succès, elle fustige ma déloyauté ! Elle me reproche de la trahir ! Elle dénonce mon irresponsabilité paternelle ! Elle m’accuse de vouloir abandonner ma famille pour « cette petite catin de Iolé » !! Pour achever d’attiser ma fureur, elle ajoute que « Nessus avait bien raison de me mettre en garde contre une brute égocentrique comme toi » ! Son venin de femelle jalouse craché, elle raccroche sans même me laisser la possibilité de m’exprimer. La rage qui m’envahit en retour fait littéralement bouillonner mon sang. Je roule à tombeau ouvert. Tremblant, le malheureux Hylas cherche timidement à me calmer. Mal lui en prend ! Soudain promu bouc émissaire, je me défoule sur sa frêle personne. Incapable de se défendre, il ouvre la porte pour s’enfuir mais hésite à se jeter hors de la voiture qui roule à pleine vitesse. D’un coup de poing terrible je l’expulse alors si fort qu’il vole au-dessus de la glissière et tombe de la falaise pour se fracasser dans la mer en contrebas ! Etouffant dans le lourd équipement de protection que je porte, je brûle encore plus d’en découdre avec les casseurs. Tandis qu’aveuglé par la fureur, j’enfonce la pédale de l’accélérateur jusqu’au plancher, je perds le contrôle du véhicule au milieu d’un virage en épingle. Après une série de tonneaux, il s’écrase enfin contre un arbre. Le réservoir explose, enflammant la carcasse. Sonné, meurtri, gravement brûlé, je réussis néanmoins à m’extraire de l’habitacle. Sous l’effet de l’intense chaleur, le gilet a partiellement fondu, s’incrustant sur la peau en dessous. Les chairs à vif, je souffre le martyr. Lorsque les secours arrivent, guidée par l’épaisse fumée noirâtre qui monte vers le ciel, j’implore que l’on mette un terme à mon supplice. Pourtant, malgré l’administration de puissants antalgiques, la douleur persiste. Même s’il me tarde de trépasser pour échapper à cet enfer, je demande que l’on prévienne la mère de mes enfants. Je ne peux me résoudre à quitter ce monde sans m’être réconcilié avec ma femme.

Gyrophare clignotant et sirène hurlante, l’ambulance me transporte à l’hôpital spécialisé dans le traitement des grands brûlés du Mont Oeta, en Théssalie. Hélas, en dépit de leur expérience en la matière, les médecins de l’établissement ne parviennent pas à apaiser mon tourment. Sauf à m’arracher la poitrine, il s’avère impossible de détacher le gilet de mon torse. Seule la vue de Déjanire, les yeux baignés de larmes, réussit à me calmer. Désespérée à la vue de mon grand corps abîmé, elle me supplie de lui pardonner ses paroles injustes. Je lis dans son regard que la honte s’ajoute à son chagrin. Entre deux râles, je l’absous d’un échec dont je suis au fond le seul responsable. En réalité, un lion reste un animal sauvage quels que soient les efforts déployés pour l’apprivoiser. Carnivore de nature, son instinct de super prédateur finit toujours par reprendre le dessus. Or, en tant que « lion » pourchassant la gloire parmi les veaux adorant l’or, la cohabitation ne pouvait donc connaître que des « accrocs ».

Ces paroles prononcées, la souffrance un instant écartée revient à la charge avec une intensité redoublée. Il est temps que l’on débranche tous ces appareils pour me laisser partir. A quoi bon différer davantage – et pour moi dans de si pénibles conditions – l’inéluctable échéance ? Pourtant, malgré mes suppliques, personne ne parvient à s’y résoudre. Il me faut attendre la venue d’un modeste aide-soignant du nom de Philoctète pour entrevoir une perspective de salut. Quoiqu’hésitant, le brave garçon accepte finalement, en échange de mon précieux attirail, de devenir mon berger salvateur pour l’au-delà.

La douleur s’atténue au rythme de ma perte progressive de conscience. J’ai l’impression de m’endormir. Le relâchement qui s’opère me procure une sensation de légèreté éthérée. Privé du poids de ma force considérable, je me disperse dans l’air tel une fleur de pissenlit caressée par la brise. Ma conscience se désagrège en une multitude d’impressions qui emplissent l’espace. Tout devient clair parce qu’il s’avère que je suis partout. Flottant au-dessus de ma dépouille, je vois le visage affligé de Déjanire penchée sur moi. Dans le même temps, j’entends les infirmières parler entre elles dans le couloir. A la télévision de la chambre d’à côté, je découvre Delphine Pythie improvisant mon éloge funèbre en grande tragédienne : « feu Héraclès, ce géant aux dimensions d’un héros… ». Grave et inspirée – sublime, forcément sublime – elle se tient droite devant un parterre de journalistes incrédules venus la solliciter. Il semblerait ainsi que la nouvelle de ma disparition constitue un drame national.

Pourtant, malgré l’arrêt des soins d’urgence, la vie ne m’a pas encore complétement déserté. Les courbes qui s’affichent sur l’écran du moniteur indiquent en effet que mon cœur bat toujours. Par contre, l’interprétation de mon électro-encéphalogramme divise les spécialistes. A l’issue de l’IRM entreprise pour les départager, il ressort que mon cerveau, victime d’une hémorragie interne, s’ingénie à entretenir des signes résiduels d’activité. Je suis les discussions qui s’engagent à propos de mon état, en spectateur désintéressé. Bien qu’il s’agisse de ma personne (ou de ce qu’il en reste…) je n’y accorde cependant aucune importance. Finalement, au vu de ma déchéance physique, tous s’accordent à considérer qu’il vaut mieux m’aider à parachever mon destin.

En résumé, le succès de ma vie si théâtrale ne saurait être gâché par un problème de rideau de scène qui se coince. D’autant que les applaudissements du public commencent déjà à résonner et que les critiques ne tarissent pas d’éloges ! Du moins, à en juger par les déclarations des multiples personnalités qui se succèdent à l’écran. Le ruban défilant qui les égrène ensuite donne l’impression de ne jamais devoir s’arrêter.

Une évidence s’impose alors. Elle illumine mon esprit comme la clarté diffuse d’un jour naissant : j’en ai terminé avec le monde. Aucun rappel ne me fera revenir. Affranchie de son enceinte de confinement corporelle, mon énergie rayonne désormais dans le cosmos. A l’évocation de ce constat, mon horizon s’élargit tout d’un coup aux dimensions du ciel. Aspiré vers le firmament, je regarde une dernière fois mon visage allongé sur son lit d’hôpital. Préservé des flammes, il arbore une expression d’hébétude. Libéré de la bassesse des hommes, je peux enfin me réconcilier avec l’humanité.

L’entrée d’un long tunnel s’ouvre soudain devant moi. La lumière blanche qui brille au fond m’invite à y pénétrer. Je distingue des silhouettes en son centre. En m’approchant, je finis par reconnaitre ma mère. Elle est si heureuse de me revoir ! Elle me regarde avec amour. Je me sens bien. Derrière elle se tient mon père. Je lis de la fierté dans ses yeux même s’il parait toujours étonné d’avoir enfanté un colosse de ma trempe. D’un commun et harmonieux accord, ils m’incitent à continuer ma progression. Mégare leur succède. Entourée de nos enfants, elle sourit de son bonheur retrouvé. Aucune trace de peur ou de reproche dans ses yeux. Elle aussi est contente de me savoir ici. Le pardon bienveillant dont elle me gratifie me remplit d’allégresse. En fait, sans l’expliciter par des mots, tous ceux que je croise semblent vouloir me témoigner leur compréhension. Conscients de mon envergure hors norme, ils m’encouragent affectueusement à gagner la voûte céleste pour y briller de mille feux.

Déjà de mon vivant à l’étroit dans la société des hommes, mon esprit désormais libre m’entraine cette fois au-delà de l’horizon terrestre. Qui sait, peut-être suis à l’intérieur d’un trou de ver, en chemin vers un nouvel univers ? La lumière blanche dont je me rapproche en marque-t-elle l’entrée ? Douce et chaleureuse, elle offre en tout cas un aspect engageant.

Me voici donc, à cinquante-deux ans, sur le point de vivre la plus extraordinaire aventure d’une existence pourtant en bout de course. En effet, sitôt le seuil du halo franchi, l’émerveillement est à la mesure de la surprise. Je découvre un décor grandiose. Un majestueux palais trône en haut d’une impressionnante montagne. En fait seul le sommet rocheux émerge d’une mer de nuages. Une voix tonitruante m’appelle. Sa puissance me subjugue. Elle me convie à un banquet de bienvenue.

Bien que je n’éprouve aucun sentiment d’extase religieuse, j’ai cependant l’intime conviction d’aller à la rencontre de mon créateur. Non pas le dieu des laissés-pour-compte et des soumis, auquel je ne crois pas, mais plutôt celui à qui je dois mon exceptionnelle nature. Un dieu tellurique, capable d’entrer en éruption comme un volcan et de foudroyer comme un orage !

D’apparence humaine, il incarne LA figure paternelle. Imposant, barbu, visage expressif et regard pénétrant, il rassure autant qu’il inspire la crainte. Il m’accueille devant les colonnes monumentales du frontispice. Il m’invite à prendre place au banquet donné en mon honneur ! Le repas se tient dans une salle immense, dallée de marbre blanc sous un plafond composé de caissons finement décorés. Ouverte aux quatre vents, il y règne néanmoins une douceur printanière. Allongés sur des sortes de duchesses, à lanières de cuir entrecroisées, les autres convives me regardent avec attention. Familiers à mon cœur, je les reconnais sans les connaître. Chacun d’eux personnifie ces passions qui agitent l’humanité mais que les hommes voudraient réduire à de simples affects !

Au nombre de douze, ils représentent : l’Autorité, l’Emportement, la Passion amoureuse, le Courage guerrier, la Créativité artistique, la Raison, la Ruse chasseresse, l’Esprit d’entreprise, l’Instinct maternel, le Dévouement familial, la Peur de la mort et son pendant, l’Ivresse des plaisirs. A leur côté, je peux enfin être moi-même. Jouir de leur compagnie n’astreint pas à suivre les règles hypocrites du « savoir vivre ». Le ton est libre, le verbe parfois haut, le désir toujours roi !

Délivré de la jalousie des mortels, une seconde jeunesse m’ouvre les bras. En outre, vu d’ici, les affaires du monde prennent une dimension plus intéressante. Les mesquineries individuelles, s’effacent devant l’Histoire en mouvement. Tour à tour acteurs, metteurs en scène et spectateurs de cette tragi-comédie, mes compagnons y ajoutent leur touche personnelle pour orienter les événements dans le sens qui les satisfait. Quitte à s’opposer, souvent, voire à s’affronter, parfois. A l’occasion, ils n’hésitent pas non plus à assouvir des envies plus intimes. N’en suis-je d’ailleurs pas le parfait exemple !?

Le rituel d’accueil enjoint de m’enduire d’une sorte de baume dont j’apprends que les propriétés me confèrent l’immortalité. Toujours en guise de bienvenue, on emplit ensuite ma coupe d’un breuvage au goût exquis. Toutefois à la différence de mes illustres compagnons de « droit divin », ma présence à leur côté ne récompense que mes actions exceptionnelles. En d’autres termes, je ne possède pas de caractéristique archétypale propre. Ainsi, ma force hors du commun n’est-elle que le (pâle) reflet de celle de mon créateur. Pour autant, cela ne fait de moi ni son fils prophétique, ni l’intention de sa volonté. Il n’en reste pas moins, cependant, que mon accession en ce lieu relève quand même d’une forme génétique de prédestination par la grâce.

Quoiqu’il en soit, cela n’altère en rien la sérénité que j’éprouve. A mesure que la douce ivresse procurée par le nectar me gagne, je me fonds davantage dans l’ambiance. J’ai l’impression de célébrer des retrouvailles. Entourés d’alter ego, la tension permanente qui, de mon vivant terrestre, me coutait tant d’efforts de maîtrise a disparu. Je me sens enfin chez moi.

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