Un concours de circonstances

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Héraclès participe à un concours de tir à l’arc, qu’il remporte avec brio. Néanmoins, le roi d’Oechalie, Eurythos, refuse de lui accorder la main de sa fille Iolé, promise en récompense, par peur qu’il ne la massacre comme Mégare. Courroucé, le héros, accusé par ailleurs du vol de son bétail, tue le fils du souverain, Iphitos, pourtant venu en médiateur. Ensuite, après une violente altercation avec la Pythie de Delphes, qui refusait de le recevoir, Zeus contraint son turbulent fils à expier en esclave durant trois ans. Acheté par la reine de Lydie, Omphale, Héraclès devient son amant. Leur relation surprend ses contemporains par l’inversion des rôles amoureux. A l’issue de sa servitude, ils se séparent en bons termes.

Je décide qu’il est temps de me mettre à mon compte. Fort de ma réputation, je dispose d’un solide avantage sur la concurrence. C’est donc avec confiance que je réponds à un appel d’offre lancé par un riche homme d’affaires. Du nom d’Eurytos, il veut embaucher un garde du corps pour assurer la protection de sa fille Iolé. Reflet de l’inquiétude d’un père aimant son cahier des charges affiche une multitude d’exigences.

Néanmoins, du fait de mon expérience en matière de sécurité, je sais que je possède plus d’une corde à mon arc. Conséquence logique, mon dossier s’impose sans surprise au terme de la consultation. Cependant, lorsque le cabinet de recrutement l’informe de ma sélection, le vieil homme s’insurge. Il refuse d’accorder sa confiance à « une brute caractérielle responsable de la mort de sa famille » !

Je n’apprécie guère ce revirement aussi soudain qu’injuste. J’estime avoir suffisamment fait la démonstration de mon rachat ces dernières années. C’est pourquoi j’adresse un courrier de protestation indigné. Courrier dans lequel j’indique encore envisager une action en justice avec réclamation de dommages et intérêts. Il est vrai qu’au-delà de l’indélicatesse le manque à gagner me pénalise aussi considérablement. Or je dispose d’une lettre officielle du prestataire confirmant le choix de ma candidature. Fort de cet élément probant, je brandis bien haut la menace de « me payer sur la bête » afin de conduire Eurytos à réviser sa position.

Le calcul s’avère pertinent puisque son fils Iphitos demande peu après à me voir. Dépêché par son père pour intervenir en tant que médiateur, le (très) jeune homme (17 ans à peine) que je découvre semble surtout ravi de me rencontrer. Il m’avoue sans fausse pudeur l’admiration qu’il me porte. Impressionné par mes exploits, je réalise vite que j’incarne à ses yeux un modèle de virilité. Il n’hésite d’ailleurs pas à m’assurer de son soutien dans l’affaire qui nous occupe. Mieux : il entend m’aider à défendre mes intérêts, considérant mon éviction comme injustifiée.

A l’entendre exprimer sa désapprobation avec véhémence, je devine toute l’ambivalence qui existe dans son rapport à la figure paternelle. Au fond, ce garçon aspire à s’émanciper. Victime d’une éducation rigide interdisant la moindre velléité d’expérimentation personnelle, il trouve ici, à mon contact, l’opportunité d’exprimer son désir d’indépendance. Galvanisé par ma présence à ses côtés, il m’annonce soudain lors de notre arrivée à Thirynte son intention de fuguer pour – enfin ! – vivre sa vie. Surpris mais impressionné par sa détermination, je lui souhaite bonne chance tandis qu’il s’éloigne avec entrain.

Lorsqu’il apprend la nouvelle Eurytos fulmine. Incapable de se remettre en question, il m’impute la responsabilité de la disparition de son fils. Ainsi conforté dans ses préjugés à mon égard, il jure de me faire payer cher ce qu’il estime être un détournement de mineur. Entrepreneur influent, il planifie sans aucun doute de me discréditer auprès de ses collègues afin de les dissuader de recourir à mes éventuels services.

Je dois réagir vite. Il n’est pas question que je laisse la situation dégénérer à mon détriment. Je refuse de jouer le rôle du bouc émissaire dans une histoire de famille qui ne me concerne en rien ! C’est pourquoi je me tourne vers Nélée, ancien compagnon argonaute et ami d’Eurytos, pour qu’il intercède en ma faveur. En vain, malheureusement, la solidarité des armes pesant à l’évidence moins que les rapports d’intérêts qui le lient à mon détracteur.

Le dernier espoir pour redorer mon blason repose désormais sur le talent de Delphine Pythie. Après tout, c’est bien grâce à son action de « grande prêtresse » de la communication que j’avais réussi à reprendre pied au sein d’AgroLead. Hélàs, je me heurte là encore à un nouveau refus, pour des raisons du même ordre. Sauf qu’en la circonstance, je ne sollicite pas de faveur mais m’adresse à elle en tant que client ! En outre, à la différence du passé, je ne me présente pas en coupable d’un crime à effacer mais en homme calomnié dont il convient de restaurer l’honneur !

Je vais montrer à vieille toxicomane décatie ce qu’il en coûte de m’éconduire abusivement ! S’il faut la faire choir de son trône pour qu’elle change d’attitude, qu’à cela ne tienne : je suis prêt à faire un scandale dont elle ne se relèvera pas !! Soucieuse d’éviter une escalade qui conduirait à douter de son talent, elle accepte finalement de m’aider. Avec froideur, elle me conseille de proposer mes services à une riche veuve qui, sous couvert de protection, recherche en réalité de la compagnie. Elle estime à trois ans de purgatoire le temps nécessaire pour que mes déboires actuels s’estompent. Cassante, elle ajoute pour finir, que cette période devrait aussi me permettre d’acquérir les bases du savoir vivre.

Mon attente d’une malheureuse en quête de sécurité…affective…ne dure guère. Quelques jours plus tard une dénommée Omphale décide de m’embaucher comme garde du corps. Je pressens tout de suite en la rencontrant que cette fonction pourrait prendre une tournure plus intime. Elle me confie se sentir menacée depuis la mort de son regretté époux Tmolos. Elle compte aussi sur mon assistance pour gérer l’immense domaine dont elle a hérité. En particulier pour la protéger des aigrefins qui essayent de profiter de son inexpérience. A l’évidence, elle connait la situation délicate dans laquelle je me trouve. Elle me le fait sentir en insistant sur le dévouement - « corps et âme » - qu’elle attend de moi.

Tout bien pesé, je dois avouer que je n’ai pas matière à me plaindre. Mes ex-camarades argonautes diraient volontiers que ma « planche de salut » est très loin d’en avoir l’apparence ! De fait, la dame incarne une féminité tout en courbes généreuses qui ne sauraient laisser un homme de ma trempe indifférent. Elle m’évoque Hyppolité par la sensualité qui émane d’elle mais en moins altier. Longtemps mariée à un riche propriétaire terrien autoritaire, ma patronne a appris l’art de jouer de sa séduction pour s’imposer en douceur. A la différence d’une militante féministe habituée des coups d’éclats, elle préfère opérer avec discrétion. A son rythme, aussi. Désormais seule aux commandes, Omphale semble vouloir savourer sa liberté de décision.

C’est pourquoi elle ne requiert pour l’instant que ma seule assistance professionnelle ; laquelle se manifeste par la reprise en main d’un personnel livré à lui-même. Habitué à être dirigé d’une main de maître, ma présence imposante supplée donc à merveille la disparition de Tmolos. Sur le plan de l’encadrement du travail, les choses rentrent ainsi vite dans l’ordre. La tâche s’annonce par contre plus compliquée pour ce qui relève de la gestion financière. Outre le moindre intérêt que j’y porte par nature, le domaine implique surtout de posséder des connaissances spécifiques pointues. Je m’aperçois cependant rapidement d’un certain nombre d’irrégularités.

Sommés de se justifier, Passalos et Acmon Cercopes, les deux comptables, se perdent en explications alambiquées. Arguant de la perte de pièces justificatives, incriminant tout un chacun ou changeant de version sans arrêt, je finis par comprendre leur volonté de désarmer mon esprit critique. Exaspéré par leurs mensonges à répétition, je les empoigne soudain par le col pour les secouer avec force ! Il est temps que ces deux blancs becs cessent de me prendre pour un abruti de cul terreux !! Surpris par ce changement brutal, ils reconnaissent aussitôt leurs malversations.

Toutefois, devant la modicité des détournements et leurs mines déconfites, j’opte pour un renvoi sans poursuite judiciaires. Il me parait inutile d’entreprendre une action pour si peu avec de surcroit le risque de jeter le discrédit sur les capacités patronales de mon employeur. J’en éprouve d’autant moins l’envie que je préfère garder mon énergie pour Malis. Servante d’Omphale, nous entretenons en effet depuis peu une relation for agréable… Relation dont sa maîtresse ne prend d’ailleurs pas ombrage.

Au contraire, elle semble même en suivre le déroulé avec une curiosité amusée. En l’occurrence, cette liaison constitue pour elle une opportunité. La possibilité de jauger celles de mes qualités qu’elle envisage d’utiliser ensuite à son profit. En résumé, une sorte de galop d’essai pour l’étalon qu’elle planifie de bientôt monter. Cela ne me gêne, ni me contrarie. En fait, ma condamnation au purgatoire m’offre l’occasion d’un répit bienvenu. Non que les années aient altéré ma vitalité mais je prends conscience qu’une forme de lassitude s’est installée.

Bien que porté par un destin exceptionnel, je n’en reste pas moins le jouet. Au fond mes différents « exploits » ne témoignent que d’une capacité – même exceptionnelle – d’improvisation. Au mieux, je ne peux prétendre qu’à la qualification de tacticien hors pair. J’ignore en réalité qui je suis vraiment. Jusqu’ici plus réactif qu’actif, je sens qu’il est temps de partir à la découverte de moi-même. C’est le moment qu’attendait Omphale. Grâce à ma quête de l’essence la voici qui trouve le point d’appui pour son entrée dans l’existence.

Par conséquent, déjà sous ses ordres d’employeur, me voilà désormais soumis à ses caprices de maîtresse. La transition se passe douceur. Loin d’un saut dans l’inconnu, une immersion progressive. Le soir venu, les tâches qu’elle me confie changent de nature. D’intendant, je deviens femme de chambre. Habitué à manier la férule avec poigne, j’apprends à manipuler la brosse et le peigne avec délicatesse. Sitôt le travail fini, je troque mon cheval fourbu pour une paire de mules…en satin. Ainsi, après avoir parcouru sans relâche son immense domaine vallonné le jour, je m’attelle à explorer avec application le relief de sa géographie intime la nuit.

Ce changement de registre me procure un bien-être quasi hypnotique. Il me soulage. Il me réconcilie temporairement avec mes semblables, même si la fascination pour le raffinement ne saurait se confondre avec l’éloge de la petitesse. Mieux encore: j’éprouve un sentiment de complétude. Obnubilé par l’horizon céleste d’une gloire à conquérir, j’entrevois soudain une nouvelle perspective. Dès lors, l’aspiration impérieuse qui m’entraine depuis toujours s’équilibre par la prise de conscience de mon propre désir. Soumis trop longtemps aux seules lois de la Relativité générale ma destinée grandiose intègre dorénavant la dimension quantique de ma subjectivité. En résumé : je vais enfin avoir mon mot à dire !

L’émergence des particules élémentaires de ma psychologie se poursuit au gré des fantasmes de ma (si peu sainte) patronne. A titre d’exemple, son envie de me « réconcilier » avec ma part de féminité. Elle m’invite donc à échanger nos rôles. Vêtue de mon blouson « léonin », elle me toise maintenant en guerrière. Ses yeux brillent d’une lubricité dont l’impudeur me décontenance. Ridicule dans ses petits atours en dentelle qui me travestissent, je frissonne telle une captive effarouchée. Désemparé par la puissance de son désir dominateur, j’en attends les manifestations prédatrices avec une impatience masochiste.

Il arrive aussi que nos jeux érotiques fassent appel à d’autres participants. Grande ordonnatrice des plaisirs, Omphale se révèle alors un metteur en scène plein d’imagination. Les scenarii qu’elle invente exigent en effet de moi des interprétations très variées. Tantôt étalon aux ardeurs insatiables, encouragé à satisfaire sans retenue ses appétits les plus bestiaux, je peux ensuite devenir simple objet dévolu aux fantaisies de ses suivantes.

En parallèle je mène mon travail diurne comme si de rien n’était, édifiant une digue pour contenir les débordements serpentins de la rivière Sagaris ou démantelant un réseau de voleurs de pieds de vignes. D’abord bienfaisante, cette existence alternative finit cependant par se transformer doucement en routine. Le bénéfice libérateur de mon initiation sensuelle cède peu à peu la place à une évidence indépassable : ma part de masculinité constitue l’essentiel de ma personnalité.

Malhabile à tenir le crayon de maquillage, ma grosse main calleuse s’accommode indubitablement mieux de brandir un gourdin. L’action me manque. Pour salutaires et enrichissantes qu’elles furent, ces trois années passées auprès d’Omphale n’ont pas vocation à se prolonger. Malgré son attachement. Elle en convient d’ailleurs sans difficulté. Il est vrai que la grossesse qu’elle débute lui permet déjà de commencer à reporter son amour sur le futur fruit de notre union. Or, nous savons tous les deux, avec certitude, qu’une vie de famille n’est pas envisageable entre nous.

Mon destin de comète ne me prédispose pas à devenir une planète même si, grâce à son attraction, le virage que je devais prendre a pu se négocier. Néanmoins, mon parcours au sein du système dont elle est devenue la resplendissante étoile, s’achève. Désormais, regonflé à bloc, au clair avec moi-même, je sens que le temps est venu de régler certains comptes en suspens !

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