1 La libération de Kiki

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 La rue de Cuincy palpitait depuis près d’une heure au rythme de leurs battements de semelle. La tête rentrée dans les épaules, le regard impatient sujet à de fréquents dérapages vers le portail gris-neurasthénie, les zigotos tentaient de se réchauffer les bras à grands renforts de claques. Les bulles ouateuses qui emmitouflaient leurs propos leur donnaient des airs de personnages de bandes dessinées.

 Djé dominait ses deux comparses d'une bonne tête. Carrure athlétique, visage marqué par la pratique de la boxe, un air taciturne aussi indélébile que le bronzage naturel attaché à sa bouille méditerranéenne, la providence un peu trop généreuse l’avait abondamment doté en ingrédients rébarbatifs aux yeux du franchouillard moyen. Le profile parfait du N.A sûr et certain de toucher le ticket gagnant lors de contrôles au fasciès. Djé n’éprouvait aucune rancœur envers la nature car ce masque peu engageant lui était fort utile pour dissimuler une gentillesse à fleur de peau.

 A la gauche du Maghrébin se tenait Désiré. D'une élégance recherchée, l'œil de velours noir caressant comme un duvet d’eider, la fine moustache conquérante aux pointes aussi affûtées que les flèches de Cupidon, tel se présentait Dédé. Avec un bagou ensorceleur servi par une voix de crooner prompt à émoustiller la gent féminine, de la minette à la mamie, nul besoin de posséder un doctorat en anthropologie pour flairer l'origine du surnom de cet oiseau des îles ; « Le Martiniqueur ».

 Les remarques variées du Black s'adressaient principalement à Pierrot, en fait. Un colosse paisible, limite apathique, dont l'enveloppe charnelle s'offrait une fixette sur l'expansion horizontale au mépris d'un hypothétique gain en hauteur. Pierrot le rouquin poussait devant lui une bedaine si impressionnante que le croisé de mains rapide sur le nombril aurait relevé d’un challenge physique digne de figurer aux jeux olympiques pour des athlètes dotés de sa physionomie. A la différence de ses deux comparses restés du « bon côté » de la quarantaine, lui semblait plus pressé de lutiner le demi siècle. D'un naturel contemplatif, économe de ses efforts, Pierrot se contentait le plus souvent d'approuver d’un hochement de tête le propos de ses interlocuteurs. Nul doute que l’option « Français » ayant dû être facultative au programme scolaire de ce Ch’ti pur sucre qui ne s'exprimait qu'en patois.

 L'entrebâillement du portail fut si fugace que le cri de joie de Pierrot fit sursauter ses deux potes.

 Les bras étirés par de gros sac de plastique au logo d'un supermarché voisin, le dos arrondi, les pieds plantés à 10 heures 10, histoire de bien caler l'arc plein cintre de ses guibolles de cow-boy, l’énergumène tout frais libéré s’était immobilisé devant le vantail à peine entrouvert le temps de lui livrer passage. Doutait-il de la réalité de l'instant ? Son sourire niais découvrait une denture à l'ivoire jauni par la nicotine, largement ébréchée par d'anciennes divergences d'opinion avec des concitoyens plus musclés que lui. Le bonnet de laine qui lui moulait le melon jusqu'au ras des sourcils accentuait son aspect de gnome espiègle. Moitié couinement, moitié jappement, un cri bizarre lui échappa du gosier lorsque son regard balayant comme un gyrophare capta la présence du trio. Les sacs plastiques lui échappèrent. Il s'élança au travers de la chaussée avec autant d’intérêt pour la circulation que s’il se fut trouvé en cour de promenade.

   - Kiki ! Hurla Pierrot d'une voix atterrée par l'imminence du drame.

 Une automobiliste du troisième âge parvint de justesse à puiser dans ses ultimes réflexes pour ne pas transformer sa Traction en rouleau à pâtisserie. Et par la même occasion La carcasse du Manouche inconscient en crêpe sanguinolente. Ignorant du péril auquel il venait d'échapper, le libéré secouait ses amis au risque de les briser menu tant la frayeur les avait pétrifiés. Il virevoltait de l'un à l'autre avec la fébrilité, leur pétrissant les muscles pour s'assurer de leur consistance bien réelle. Ce fut entre les bras de Djelloul que s’acheva son périple. Ferveur des retrouvailles ou empressement de l'immobiliser, kiki se trouva vite au bord de l'asphyxie par l'étreinte du colosse.

   - T'es vraiment un vrai connard ! maugréa Djé d'une voix aux inflexions chancelantes. Deux grammes dans chaque œil, quatre dans chaque poche, ça suffisait pas ! Fallait en plus que tu t'emplafonnes le fourgon des flics !

   - C'est ces cons là qui m'ont coupé la route ! C'est ma faute à moi si le brigadier n'avait pas    attaché sa ceinture ?... S'est pété le genou, ce con ! déplora kiki pour la forme.

Djé étendit les bras afin de sonder son regard.

   - Et c'est sa faute aussi si tu lui a pissé dessus ? C'est lui qui te l'a réclamé ? Gronda-t-il, la    voix enflée d'une colère feinte.

   - Mais non ! T'es con ! Deux fois seulement qu'ils ont bien voulu m'emmener pour vidanger    le fut de mousse que j'avais avalé. Ca faisait short, tu crois pas ? La troisième fois, ils ont    refusé et ils ont coupé la lumière du bloc. J'ai gueulé à la grille autant que j’ai pu. Quand    j'en ai eu marre de menacer pour rien, j’ai lâché la tisane à travers les barreaux... Plus    moyen de m’arrêter, dis donc ! J'étais aux anges !... Et puis l'autre con qu’est venu se      planter juste en face de moi pour me demander pourquoi je gueulais comme çà !... Moi je    ne pouvais plus arrêter, tu penses !... Et lui, dans le noir, il voyait que dalle. Du coup,    second délit de fuite... de fuite urinaire, cette fois, comme il a dit le président à l’audience...    Les salauds !

   - C'était peut-être pas indispensable de préciser que si le flic avait fait demi-tour tu lui     aurais pissé bien volontiers à la raie !

 Djé se serait voulu plus sévère, mais la joie des retrouvailles ne lui permettait pas de trouver un accent de colère convainquant. Pas facile avec Kiki. Histoire d'écourter les effusions, Désiré s’en fut quérir les sacs abandonnés de l’ancien captif. Pour ce faire, il dût contourner la Traction au volant de laquelle la mamie était toujours figée. Le sourire de réconfort qu’il lui adressa resta sans effet. Pierrot précéda les autres en direction du gros 4x4 Toyota garé devant le mur d'enceinte.

 Les trois comparses trouvèrent à leur ami un teint cireux. Leur « plan de restructuration » voté dans l’urgence débuta par un passage remarqué dans un salon de thé sélect du centre de Douai. Viennoiseries, chocolats fins, ils se relayaient pour gaver littéralement le frais libéré. Les béquées arrivant en avalanche, Kiki s’évertuait à leur détailler son expérience carcérale entre deux giclées de miettes postillonnées en rafale au grand scandale des quelques dames patronnesses présentes.

   - Et pour terminer, je me suis retrouvé en cellule avec Le Pape.

   - Le Pape ? Répéta Pierrot, ébahi.

   - Pas celui de Rome, hé ! Banane !... Il est con, lui ! s'esclaffa le Manouche en prenant des    deux autres à témoin... Le Pape... Le gangster ! Le roi du non lieu. Putain ! Un mec pas    croyable. La dedans, tu croirais presque que c'est lui le directeur. Et d'une intelligence avec    çà !

 L'admiration de Kiki l'anticonformiste pour un malfrat n'était pas vraiment de nature à désorienter ses amis, mais son exubérance les laissait quand même dubitatifs, limite suspicieux.

   - Je n'y connais pas grand chose en malfrats mais, à mon avis, les truands vraiment malins     ne se retrouvent pas derrière les barreaux, hasarda Désiré.

 Considération pleine de bon sens qui n'eut pas l'heur de troubler le Manouche.

   - Accident de travail, qu'il dit lui-même. Mais Le Pape c'est pas un truand comme les     autres. Lui il est super gentil. Il refuse son aide à personne... même des matons viennent     le voir pour obtenir des trucs !... Comment t'appelles ça, toi ?

   - « Corruption de fonctionnaire », laissa tomber Désiré, placide.

 Pas désarçonné pour si peu, Kiki considéra son interlocuteur avec commisération.

   - T'as bien fait de préciser que tu n'y connais pas grand-chose, on aurait pu se tromper ! Et    quand il paye un bon avocat à des malheureux qui n'ont pas de fric, ça s'appelle du         détournement de détenus au préjudice de l'Etat, peut-être?

 Encore un de ces fumeux aphorismes « kikiesques » qui laissaient les trois autres comme des ronds de flan, miséreux en arguments.

 De café en café, puis de restaurant en bars divers, le quatuor échoua sur le tard dans une boite du nuit du valenciennois bourrée comme un œuf. Débauche de décibels, fumée à couper au couteau, jeunes et moins jeunes en transes. Au royaume de la nuit tous les délires étaient de sortie. Histoire de pimenter la soirée, la direction s'était fendue d'un défilé de lingerie fine déchaînant tonnerres d'applaudissements et autres manifestations aussi tonitruantes qu'avinées. Gavé, étourdi par des déferlantes de sensations oubliées, Kiki s'extasiait comme un enfant et ses amis riaient de voir le « convalescent du gnouf» heureux.

 Installés dans une banquette en « U », face à la piste de danse relookée en podium de défilé de mode, les quatre compères reçurent livraison du second magnum de champagne avec l'exaltation des pochetrons déjà bien mûrs. Plutôt que de laisser opérer le garçon, Kiki entendit s’octroyer l'honneur du débouchage. Il y montra tellement d'enthousiasme que la moitié du contenu de la bouteille lui passa au dessus de l'épaule; douche impromptue pour un autre quatuor qui arrivait derrière lui à son insu.

 Anne-Lise et Annabelle, visiblement sœurs, avaient poussé le souci de ressemblance jusqu'à revêtir la même tenue ; chemisier de voile blanc porté à même la peau, largement déboutonné, mini jupe écossaise à ras du pli de la bonbonnière, chaussettes blanches et chaussures vernies d'écolière japonaises, une parure que n'eurent pas snobé les pros des lupanars de la belle époque. Animées par un égal souci de mimétisme, Yasmina et Rita arboraient le même chemisier arachnéen tombant libre sur un pantalon corsaire noir moulant comme une peau.

 Fusse sous le label d'un champagne honorable, le shampooing inattendu n'enchanta guère les filles. Elles s’empressèrent de le faire savoir en renaudant comme des perdues. Mais la position recroquevillée de Kiki, sa bouche béante et son air d'intense stupidité sapèrent brutalement leurs récriminations. Les yeux hallucinés du gnome qui avait conquis une autonomie déroutante leur offraient un spectacle rare. Ils bondissaient de l'une à l'autre poitrine comme les boules du tirage du Loto, pas forcément synchrones dans leurs déplacements, d'un téton rose érigé avec arrogance aux aréoles brunes prometteuses comme des assiettes à dessert, dévoilés par le tissu mouillé. L'éclat de rire communicatif des filles s'étendit à la tablée qui serra les rangs pour leur faire place. Deux autres bouteilles de champagne et un complément de verres furent réclamés par Pierrot. Le barrage des générations n’appartenait visiblement pas à l'arsenal défensif des ponettes délurées. Elles jouissaient d’ailleurs dans les lieux d'une réputation bien établie de gourmande. De toute évidence, la confusion provoquée chez Pierrot par leurs réparties salaces et leurs poses provocatrices les ravissaient. Au point qu'elles se toquèrent de rivaliser d'audace à qui ferait rougir le plus le malheureux rouquin poussé aux limites de la combustion spontanée.

 Après un passage éprouvant de Yasmina sur ses genoux, Kiki fusa vers les toilettes à demi courbé, aspirant dans son sillage un Djé à l'air inquiet.

   – Putain ! J'ai bien cru qu'elle allait me faire exploser le gourdin en frétillant comme ça du    valseur sur mes genoux!

   - J'ai remarqué, confirma Djé, hilare, en se rafraîchissant le visage au lavabo. J'ai même    l'impression qu'elle le faisait exprès.

   – Merde ! Elle devrait faire gaffe à la détente ! Quatre mois de sevrage, je suis chargé    comme un canon ! J’ose même pas mettre les main dans les poches de peur d’être        transformé en Vénus à Milo.

 Djé frita la nuque de son ami d'un tape affectueuse.

   - Vénus de Milo, Banane ! Pas « à Milo » ! Eh ben ! Demande les clefs de la bagnole à        Pierrot et va lui filer un petit acompte. De toute manière, on finit la soirée chez moi.     T'auras tout le loisir de t'assécher les figues.

   - Oh ? Fit Kiki, incrédule.

   - Désiré a déjà planté les banderilles sur les deux frangines. A coup sûr, c'est elles qui    mènent le groupe !

   - Tu trouves pas que la plus gironde fait pas un peu jeune pour une touze ? Émit Kiki,    pensif.

   - T'as vu le service d'ordre ici ?... Pire que pour entrer à l'Élysée ! M'étonnerait qu'une    mineure puisse venir s’y faire gaver le hérisson.

*

* *

 Le Toyota Land-cruiser s'immobilisa devant la pimpante façade d'une boutique de primeurs aux volets tirés. Les huit passagers en descendirent avec des gestes engourdis par les excès en tous genres. Des gloussements de filles chatouillées égratignèrent le silence nocturne sans qu'il soit possible d'en identifier l'origine exacte. Moins avinée que les autres, Rita se positionna en retrait du groupe dès qu'elle prit pieds sur la chaussée. Comme ses trois compagnes, elle serrait sur sa poitrine un sac de ville renfermant ses habits « corrects ».

   - Mais viens, bon sang ! Merde ! L'exhortait Anna, la plus âgée des deux sœurs.

   - Non ! Je te dis que je rentre ! Sinon ça va se terminer trop tard, se plaignit la gironde    Latine.

   - T'es conne ! On s'éclate à donfe !

   - Peut-être, mais ça ne change rien ! Je rentre ! S'obstina Rita en tournant le dos au groupe    et en s'éloignant.

 La cacophonie qui s'éleva pour la dissuader de partir ne suffit pas pour infléchir la détermination de la jeune fille. Pierrot se proposa de la raccompagner pour ne pas la laisser errer seule dans la nuit. L'intervention véhémente des deux sœurs saborda son élan de générosité. Pas question pour elles qu'un membre du groupe sacrifie son plaisir pour une rabat-joie. Rita s’enfonça dans la nuit sans se retourner.

 Vous allez fermer vos gueules et laisser dormir les honnêtes gens ! Tonna soudain une voix de stentor.

 Ferme donc la tienne de gueule, hé ! L'égorgeur de bestiaux ! Rétorqua Djé sur le même ton à l'adresse du charcutier d'en face.

 La bouille hirsute du gros homme sortie d'une fenêtre du premier étage surplombait la tête de porc en stuc de l'enseigne. Le jeu d'ombres et de lumières offerts par les réverbères, les narines du commerçant dilatées par la colère constituaient un tableau si insolite de mimétisme qu'un fou rire ébranla la petite assemblée. Ulcéré, le charcutier claqua la fenêtre et tira les rideaux intérieurs.

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