7 Liberté

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  Le taxi traversa le quartier ouvrier à bonne allure pour ralentir à l'entrée de la banlieue résidentielle. Les barrières métalliques dressées devant l'édifice s'apercevaient de loin. Surtout grâce aux lambeaux de rubalise blanc et rouge que le vent agitait, évoquant les flammèches persistantes du sinistre.

- Ben !... Si c'est là que vous comptiez faire vos courses... articula le chauffeur de taxi d'un ton perplexe.

  Désiré, qui se trouvait à l'avant, régla la course comme un automate tandis que les trois passagers arrière, hébétés, allaient se planter face au décor lugubre, se serrant instinctivement les uns contre les autres en quête de réconfort. De l'établissement proprement dit ne subsistait que la façade blanche aux embrasures goudronnées par les fumées d'incendie. La toiture s’était volatilisée et de l'enseigne joyeusement tarabiscotée ne subsistait qu'une infime partie non brûlée. Un « artiste » d'un genre particulier avait tagué une partie épargnée du mur à la bombe aérosol ; « Retourne dans ta jongle. Négrots ».

- Déjà qu'on peut plus approcher de chez Pierrot sans se faire tirer dessus par la marée chiassée ! Manquerait plus que la mechta de Djé soit cramée aussi et nous v’là quittes pour dormir sous les ponts!déclama Kiki.

  Le crochet du gauche de Djé qui l'atteignit à l'épaule l'envoya valser à plusieurs mètres.

- Y va la fermer sa gueule, cet oiseau de mauvaise figure! grommela le Maghrébin.

- On dit pas figure. On dit augure. Un oiseau de mauvais augure, prononça machinalement Désiré, d'une voix traînante.

- Figure ou augure, c'est pas çà qui lui fera la tronche plus belle à cette face de pet foireux ! Il est fichu de nous porter la scoumoune, ce con! râla encore Djé.

- Y m'a cassé l'épaule, cet abruti! couinait Kiki.

- Ouais, ben ta gueule! Imagine si je te botte le cul, maintenant!

Pierrot secouait la tête d'un air incrédule, incapable d'assimiler la réalité du désastre. Désiré lui tapota l'épaule pour le réconforter.

- Ben ! Nous voilà tous les deux dans de sales draps, mon poto !

- Des draps, y'en a même pu !... Bon ! Pusque ch'peux pu aller à m'barraque, j'vas aller vire ém'n'avocat pour qui aille ker l'auto et des habits. On se r'trouvera chez Djelloul. (puisque je ne peux plus retourner chez moi, je vais aller voir mon avocat pour qu’il aille chercher ma voiture et mes habits).

- Pas question ! On ne se quitte plus! rétorqua Djé avec véhémence.

*

* *

  Oiseau de mauvais augure ou pas, Kiki avait vu juste. Si le commerce de Djé était moins sinistré que celui de Désiré, des vandales déchaînés l'avaient quand même sérieusement ruiné. Les éclats de la vitrine jonchaient le trottoir en tas épais. Le coup de bélier qui avait défoncé la porte métallique latérale l'avait laissée pliée en son milieu. Des tags plus orduriers les uns que les autres maculaient le volet arraché du garage et les parties brûlées laissaient entrevoir la calandre de la voiture incendiée. Sur la partie haute de porte d'entrée, un panneau avait été grossièrement cloué en remplacement de la vitre cassée, mais d'autres mains moins bien intentionnées avaient tenté de l’arracher. Il pendait de guingois, maintenu par un seul clou, l'appui providentiel du mur l'empêchait de tomber.

  Le quatuor s'éloigna du 4x4 Toyota de Pierrot pour s'approcher, abasourdi.

  Sonné, Djé avait machinalement sorti un trousseau de sa poche pour ouvrir, mais il ne trouva plus de serrure dans laquelle enfoncer sa clef. Il suffisait de pousser le vantail pour pénétrer dans ce qui avait été une coquette épicerie. Une première vague de mécréants avaient saccagé les rayons à en croire les dizaines de kilos de pâtes variées qui jonchaient le sol, crépitant sous la semelle des visiteurs. Une seconde vague plus pragmatique avait carrément pillé le reste des étagères et les frigos. Même les tubes néon des comptoirs frigorifiques s’étaient volatilisés.

  Le salon et la salle à manger paraissaient avoir subi l'assaut d'une inondation tumultueuse. Tout ce qui pouvait être brisé avait été projeté sur les murs avec un acharnement méticuleux. De même qu'avaient été réduites en menus lambeaux tout ce qui était étoffe.

  Dans la tête de Kiki résonnèrent les accords surpuissants de « La charge des Walkyries ». Les yeux clos, il se vit le front ceint d'un foulard à la Rambo, sautant d'une péniche de débarquement mitrailleuse en main et poignard de commando entre les dents. Les yeux fulminants, il se ruait à l'assaut d'une plage ensanglantée par la dépouille de policiers et de gendarmes balayés par sa colère dévastatrice. Sur le haut d'une dune, un dernier bastion de magistrats tentait d’organiser un poste de résistance, empêtrés dans leurs robes, coiffés de casques à pointes Allemands de la première guerre mondiale.

  Pierrot restait planté bras ballants à l'entrée de la vaste pièce. Sans vaine pudeur, des larmes qu'il n'essayait ni de cacher ni de retenir lui ruisselaient des yeux. Désiré se tenait près de lui, le couvant d'un regard compatissant.

  Hors de lui, Djé propulsa les vestiges du canapé à l'autre bout de la pièce. Il débarrassa avec frénésie un coin de plancher devant la portion de mur lambrissé qui se trouvait sous l'escalier desservant l'étage. Là, agenouillé, il actionna le mécanisme d'une cache en faisant jouer entre elles des lamelles de bois. Kiki approcha, intrigué.

  Djé extirpa de la cache deux coffrets métalliques, genre boite à biscuits. De l'une il sortit une poignée de billets de banque, de l'autre un revolver d'ordonnance roulé dans un chiffon huileux et deux boîtes de cartouches.

- Eh bé con ! Au moins on crèvera pas de faim tout de suite ! Le Mouloud il est le plus malin de tous, il avait pas planqué toutes ses noisettes chez l’écureuil, à portée de main des huissiers !... Et puis, il a même déjà le matériel pour mettre en pratique les méthodes du Pape; récupération à titre individuel !

  Trois paires d'yeux exaspérés par sa tirade inconséquente le crucifièrent. Djé ouvrit la bouche sur une verte semonce, mais une voix de stentor parvenant de la rue lui coupa la parole.

- Eh ! Le raton ! Amène un peu ta tronche par ici qu'on cause !

  Djé s'était redressé comme sous l'impulsion d'un ressort. Il se glissa le revolver dans le dos, sous la ceinture et avant que quiconque n'ait eu le temps d'esquisser un geste, il s'était précipité.

  Un comité de quartier d'une quinzaine de personnes, hommes et femmes confondus, faisaient bloc derrière le plus volumineux d'entre eux, le boucher-charcutier propriétaire de l'échoppe en vis à vis de chez Djé. Un mastodonte impressionnant, avec des avant-bras comme des jambonneaux croisés sur l’énorme bedaine qui tendait son tablier blanc, immaculé. Des petits yeux porcins enfoncés dans la masse couperosée du visage détaillaient l'épicier avec un mépris jubilatoire.

  Djé traversa sans hésitation la portion de chemin qui le séparait du boucher pour aller se planter devant lui. Derrière, prudente, la troupe s'était écartée.

- L'acquittement pour nous ça veut rien dire ! On ne baise pas des gamines, et surtout pas celle d'une autre race que la sienne. Alors, avec la réputation que tu as donnée au quartier, tu vas calter de là vite fait ! On veut plus te voir, c'est clair ?

- Mon père n'a pas gagné sa citoyenneté française en égorgeant des bestiaux pour les vendre au marché noir, connard ! Il l'a payé de son sang à lui. Trois fois qu'il a été blessé dans des combats pour défendre les intérêts de gros enculés de spéculateurs comme toi. Et s'il ne m'a pas donné le teint clair, il m'a transmis deux choses que tu n'auras jamais ; la fierté et l'honneur !

  La rage avait dilaté à l'extrême les naseaux de l'exécuteur porcin. Une embellie pour Djé qui n'eut même plus à viser pour aplatir la hure du méchant drôle.

  « Plaf ! Plaf ! ». Deux détonations fracassantes comme un bruit de carcasse de bœuf frappé à la volée avec une pelle. Faute d’obstacle assez solide pour briser son élan, le boucher fusa vers l'arrière en moulinant l'air de ses deux bras.

  Cri d'orfraie des ménagères piétinées, soupirs de baudruches dégonflées chez les observateurs atteints par les poings massues du tueur de bestiaux, l'assemblée s'égaya comme une volée de moineaux après un coup de feu pour se rassembler à distance raisonnable.

  Le charcutier poursuivit allègrement sa course. Le trottoir escaladé par miracle, il dégonda la porte d'entrée de son échoppe, descella le comptoir de marbre en pulvérisant la vitrine réfrigérée et finit par s'affaler dans les roulades de boudin et de saucisse.

  Sa rage purgée, Djé restait planté au milieu de la chaussée, bras ballants. Il fixait les jambes du boucher pointant hors du comptoir frigorifique. Les badauds qui s'étaient regroupés s'avançaient vers lui, confiants dans la force du nombre mais prudents malgré tout.

  Du seuil de l'épicerie dévastée, Désiré et Pierrot n'en menaient pas large. Pas plus l'un que l'autre n'avait la fibre guerrière. Kiki était parvenu à glisser la tête entre eux pour profiter du spectacle, mais il peinait à les écarter suffisamment pour sortir. La vision du danger encouru par Djé décupla ses forces. Il jaillit de la maison comme un bouchon de champagne alors que le groupe se trouvait à proximité du Maghrébin. Le myrmidon ne s'embarrassa pas de discours superflus. Il arracha le revolver de la ceinture de Djé et le brandit devant son visage.

- C'est pas bientôt fini votre cinéma de croquemitaines, bande de trou-du-culs ?

  Chez les viriles redresseurs de torts, les bras avaient fusé vers le ciel avec ferveur, compressant les fasciés affolés de rats pris au piège. Les ménagères terrorisées s'enfuyaient en glapissant, abandonnant leurs charentaises dans la déroute.

  Kiki apprécia le bilan de la contre offensive avec un sourire satisfait, fier de lui.

- Relaxés, bande de connards ! Vous savez pas ce que ça veut dire ?... Ça veut dire que les juges ont reconnu qu'on était innocents ! Innocents, bande de trouducs mal lavés !… On a été blanchis ! Et ce salopard de boucher, il ne vous a jamais dit pourquoi ses apprenties se barrent aussi vite de chez lui, combien il en avait sautées ?

  Désiré et Djé échangèrent un regard perplexe, prêt à tancer de concert le blanc maladroit, mais pour ponctuer son éclat Kiki pressa la détente du revolver, fort heureusement dirigé vers le ciel. Le fracas de l'arme qui faillit lui éclater le tympan le terrorisa autant que la foule, mais il donna par la même occasion un coup de starter digne des jeux olympiques. La rue se retrouva vidée de ses occupants en une fraction de seconde.

*

* *

  Pierrot avait toujours été un conducteur prudent. Mais là, pour le coup, en voyant la voiture lui faire une queue de poisson suicidaire pour le contraindre à s'arrêter, il faillit bien presser l'accélérateur pour emboutir le trublion. L'irruption de policiers arme au point gomma sa colère pour le glacer de terreur. Les quatre amis levèrent les mains.

- Monsieur Maréchal ? S'informa le plus aventureux, après avoir ouvert la portière du chauffeur.

- Mi ché Sénéchal ! Mais si te tient vraimin à m'appeler Maréchal avec un flingue dans t’main… Mi j'veux bin ! Rétorqua précipitamment Pierrot.

- On descend vite fait !... Ouvrez-moi le coffre arrière.

- Ben... j'in n'ais point d'aut', ed' toute manière !

  Chacun des trois autres policiers braquait un occupant de la voiture, mais dans l'intention manifeste de les maintenir à leur place.

  Pierrot ouvrit le coffre du Toyota et, sur l'injonction du canon de l'arme du policier, ouvrit aussi l'un des sacs de sport que lui avait restitué son épouse par l'intermédiaire de l'avocat. Toujours sous la directive du canon, il recula d'un pas, trop interloqué pour émettre une protestation. Le policier fouilla rapidement le sac et en extirpa triomphalement un revolver d'alarme.

- Ah ! Ah !... Et bien votre femme n'a pas menti quand elle nous a dit que vous aviez trahi l'injonction de ne plusvous pointer chez elle ! Elle a bien dit qu'elle vous avait restitué cette arme en même temps que vos affaires.

- Beuh !... Ché in biête pistolet d'alarme ! Ché l'avocat qui m'a ramené l'autio avec el'sac 'éd'in ! Protesta Pierrot. Si vous n'me croyez nin, je peux vous donner s'carte. Z'avez qu'à téléphoner.

- Un revolver, Sénéchal ! Il s'agit d'un revolver ! Celui que votre ami a utilisé tout à l'heure pour faire peur aux braves gens. Vous avez de la chance qu'une veuve de gendarme qui s'y connait bien en arme se trouvait aux premières loges et qu'elle a reconnu un alarme. D'autres témoins parlaient d'une vraie arme. Et la chance aussi que le commissaire n'ait pas tenu à vous renvoyer en taule !... Même d’alarme, c'est interdit de se servir d'un engin comme çà dans la rue !... Ou je vous le confisque, ou vous venez avec lui jusqu’au poste. Au choix !

  L'absurdité de la situation fit hausser les épaules à Pierrot. Les évènements semblaient tellement s’accélérer depuis quelques temps qu’il jugea préférable de ne plus réfléchir du tout !

- Ch't'auro bin d'mandé de me l'canger contre el'tchin, mais jé n'pinse pas qu'té voudro ! Pourtant che s'ro quand minme moins dangereux pou ché gins qu't'arrête ed'les braquer pour rin, tcho ! (Je t’aurais bien demandé de l’échanger contre le tiens, mais je ne penses pas que tu accepterais. Pourtant, ce serait quand même moins dangereux pour les personnes que tu arrêtes de les braquer pour rien, petit !)

- Pas de sarcasme ! Allez ! Allez !... Et n'oubliez pas de remercier le commissaire quand vous le verrez !

- Ché cha ! On l'armerciera aussi pour ch'baraque brulée dé ch'Désiré et pou cheulle saccagée dé ch'pof Djelloul aussi ! Te peux compter sur nous ! ( C’est çà ! Et on le remerciera pour la maison brûlée de Désiré et celle saccagée de ce pauvre Djelloul aussi. Tu peux compter sur nous !)

  Pierrot claqua bruyamment sa portière et effectua un démarrage nerveux qui projeta vers la voiture de police une pleine brouette de gravillons.

- Y comminch'te sérieusemin à m'coffer l'tchête, mes gins ! Grommela le pacifiste au bord de l'esclandre. (Ils commencent sérieusement à m’échauffer la tête, ces gens !)

  Encore plus estomaqués de la virulence de Pierrot que de l'incroyable coup de chance qui venait de leur sourire, les trois autres compères se tinrent cois. Tout au moins pour quelques minutes en ce qui concerne Kiki.

- Tu pourras m'arrêter deux minutes dès que possible. Je voudrais larguer le tonneau que j'ai bien cru devoir pisser en taule demain matin !

*

* *

  Dans le coin le plus retiré d'un bistrot ouvrier, Djelloul, Désiré et Pierrot contemplaient le fond de leur verre avec application, comme si une solution aux problèmes qui les assaillaient pouvait en jaillir.

  L'irruption de Kiki, de retour des toilettes, brisa la quiétude de leur réflexion. L’infatigable mirmidon attaqua bille en tête.

- Mouais ! Import de fruit et légumes exotiques ! Génial ! Si on doit imprimer des affiches publicitaires pour les papayes, c’est chic, on a déjà quatre tops modèles de premier choix ! Bien sûr qu'on connaît les primeurs sur le bout des doigts... et après ? Tous les trois vous aviez monté de superbes affaires. Qu'est-ce qu'il en reste ? Nada !... Que d’chi !... Des années d'efforts pour que dalle ! Quant à se refaire une clientèle dans la région... vous y avez pensé, seulement ? … Vous les avez vu ces abrutis chez Djé ? Pour moi, y'à pas photo ! Les théories du Pape, rien d'autres !... Et vogue la galère !

  Pierrot décolla les bras de la table pour marquer sa réprobation.

- Mi aussi j'sus in rache ! Mi aussi j'cassero bin l’gueule à des tas d'gins pour m'calmer ! Mais cha serviro à quoi, te peux me l'dire ? (Moi aussi je suis en colère. Et je casserais bien la gueule à des tas de gens pour me calmer. Mais ça servirait à quoi, tu peux me le dire ?)

- Mais y est pas question d'taper sur qui qu'che soit ! Y'est question d'réaliser un rêve !

- Kiki... tin batcho-charter, chéto un rèf pour compinsé ch'privation d' liberté. Comme qui diro, eine réaction logique pour escaper au stress. On est lip', ach't'heur. Alors, y faut arrêter d'rêver. (Kiki… ton bateau-charter, c’était un rêve compensateur à la privation de liberté. Comme qui dirait ; une réaction naturelle pour échapper au stress. Nous sommes libres, maintenant. Alors, il faut arrêter de rêver ).

  La pondération pleine de tendresse de Pierrot ne parvint cependant pas à endiguer les ressentiments du bouillonnant Kiki.

- Y'est bon, li ! Libre sur terre, mon cul, ouais ! Y nous ont ratatiné la gueule, largués au milieu d'un océan d'merde. Ti, par fierté, tu n'veux point combattre la demande en divorce de t’femme. Te perd tout ! T'baraque, tes gosses et t'n'affaire par-dessus l'marché !... Soit ! Ché personnel, y'a rin à dire ! Mais n'empêche !... Désiré, pareil ! Déjà qu’il a été viré d’l’enseignemin parce que l’ fille du proviseur a voulu faire dé l’barre fixe sur sin perchoir à dindons, le v’là à ch’t’heure avec sin compte épongé par les avocats ! Mi, on n'in parle même pas !... Et l'seul qu'avait pensé à économiser, c’est Djé !... A quat' à minger la d'sus, on n'risque pas d'explosion du cholestérol, ch 'te l'dis !

  Pierrot hocha tristement la tête et chercha un appui du côté de Djé. Celui-ci leva les mains d’un air impuissant et secoua la tête en signe d'abandon. Désiré haussa les épaules avec fatalisme.

- Non, mais, franchement, vous nous veillez en braqueurs ? Se lamenta Pierrot.

- Y’a un an, tu nous aurais imaginé en taulards ? Soupira Djé d'un ton amer.

  Pierrot se prit la tête dans les mains en signe de désespoir. Kiki dévisageait ses amis tour à tour, ne sachant plus très bien situer les pensées de chacun. La subtilité n'était pas son atout majeur.

- Holà ! Pas si vite ! Si on se fie aux connaissances du nain de jardin au jeu de Loi, c'est directement de retour à la case prison qu'on va se retrouver ! S'insurgea Désiré.

  Djé lui décocha un regard torve, dépourvu du moindre atome de solidarité.

- Qui t'as dit de lui obéir aveuglément ? Mon père a dû économiser 20 ans pour ouvrir l'épicerie. Il espérait échapper à la silicose du mineur. J'y ai bossé quinze ans comme un malade. Et au total, il me reste les ruines. C'est çà la justice ? Et la démocratie, c'est quoi ? Choisir la couleur de la matraque qu'on va te casser sur la tronche dès que tu as la prétention de revendiquer tes droits ?... Fais pas chier avec ta morale d'ancien prof, Martiniqueur ! Toi aussi tu t'es fait baiser par la hiérarchie. Ras le fion de la liberté pour les riches, de l'égalité pour les pauvres, et de la fraternité chez les désespérés !

  Ce genre de dialectique était à la portée intellectuelle de Kiki sans risque de foulure des méninges. Le visage illuminé d’un radieux sourire de complicité, il frappa du plat de la main sur l'omoplate de Djé. Le Maghrébin le fusilla d’un regard en coin.

- Et toi Grincheux, première connerie que tu nous fais, je transforme ton faciès de mulot en truffe de Pékinois ! Je te tape tellement sur la calebasse que tu n'auras même plus besoin de te pencher pour sentir l'odeur de tes pieds !

  Pierrot dressa les bras vers le plafond du bistrot, histoire de prendre le Ciel à témoin.

- Mon Dieu ! Y sont fous !

- Tu crois pas qu'il a autre chose à foutre qu'à écouter tes jérémiades, ton Dieu ? Et puis d'abord, c'est pas son fils qui a dit ; « Rendez à César...? »... Ben comme les héritiers ne seront sûrement pas pressés de nous rendre ce qu'ils nous ont fait perdre, on va juste se servir un peu. C'est tout ! Allégua Djé.

- Çà c'est parlé ! Approuva Kiki... Si tu me prêtes les sous, je paye une tournée !

*

* *

  Toutes les lampes du bistrot étaient allumées. Près de l'entrée, trois ouvriers jouaient au dès tandis qu'à la table voisine se disputait une partie de manille acharnée en retraités. Un jeune cessait de temps à autre de martyriser le flipper pour aller glisser des pièces dans le juke-box duquel, pour la énième fois, montait la voix de Rose Laurence hurlant sa passion pour l’« Afrika ». Nos quatre compères occupaient la même place au fond de l'arrière salle, la mine toujours aussi moroses si l'on faisait abstraction du sourire permanent de Kiki, bien heureusement immunisé contre tout problème d'ordre métaphysiques.

- Si on ne veut pas crécher à l'Armée du Salut ou chez les Compagnons d'Emmaüs, va falloir qu'on se remue les miches pour trouver une piaule. Moi j'ai bien une copine qui vit seule dans une immense villa, au Croisé Laroche, mais je ne suis pas sûr qu'elle plaise à tout le monde, proposa Désiré.

- Pas Barbie ? S'alarma Kiki, comme effrayé par cette perspective.

- Tu as mieux à proposer ? S'offusqua le Martiniqueur... De toute façon, rassure-toi, tu n’auras pas à participer au paiement du loyer... tu n'as pas les bourses à la hauteur !

- Holà ! Du calme vous deux, lança Djé. C'est qui c'te Barbie ?

- Une chouette fille. C'est vrai, elle a un genre intello plutôt affirmé et elle fait un rien snob. A sa décharge, faut dire que son père était diplomate. Elle a toujours fréquenté la haute. Forcément, son Yorkshire a plus d'éducation que notre roquet !

- Roquet !... Roquet !... J'vais t'en foutre un moi, de roquet ! Ca va même être une roquette !

- Moi ça me va ! Je ne suis pas raciste, trancha Djé. Et toi, Pierrot ? T'en dis quoi ?

  Brutalement tiré de sa rêverie, Pierrot dévisagea tour à tour ses amis, l'air ahuri.

- Ché quoi ? Kos qu'y a ? On minche ?

- Non, il n’est pas encore l’heure de manger, répondit Désiré. Je vais d'abord m'occuper de nous trouver un toit. Passe-moi les clefs de ton bahut et donnez-moi une heure.

  Désiré empocha les clefs du 4x4 et se dirigea vers la sortie. Au passage il réclama une carte de l’établissement au patron. Histoire d’avoir le numéro de téléphone.

- Elle est comment, c’te poupée Barbie ? S’informa Djé.

- Aussi canon qu’une vraie poupée Barbie. Malheureusement, celle-là, elle parle. Donc, c’est un boulet. Et pour piger ce qu’elle dégoise, t’as intérêt à être branché sur le décodeur de Canal Plus, mais version Arté en Chleu. Méchamment plus chiant, quoi ! Maugréa Kiki.

- Ben ça va, si Désiré nous donne des cours de cornemuse, on pourra toujours se recycler dans le proxénétisme de luxe !

- De quoi te parles, ti’ zotes ? S’informa Pierrot. ( ti’ zotes ; vous autres)

- De rin ! Poursuit tin somme. Je disais juste qu’avec une bande d’égoutiers comme nous, ça n’allait pas être de sitôt l’odeur des « Egouts du Paradis » dirigé par Spaggiari, mais un fumet de « ch’pète-j’in-ri et compagnie », rétorqua l’insolent Kiki.

  Sur l’écran rose de ses paupières closes, Kiki vit une interminable pirogue africaine tracer un sillage dans une mangrove. Djé, Désiré et Pierrot ramaient, dépenaillés, ruisselants de sueur, tandis que lui dirigeait la manœuvre depuis le fauteuil installé en poupe de l’embarcation. Le scénario l’enchanta tellement qu’il l’enjoliva d’une bande sonore. Il siffla « La marche des Canards » entre ses dents.

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