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Dans un bistrot de la Grand Place de Saint-Amand-Les-Eaux, face à la majestueuse tour abbatiale, Pierrot faisait face à Kiki et à Djé, avachis sur les banquettes de moleskine. Si ses copains étaient visiblement insouciants, lui se rongeait les sangs.

- Quéqu’un l’conno, ch’te fille ? S’angoissa-t-il. ( On la connaît, cette fille ?)

- J’sais juste qu’elle doit être caissière dans un super marché. Mais rien de plus. Tout façon, je dois avoir de l’famille aussi dans le secteur. Alors te bile pas, on ne dormira pas sous les ponts avant d’êtres riches ! Rétorqua Kiki.

- Êt’es riches ? S’étouffa Pierrot, menacé des prémices d’une crise d’apoplexie.

*

* *

Les trajectoires incertaines du trente-cinq tonnes bâché traversant l’agglomération douaisienne provoquaient des envolées de klaxons indignés. Et plus encore pour le taux d’adrénaline des malheureux conducteurs voisins qui se retrouvaient poussés contre les bordures ou dangereusement refoulés vers les autres voies de circulation.

- Et alors, quoi, Pierrot ? Aboya Kiki en tournant le volant à la manière d’une ménagère égouttant la salade dans une essoreuse de table. Qu’il ait pas voulu voler un camion à un ancien patron, ou qu’il ait eu peur d’être reconnu, qu’est-ce que çà change ?... Qu’est-ce tu fais chier, je sais le conduire ce camion, oui ou merde ?

- Un trente cinq tonnes, Kiki ! Ça se conduit pas comme dix trois tonnes cinq, bordel !... Un semi remorque, en plus ! Ça fait au moins vingt voitures que tu ébouriffes. Tu vas finir par ameuter tous les poulets du département, Bon Dieu !

Kiki expulsa bruyamment l’air de ses poumons en signe de mépris. A l’horizon se profilait un vaste rond point verdoyant, flanqué d’une espèce de vestige féodal ; la porte de Valenciennes. Et devant eux, une voiturette sans permis aux louvoiements capricieux interdisait tout espoir de dépassement. Surpris par un coup de frein intempestif du véhicule, Kiki dût se mettre debout sur la pédale de frein pour venir frôler l’arrière du parallélépipède de plastique, genre de gros skate-board motorisé et carrossé au carré, dont le chauffeur ne s’aperçut de rien.

Le visage violacé, paupières et lèvres mi-closes, le chauffeur de la voiturette grommela de vagues imprécations envers la cassette audio que son index hésitant cherchait à enfoncer dans l’autoradio. Toute une aventure avec le degré d’alcool qu’aurait pu afficher un éthylotest assez solide pour résister aux vapeurs d’acétone d’un coup d’haleine.

Un coup de klaxon puissant comme une corne de brume obtint la performance insigne de le faire tressaillir. Pas beaucoup, mais suffisamment pour s’apercevoir que le feu tricolore qui l’avait stoppé était passé au vert. Le pochetron enfonça l’accélérateur d’un coup sec. La voiturette bondit en avant et, par réaction logique, la cassette non enclenchée observa une trajectoire inverse. Réaction néfaste pour le mélomane aviné qui planta sur le frein un coup de talon aussi brutal que le précédent sur l’accélérateur.

Surpris par la manœuvre inattendue, Kiki s’agrippa au volant et pesa de tout son poids sur le frein. Le trente-cinq tonnes propulsé par la puissance de la première courte plongea du nez en cirant le bitume de toutes ses roues bloquées. En fin de course, sous l’impulsion du redressement violent de la cabine renvoyée par la détente des amortisseurs, le pare-choc du mastodonte flanqua un formidable uppercut à l’arrière de la voiturette.

Djé émergea des dessous du tableau de bord où le coup de frein l’avait propulsé. Livide, Kiki tortilla des fesses pour se décoller du siège sur lequel le contrecoup l’avait propulsé avec force. Les deux compères échangèrent un regard angoissé, puis le même élan d’appréhension les précipita vers le pare-brise. Un constat angoissant donna lieu à un nouvel échange de regards désespérés; de l’avant du camion jusqu’à la haie du square, la chaussée était absolument vide.

Kiki se laissa glisser au sol les jambes flageolantes, au point qu’aucun effort de flexion des genoux ne lui fut nécessaire pour se retrouver étendu sur le bitume. Il n’eut qu’à se laisser glisser. Il entrouvrit les yeux avec angoisse, appréhendant le spectacle ; rien !

Surpris, il tendit le cou, le tordit, inclina la tête pour examiner l’espace entre l’essieu et le moteur : rien !

La stupéfaction le propulsa droit sur ses jambes, comme sous l’effet d’un ressort. De l’autre côté du vide surplombant l’articulation de la remorque, il eut l’impression de se mirer dans un regard tout aussi interloqué que le sien ; celui de Djé.

Des badauds qui s’étaient amassés se penchaient à leur tour pour examiner le dessous du camion. En pure perte. Aucun débris sanglant capable de combler les aspirations les plus morbides en matière d’accident de la circulation ne pendouillait. Les plus timorés s’enhardirent. Les bravaches s’élancèrent.

Un audacieux s’élança à l’escalade de la benne. Parvenu au fait de celle-ci, il adressa un signe de tête négatif au chauffeur toujours frappé d’une pâleur mortelle après un examen de l’intérieur.

Un policier en uniforme se pointa au moment où les regards de la foule médusée s’élevaient vers les fils électriques, les chéneaux environnants, puis le faîte des toitures entourant la place, vers les cieux enfin. Que dalle ! Pas le moindre vestige de voiturette en plastique ou de son conducteur en morceaux plus ou moins identifiables, fusse en orbite.

Kiki se gratta énergiquement la tête dans l’espoir de rétablir le contact entre ses neurones, puis il jeta un coup d’œil entre le pare-choc et la calandre, par acquis de conscience au cas où, une compression à la César…? Mais non !... Abasourdi par le vide obsédant, il regrimpa dans le camion, aussitôt rejoint par Djé, et démarra pour passer juste à l’orange.

Une foule de témoins arrivés après le choc s’ingéniait à expliquer à l’agent dépassé par les évènements les détails de l’accident en forme de « Mirage ». Précisément le nom de l’objet identifié qui se soustrayait pourtant si obstinément aux investigations les plus ferventes.

Par delà la haie du square qui s’était docilement refermée, et lui avait fait perdre la route de vue après son passage en saute-mouton, le pochetron flanquait de grands coups de pieds dans la carrosserie de sa traîtresse voiture « Mirage ». D’un côté un édifice lointain de vieilles pierres pour horizon, partout ailleurs de la verdure. Et s’il parvenait à discerner des immeubles au loin, aucune voie carrossable ne semblait y mener. Le poivrot extirpa un litre entamé de son auto-immobile et se laissa tomber à la renverse sur la pelouse.

*

* *

La camionnette Renault n’avait trouvé de place de stationnement qu’à une cinquantaine de mètres de la bijouterie. Une position un peu éloignée, certes, mais qui permettait quand même à Kiki et Désiré d’apercevoir les palpitations de l’enseigne au néon en train de s’allumer. Quelques immeubles plus loin, Djé jouait au candidat touriste hésitant devant la profusion d’offres de périples exotiques proposés par une agence de voyage.

- Oh putain ! Pourvu que Pierrot ne tarde pas. Ou je pisse de peur dans mon froc !

  L’invocation de l’Antillais devait être chargée d’une telle ferveur que le camion volé la veille par Kiki et Djé se matérialisa à l’angle du boulevard. Au volant, Pierrot semblait dans un état second, décomposé par la peur et agité par une folle envie de prendre les jambes à son cou jusqu’à perdre haleine. A la vue de la camionnette aux flancs décorés à l’enseigne d’une société de peinture, son rythme cardiaque s’emballa. Mais aussi envahissante fut la trouille qui l’habitait, il s’était juré de ne pas flancher. Il embraya dès le passage au vert du feu.

- Ahhhh ! se lamenta Désiré lorsque l’ombre du trente-huit tonnes s’abattit sur la camionnette. Et il est à l’heure, en plus !... Roule où je te nettoie le pare-brise au karcher-pisse !

- Oh ! Ca va ! rétorqua Kiki, tout sourire.

- Gloire aux simples d’esprit, murmura l’Antillais au constat de la joie de son voisin.

La Renault décolla du trottoir pour, peu avant la bijouterie, l’escalader au niveau d’un bateau et se glisser entre les arbres et les façades.

Le camion dressé en écran entre l’immeuble de la bijouterie et celui du commissariat, Pierrot en était descendu pour étaler un plan de Lille sur le garde boue du monstre d’acier. Il eut peu à attendre avant de voir s’approcher un quidam compatissant, piégé par son air plus vrai que nature de benêt égaré.

Djé s’était approché de la vitrine au moment où ses deux complices y pénétraient. Son poste d’observation lui offrait une vue imprenable sur l’intérieur du magasin. Cagoulés, enveloppés dans des blouses de peintre constellées de tâches multicolores, des gants de chirurgien aux mains, Kiki et Désirée refoulaient la patronne et les deux employées vers la réserve.

Si les deux jeunes femmes s’étendirent au sol sans protestation et se laissèrent entraver chevilles et poignets avec une passivité bien compréhensible, il n’en alla pas tout à fait de même avec la patronne qui tenta de tenir tête au myrmidon pesant à peine la moitié de son poids. La colère gonflait sa poitrine déjà fort conséquente et elle ouvrit la bouche sur un cri de révolte. Le canon du revolver de Kiki y trouva un fourreau sans coup férir.

- Elle va être gentille et obéir comme une gentille petite sirène, la baleine ! Ou alors, c’est son peu de cervelle qui va servir à la re-décoration des murs !

Le ton ironique et dégagé de l’agresseur bluffa complètement la courageuse commerçante qui, sur le champ, fut certaine d’avoir affaire à un gangster aussi chevronné que déterminé.

- D’accord… mais… ne faites pas mal à mon personnel, s’il vous plaît !

- C’est çà ! Commencez donc vous-même à lui faire du bien en lui offrant une augmentation et une prime de risques ! se moqua Kiki en la muselant d’une large bande de sparadrap.

Une fois les occupants neutralisés, Désiré roula sa cagoule pour la transformer en bob, puis il ressortit dans la rue. De l’arrière de la camionnette il extirpa deux bidons de peinture de trente litres recouverts par une pile de draps. Il laissa pour le second voyage un enrouleur électrique ainsi qu’une caisse à outils et un escabeau. Apparemment indifférent à sa présence, Djé scrutait le couloir créé par la façade des immeubles et le camion.

Une fois que Désiré eut entreposé tout le matériel à l’intérieur, au pied des vitrines, Djé investit à son tour les lieux pour aller relever Kiki. Il apposa sur la porte un panneau « fermeture ce jour pour cause de travaux » puis, les mains étroitement gainées par des gants de chirurgien, il se mit en devoir de bâillonner les deux employées.

Ayant rejoint son complice, Kiki étendit les draps qu’ils avaient pris la précaution de coudre entre eux pour obturer la totalité de chacune des vitrines. Comme dans un ballet bien préparé, Désiré déroula la rallonge électrique tandis que Kiki sortait une agrafeuse de l’un des seaux. Quelques claquements secs d’agrafeuse plus tard, le magasin baignait dans une étrange clarté opalescente.

Djé appliqua la large bande de sparadrap sur la bouche de la jeune femme avec une délicatesse abusive, craignant que la plus infime douleur ne puisse être assimilée à un acte de violence. Sa tâche se compliqua encore quand il voulut retirer ses doigts. Quand il parvînt à récupérer l’usage de ses mains, il se retrouva avec des mitaines en guise de gants. Et sa victime violemment cinglée aux pommettes, pourvue d’une hideuse paire de moustaches en latex jaillissant de sa muselière rose. La violente rupture du caoutchouc lui avait inondé les yeux de larmes. Question douceur, Djé devait donc réviser sa copie de gentleman cambrioleur. Au niveau de la rapidité d’esprit aussi, d’ailleurs ! Car, toujours sous le coup de la surprise, planté comme une potiche dans l’arrière salle, il resta longuement à contempler ses doigts nus, désemparé, n’osant plus rien toucher de crainte de laisser ses empreintes.

Désiré se précipitait pour déverser le contenu des étalages dans le pot de peinture vide quand Kiki bloqua son élan. L’incitant à se courber en le saisissant par la nuque, il lui désigna de l’index les deux rails d’aluminium parallèles qui couraient en bordure des présentoirs.

- Tu touches les deux en même temps ; « di-gui-ling ! gui-ling ! » ! Évangile selon saint Papa ! T’as déjà oublié ?

Désiré le considéra avec stupéfaction, interloqué par son aisance et sa décontraction.

Abandonnant l Martiniquais à sa tâche, en maître des lieux ou chef des opérations, Kiki s’en retourna vers Djé qu’il découvrit affairé à s’enrouler les doigts dans du large ruban adhésif à l’aide des dents.

- Alors ! On se ronge les ongles sans enlever ses gants ? Le railla-t-il. T’as essayé de plier les doigts ?

Pris en défaut, Djé tenta l’expérience et, déconfit, regarda son ami d’un air malheureux. Kiki lui tendit une paire de gants de rechange puisée dans les vastes poches de sa blouse de peintre.

- Toujours prévoir l’imprévisible ! Chapitre deux, verset quatre de la bible selon le Saint P’tit Père ! le taquina Kiki.

*

* *

Le poids lourd immobilisé sur une aire de stationnement, Pierrot s’attela à faire le ménage. Minutieusement, il essuya à l’aide d’un chiffon tous les endroits où il avait posé les doigts. Son regard s’arrêta un instant sur les extincteurs, mais l’ancien chauffeur routier ne put se résoudre à un tel sacrilège. Il préféra encore briquer l’habitacle avant de rejoindre son 4x4.

En parfait maître de ballet, Kiki supervisait chaque phase des préparatifs de la retraite. Avec un soupçon d’ironie dans le regard, il fit constater à Djé l’oubli au sol de fragments de ruban adhésif souillés de ses empreintes. Confus de cette dangereuse étourderie, Djé s’empressa de les jeter dans un seau à peinture tandis que Kiki ôtait les sparadraps de la bouche des victimes.

- Aïe ! Brute ! rouspéta la patronne.

- Calme, Mamie ! Imagine un peu le supplice si on t’avait fait le maillot plutôt que la moustache !

La répartie salace déclencha un gloussement chez l’une des employées, trop rapide pour que Kiki puisse en identifier la propriétaire.

- Allez ! Salut les filles ! Et sans rancune !... Bien le bisou aux assureurs !

La Renault camionnette sillonna le gigantesque parking souterrain d’Euralille à la recherche d’un double emplacement. Kiki conduisait. Désiré occupait le siège passager. Derrière eux Djé suivait au volant d’une Volkswagen qu’il gara cul à cul de la camionnette, une fois déniché le lieu propice à la manœuvre. Le transvasement d’un véhicule à l’autre se déroula en un rien de temps. Immunisé contre les scrupules affectant Pierrot, Kiki vida non pas un, mais le contenu de deux extincteurs dans l’habitacle pour rendre tout relevé d’empreinte impossible.

La Volkswagen conduite par Djé aborda l’aire de stationnement à vive allure. En un clin d’œil Kiki repéra de 4x4 de Pierrot garé sous les arbres, à l’opposé du camion.

- Il est là ! Il est là ! Je vous avais bien dit qu’il ne se dégonflerait pas, putain !

*

* *

Ils ne furent pas les seuls à avoir mouillé leurs sous-vêtements dans le cadre de cette affaire, mais certainement pour raisons différentes. Ce furent les contorsions de rire au récit des avatars de l'équipe de bras cassés qui privèrent le Pape, quelque temps plus tard, de la maîtrise de sa vessie. Chorégraphe de cette représentation conçue au millimètre et à la seconde près, il était pourtant en droit d'éprouver une réelle fierté à sa parfaite réalisation.

Le Pacha, toujours aussi pusillanime lorsqu’il s’agissait de prendre des risques pour rafler l’oseille, n’essaya même pas de relativiser la justesse des théories de Daniel dont le gang inconnu « de tous » n’avait fait qu’appliquer scrupuleusement les détails à la lettre. Aucun reporter ne se trompa sur la paternité de ce mirifique braquage, et le juge Schlitter se montra tout aussi enclin à partager leurs conclusions.

  • L’essentiel de votre équipe a beau se trouver sous les verrous, vous ne m’ôterez pas de l’idée que c’est vous qui avez mis cette attaque au point. Et si j’en ai une certitude à tirer, c’est que certains de vos complices ont échappé aux mailles du filet. Vous restez partant pour la cour d’assises !

Les grands prêtres de la cuisine judiciaire décidèrent de joindre la forme au fond. Ils avouaient tout bonnement vouloir se défausser de toute responsabilités en s’en remettant au « bon sens populaire ». Bottage en touche que n'apprécièrent pas nos baveux . Au tarif prohibitif où nous les payons, c'était quand même la moindre des choses. Le spectre réfrigérant d'un recoours en cour europénne de justice leur donna raison.

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