17 Méga teuf pour oublier

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Comme chacun pourra s’en douter, prétendre que les retrouvailles se passèrent dans l'euphorie serait exagéré. A l’annonce de la disparition de leur second pactole, incapable de trouver ses mots, Kiki faillit tout bonnement périr de suffocation. Ranimé à l’aide d’une demi bouteille de Cognac, il resta prostré vingt quatre heures d’affilée, incapable de prononcer une seule parole. En fait, et selon les informations qui nous parvinrent par la suite, ce fut l’habituelle discrétion de Pierrot qui sauva l’équipe d’un possible drame. Si le récit de l’incendie dans le tableau de bord fut en tout points conforme à la réalité, la cause même du court-circuit resta attribuée à l’entassement excessif des billets. La faute à pas de chance, en quelque sorte. Se restaurer comme faire le plein du véhicule s’inscrivait à la liste des tâches indispensables. A quoi bon chercher un coupable là où il ne pouvait y en avoir ?

*

* *

  Planté les bras croisés face à la baie vitrée, Désiré s’abîmait dans la contemplation des ébats de la ménagerie qui déambulait paresseusement au soleil. A l’exception du Briard, bien sûr, toujours lancé dans sa chasse infatigable au lapin nain des voisins. Nini vint interrompre sa rêverie en lui touchant le bras d’un geste tendre. Le regard qu’il posa sur elle dégoulinait d’amertume.

- Ils ne s’arrêtent vraiment jamais, ces deux là, hein ?

- Non. Ils adorent jouer. Et tu ferais bien de les imiter. Ça sert à quoi de te tourmenter ? C’est la voiture qui a cramé les billets, Désiré. Ça n’est pas toi qui les as flambés au jeu. Personne ne peut t’en vouloir. D’ailleurs, personne ici ne t’en veut !

- Tu parles !... Prendre des risques insensés pour en arriver où ?

- Plaie d’argent n’est pas mortelle ! Et puis, je ne suis quand même pas au RMI, que je sache ! Si je n’ai pas assez d’argent pour aller fonder mon groupe scolaire aux Caraïbes tant que je ne pourrai pas vendre ma maison, je peux quand même me permettre de vous héberger quelques temps.

- Tu es adorable, dit-il en posant la main sur celle de Nini.

- Aimée suffirait à mon bonheur, minauda-t-elle sur ce ton léger, si particulier qu’il ne permettait jamais de savoir si elle exprimait une pensée profonde, ou si elle tournait le sujet en dérision.

Désiré se pencha et l’embrassa avec affection sur le sommet de la tête. Elle écarquilla les yeux, leva les bras, entama une figure de flamenco en claquant des doigts, puis fila vers la cuisine.

- Je sens que je vais offrir à mon cousin la teuf dont il rêvait, moi !

Ne fusse le mobilier sur mesure, dont elle s’était offert le « luxe », abstraction faite de son caractère fonctionnel, Nini voyait les choses en grand dès lors qu’il s’agissait du plaisir des autres. Son barbecue « entre amis » s’imposa sans complexe entre la garden-party politicienne et le pince-fesses rupin dès que le passage au crible de son agenda lui permit de dénicher plusieurs cavalières correspondant au profil de ses invités. Même le couple de vieux voisins fut de la fête. Enfin, le temps pour eux de déguster la palette de punchs réalisés par Désiré sur fond de nostalgie tropicale ; tous deux avaient exercé en tant que professeurs coloniaux, de Madagascar à la Nouvelle Calédonie, en passant par l’Afrique. Ils véhiculaient un plein camion de souvenirs exotiques dont ils firent profiter l’assemblée. Du moins, tant que la maîtrise de leur diction le leur permit. Désiré n’avait pas lésiné sur le rhum blanc !

La jeune femme pressentie comme cavalière pour le Martiniquais dû se sentir frustrée car celui-ci n’abandonnait les deux barbecues fumants que pour se consacrer à la maîtresse de maison. Idem pour Dorothée, une sémillante quadra qui eu le tort de venir accompagnée de son adolescente de fille guère plus séduisante qu’elle, mais dotée d’un Q.I plus en rapport avec celui de kiki.

- Aimez-vous les échecs ? Lui avait-elle demandé en préambule.

- Pour sûr ! J’étais champion toutes catégories !... en échecs scolaires, précisa Kiki.

Une étude approfondie s'avérait superflue pour réaliser qu’il ne s’agissait aucunement d’un trait d’humour particulier. Prof de SVT dans le même lycée que Nini, Dorothée passa le reste de la soirée à spéculer sur l’improbable lien génétique pouvant relier sa collègue à cette curieuse résurgence pithécanthropienne tout juste ébauchée. Par contre, en quelques phrases décousues, Kiki avait réussi la prouesse d’arracher un sourire à sa gothique de fille en pleine crise d’adolescence. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, ces deux primates forçant l’empathie s’étaient déniché une foule d’atomes crochus, notamment une répulsion viscérale envers les animaux en général, les insectes en particulier. Un penchant qui les incitait tout naturellement à se tenir au plus près de la fumée des barbecues. Kiki n’en était pas parvenu au dixième de la narration de ses avatars animaliers que l’insupportable gamine le priait d'interrompre la saga en se plaignant de points de côtés. Les larmes de rire aidant, elle était passé du look Gothique à celui d’émo sans même s’en rendre compte. Dérapage qui n’aurait en rien rebuté le Manouche qui la trouvait juste mûre à glisser entre les draps, ou à culbuter derrière une meule de foin, si la maman n’avait pas veillé au grain avec autant d'insistance.

Le couple d’anciens enseignants coloniaux attesta d’une insatiable curiosité envers les détails que le Martiniquais consentait à leur livrer sur sa lointaine contrée. L’un et l’autre brûlaient du même désir de découvrir les Antilles. Mais cette fièvre de découvertes fit pâle figure comparée à celle dont ils témoignèrent envers la gamme de cocktails de Désiré. Des volontaires furent requis pour transformer deux chaises longues de jardin en civières afin de pouvoir ramener chez eux le papy et la mamie ronds défoncés.

La veillée se poursuivit très tard, bien après le départ des derniers invités. Plus grand monde ne tenait debout, mais Nini s’en serait voulu de jouer les troubles fêtes en écourtant ce suprême remède contre le vague à l’âme que constitue une cuite carabinée. Chacun en était arrivé à un stade d’ébriété tel qu’il peinait à remplir son verre. Kiki domina même sa phobie animalière au point de distribuer les restes de biscuits apéritifs aux animaux et à gaver le Briard des reliquats de viande laissés dans les assiettes.

Poussé par une impérieuse envie, Désiré transforma une chaise en déambulateur pour s’éloigner de la table. Parvenu à proximité du saule pleureur, une autre épreuve sérieuse l’attendait. Une furieuse bagarre l'opposa aux boutons de braguette récalcitrants du jean que Nini l’avait encouragé à acheter. Son cri de victoire perturba son équilibre, et il faillit bien s’écrouler en jetant un regard par-dessus son épaule. Sa double vue péniblement synchrone ramené vers l'avant, le spectacle du jars fouillant goulûment du bec l’herbe frappée par son jet d’urine le fit glousser sottement.

Pas mal beurrée aussi, Nini couvait la silhouette vacillante d’un regard attendri, tâchant de réprimer ses envies pour ne pas précipiter un aboutissement qu’elle sentait inéluctable. L’idée lui en trottait dans la tête depuis un moment, c’est vrai. Si pas depuis le premier regard, peu s’en fallait. Et elle aurait eu peine à se mentir sur la nature de certaines palpitations intimes, mais à la quarantaine sonnée, elle redoutait par-dessus tout l’erreur de jugement toujours pénible à assumer.

Le hurlement d’horreur qui fracassa le calme de la nuit la décolla de son siège comme un lâché de ressort. Désiré !

Les deux mains pressées sur le bas ventre, le Martiniquais se roulait au sol en ruant dans le vide. A deux pas de lui Kiki le singeait, du moins à première vue, mais c’était à l’emprise du rire qu’il devait ses convulsions.

- Oh ! Le con ! Mais le con !... Ce coup-ci c'est pas moi !... Il a pissé sur la tête du dindon, ce con ! Hoquetait le Manouche trop paumé dans les brumes éthyliques pour s’embarrasser du respect des classes zoologiques.

Il retrouva quand même l’usage de son souffle et celui de ses membres en voyant le jars furieux foncer vers lui en soufflant de colère. Il détala à quatre pattes vers la villa en soulevant des touffes d’herbes. L’animal dépité tourna alors sa hargne vers Djé, lui aussi sérieusement alcoolisé, mais pas au point d’avoir perdu tous réflexes. D’une détente du bras rapide, il happa le volatile par le cou pour l’expédier tout chiffonné dans les branches du saule pleureur.

Une heure plus tard, la confrérie un peu dégrisée s’extasiait devant la conscience hospitalière déployée par la patronne des lieux. L’éclairage indirect et les réverbérations offertes par les draps de satin blanc du lit de la maîtresse de maison magnifiaient le corps caramélisé de Désiré de reflets ambrés, propres à éblouir tous les grands maîtres de la peinture classique. Sans doute aussi les adeptes du surréalisme, et plus à cause de l’espèce de pièce montée immaculée qui lui occupait la totalité du pubis, que de la surface circulaire du lit.

- Ché biau comme é ch’Sacré Cœur in haut dé ch’butte Montmartre, s’extasia Pierrot au bord des larmes. (c'est beau comme le Sacré Cœur en haut de la butte Montmartre.)

- J’auro putot parlé d’sacré zob ! Se gaussa Kiki, adoptant le parlé Ch’ti par mimétisme. (J’aurais plutôt parlé de sacré zob.)

- Vos gueules, merde !... Si vous croyez que c'est vos sarcasmes qui vont me soulager ! S’énerva Désiré.

Tout au confort de son patient, Nini prit à nouveau les choses en mains en chassant les importuns.

- Allez ! Zou !... Tout le monde au lit !... Vite ! Vite ! Insista-t-elle en les refoulant vers le couloir.

Pour cause évidente de dérèglement des instruments, ce ne fut pas ce soir là que Nini eut droit à sa première de la Flûte Enchantée martiniqueuse. Mais de façon certaine, sans lui avoir fait croquer la pomme, mais grâce à l’assistance inopinée de son jars glandivore, la coquine avait su faire choir le mariole comme un fruit mûr sous sa couette.

Aucun des trois autres Branques n'eut l'indécence de s’étonner des sourires en coins, des effleurements de doigts, des regards langoureux qu’échangèrent les deux tourtereaux dès le lendemain matin.

A l’heure de l’apéritif, le couple Jureliez-Derenoncourt débarquait chez Nini les bras chargés de bouteilles.

- Vos punchs et le portrait que vous nous avez dépeint de la Martinique ont été plus convaincants que tous les dépliants publicitaires destinés à subjuguer le touriste en puissance, jeune homme ! attaqua l’ex professeur colonial à l’adresse de Désiré. Mon épouse et moi-même avons décidé de nous y rendre au plus vite.

A croire que la cuite carabinée de la veille avait eu sur elle l’effet d’une cure de jouvence. L’épouse en question semblait enchantée de pouvoir s’offrir à nouveau une telle fricassée de museaux masculins. La séance des bisous se serait probablement prolongée toute la mâtinée si, au-delà de quatre par tête de pipe, le quota n'eut l'heur d'éveiller la suspicion maritale.

- A ce propos, ma chère Nathalie. Pourriez-vous avoir l’extrême obligeance de rechercher pour nous, sur Internet, des places à destination des Antilles Françaises ? poursuivit-il.

- Aucun problème ! Répondit Nini, victime d’un strabisme à la fois amoureux et divergeant à cause de l’œil qu’elle ne pouvait plus détacher de son marti-futur-niqueur et, pourquoi pas, futur mari tout court.

Alors que Nini triturait son clavier d’ordinateur, une nécessité organique éloigna Désiré vers les toilettes. Jureliez-Derenoncourt ne put réprimer son étonnement devant la curieuse démarche de l'Antillais.

- Votre ami a eu un accident ? se désola-t-il.

- Il s’est laissé tomber trop brutalement sur une chaise, argumenta Kiki, Lucky Luke incontesté de la connerie. Comme il les a très pendantes, il s’en est… enfin, vous voyez, quoi !

Peu gâté par la nature au niveau imagination, Jureliez-Derenoncourt n’éprouva cependant aucune peine à se forger une vision très précise de la scène, et il approuva la réponse du Manouche avec frénésie.

- « Ahhhh ! Ces Noirs ! »

- Bien sûr, nous compterons sur votre gentillesse pour veiller sur nos plantes et notre bébé, Nathalie, argua la voisine, mielleuse, pour changer de sujet. Vous savez où on range les clefs.

Dès lors qu’il s’agissait du bien être des animaux, décrocher l’assentiment de Nathalie était pure formalité. Par réflexe compensateur, Kiki perçut comme une morsure dans l’enveloppe de la solidarité familiale. « Elle se fout de ta gueule ! » eut-il envie de crier à sa cousine. Mais le cumul des conséquences catastrophiques à cause de son incompatibilité d’humeur avec la gente animale et ses leçons de taule commençaient à prodiguer leurs effets ; Kiki devenait prudent. Il la boucla.

A force de recherches sur les sites consacrés aux vols low cost, Nini parvint à dénicher aux voisins un vol charter à prix fracassé pour le lundi suivant. Revers de la médaille, l’heure de décollage à Orly contraignait le couple à quitter son logis au beau milieu de la nuit.

- Ça nous rajeunira ! argumenta l’aventurière.

Le vendredi soir, Nini annonça à ses locataires qu’un compagnon de travail lui avait prêté pour le week-end son mobile home ancré à Zuydcoote. Une opportunité accueillie avec enthousiasme.

Quand dans le destin l’ironie se taille la part du Lion, les voies du Seigneur s'avèrent effectivement impénétrables !

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