26 Le bout du chemin

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Le « vloum ! Vloum ! » asthmatique de la turbine du vieil hélico de l’U.S Air Force ajouté à l’odeur de kérosène nous faisait caracoler l’estomac comme un mustang indomptable dans un corral de rodéo. Mais ce ventilo à bout de souffle, probablement un rare rescapé du Viêt Nam rapatrié, restait quand même le moyen le plus sûr et le plus rapide pour gagner cette « chiure de mouche des Antilles tombée au beau milieu d’un immense banc de sable », dixit le Pape.

Aucun port praticable. Des quelques yachts ancrés à une distance raisonnable des côtes il était aisé aux passagers de gagner la plage à pied, certes, mais seuls les catamarans à faible tirant d’eau pouvaient se permettre de sillonner le pourtour de porcelaine opalescent que d’aucuns appelaient « le dernier paradis sur terre ». Paradis, peut-être, mais paradis fiscal avant tout ! Entre les Bahamas et les grandes sœurs plus renommées au sein de la finance flibustière mondiale, simple contagion endémique, en quelque sorte. Hormis des indigènes figurant sûrement au nombre des gens de maisons les mieux payés du monde, on n’y croisait que des milliardaires, des gens du show-biz, et bien entendu ; des politiques des tous horizons, arrivant avec les malles de pognon à blanchir.

Le « président à vie » de cet état confetti n’était qu’un sinistre pantin suspendu au bout des ficelles d’un mafieux génial, sans doute élève surdoué de l’inégalable Meyer Lanski. Les bons vins, les alcools de luxe et les charters de call-girls suffisant à son bonheur, seul l’intérêt porté à sa santé justifiait parfois de petits sevrages de la part de son mentor. Histoire de le maintenir en vie le plus longtemps possible. Un hyper doué dans l’exploitation des failles présentées par les lois et celles des systèmes bancaires internationaux, ce phénomène, mais pas seulement. Notre Napoléon de la finance parallèle avait su se forger une immunité absolue en offrant des taux d’intérêt faramineux à tout ce que la planète comprenait d’hommes influents. Politiciens, hommes d’affaires, industriels et patrons de la pègre étaient certains de trouver là un engrais sans rival pour leur bas de laine, immunisé contre toutes les curiosités policières désobligeantes. Les colossaux bénéfices drainés sur le dos d’investisseurs moins influents compensaient cette prodigalité machiavélique, bien sûr. Et les mouvements de fonds connaissaient une telle ampleur que rares étaient les grandes banques internationales à snober les officines purement virtuelles de la Caroline.

L’absence de port et d’appontage rendant l’île inadaptée au trafic de drogue, la menace que ce fléau aurait pu représenter de la part des autorités U.S, toujours en quête d'une proie facile pour parfaire l'illusion de sa vertu, se trouvait donc éliminée d’office. Visionnaire, notre cerveau mafioso avait formellement interdit la construction d’aéroports privés comme l’édification d’infrastructure hôtelière. Toute vente de terrains et construction de villa étaient soumises à des enquêtes préliminaires tatillonnes à l’extrême. Tous les mouvements d’aéronefs se trouvaient placés sous une surveillance drastique.

En l’absence d’industrie, et en égard à l'allergie naturelle de la population envers l’effort physique, le monarque occulte avait habilement su pallier au défaut de recettes d’État tout en se ménageant d’office la reconnaissance absolue des indigènes. Outre l’obtention aisée du pavillon de complaisance pour les armateurs ou les yachts de plaisance, la législation locale contraignait tout investisseur étranger à domicilier ses sociétés chez l’habitant et, ce faisant, à les « employer » et à les inclure à leur « conseil d’administration ». Le plus analphabète des glandeurs de l’île totalisait ainsi un nombre de jetons de présence à faire défaillir d'envie tous les grands commis d’État, écumeurs des finances publiques de nos contrées civilisées. Mieux encore, quiconque « employait » trois chefs de famille pendant un minimum de cinq ans pouvait prétendre sur le champs à la nationalité. Une citoyenneté amputée du droit de vote, peut-être, afin de préserver les scores électoraux du parti unique, mais une citoyenneté plus qu'appréciable pour les candidats à l’évasion fiscale imparable.

Tel était le point de chute qu’avaient choisis nos Branques.

Encore ne durent-ils cette trouvaille providentielle qu’aux connaissances encyclopédiques de Nini . Invitée à la projection de reportages pirates d’un baba-cool tout juste rentré d’un périple en Amériques du Sud et un écumage en règle du bassin Caraïbes, ce fut par le plus grand des hasards que la prof de philo découvrit l’existence de cette île allergique à toute                      publicité touristique. Et ce fut une tempête de colère dévastatrice que l’absence totale d’infrastructure scolaire déclencha sous le crâne cultivé de la pasionaria.

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L’école et son toit aussi vert que la feuille des palmiers. Ce fut le premier bâtiment que nous aperçûmes depuis les portes ouvertes de l’hélico déclassé de la Navy. Une espèce de vaste hangar au toit de tôles ondulées et aux murs de canisses. A cette hauteur, seules les taches de couleur vive des toboggans et autres jeux d’enfants attestaient d’un apport de la civilisation. Qu'elle était belle, pourtant, la mini marée humaine qui projeta vers l’extérieur le « vloum-vloum » de la turbine.

Le Pape fut le premier en bas. Logique. Ayant probablement deviné l’identité des visiteurs, Stéphanie s’était détachée de ses élèves pour s’avancer seule vers l’appareil, la main en visière et les yeux plissés à cause des tourbillons de sable blanc soulevés par les pales.

Ils restèrent un moment immobiles, à deux pas l’un de l’autre, puis le Pape se précipita pour la prendre dans ses bras. Il l’embrassa longuement sur le front, avec l’affection d’un grand frère. Spectacle insolite. Ces deu-là distillaient tant de charisme que, réunis, ils rayonnaient autant qu’un projecteur de DCA. Les bambins qui affluaient prudemment vers eux se mirent à applaudir, hilares, simplement heureux du bonheur manifeste de leur « meûtresse ».

Nini se mit à gesticuler, faucher l’air à grands moulinets de bras pour affiner une explication, puis elle m’accorda un signe de la main en guise de bienvenue. C’est au moment du départ que ma présence s’imposait à elle. No problème, les seconds rôles me convenaient à ravir. Je réintégrai l’engin avec un Pape tout rêveur, béat, tandis que Nini s’en retournait, écrire la fin d'une phrase de Victor Hugo au tableau ; « Ouvrir une école, c'est fermer une pris.. ».

- Elle est géniale! lâcha Le Pape.

- Ben t’as raison!… Dommage qu’elle pisse, on l’aurait collée sous globe!… Mais à part çà!… Tu ne vas pas la demander en mariage, quand même!

- Suis trop vieux ! Laissa tomber ma flèche d’un air nostalgique. Et puis, c'est en rêvant au Martiniqueur qu'elle amidonne sa lingerie.

Difficile de passer inaperçu, ce putain de bateau ! A trois miles au large, il ressemblait à un monstrueux diptère aquatique au repos, les ailes repliées, le sommeil bercé par un infime clapot. A l’approche, il paraissait pomper sournoisement l’océan pour en métaboliser la quintessence. Une métaphore d’ailleurs pas très éloignée des basses réalités « manouchiennes » !

Notre approche à l’heure de la sieste ne provoqua tout d’abord qu’une perturbation très relative. Après réflexion, le terme « perturbation » me parait d’ailleurs excessif au regard des quelques vagues battements de paupières atones qu’il suscita. Outre un échantillon de seins à toutes les tailles de bonnets de la création qu'offrait à nos Branques et aux visiteurs un avant goût du Walhalla, joint à celui du paradis pour les enfants d’Allah –pucelages en moins, ce détail poétique coulant de source !-, l’immensité du pont du trimaran proposait une gamme complète des coupes pubiennes à la mode; du déboisage intégral à la Kojac au foisonnant tablier de sapeur à la « Portuguèèèche », avec petit détour par le cœur stylisé et la moustache hitlérienne en gamme multicolore. Une écurie à faire se pâmer madame Claude en personne !

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Bon ! D’accord ! Faut pas charrier, et je bichonne certainement cet emballement lyrique alimentée par une montée rétroactive de testostérone. C’est que Le Pape ne n'avait pas laissé des masses de temps pour compenser les mois de sevrage non plus. Faut comprendre aussi !

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Avec ses deux naïades scotchées comme des rémoras à sa monumentale carcasse laiteuse, Pierrot attirait l'œil en priorité. Tour de force quand même, plutôt que cramer, sa peau de rouquin était parvenue à s’agrémenter d’un hâle tout à fait respectable.

Outre l’impressionnant môle central de sa personne, le détail le plus étonnant restait quand même la profusion de mini parasols multicolores qui entouraient leur groupe. Un dôme tricolore en forme de serre tête protégeait son crâne de rouquemoute des rigueurs du soleil, les autres abritaient des mêmes ardeurs calorifiques les divers ustensiles indispensables au bien être du plaisancier, tels que glacières, coupes de champagnes et autres amuse-gueules à foison. Pierrot avait tout d'un curieux jardin japonais, un temple bachico-bouddhiste voué aux plaisirs en tous genres, avec profusion de prêtresses pour assurer le service.

Plus glouton que son collègue, ou en forme plus attrayante pour la gent féminine, Djé avait monopolisé l’attention de deux fois plus de jeunettes. Du massage capillaire délicat aux papouilles fessières, une foultitude de doigts effilés et coquins lui tripotait la couenne en profitant des larges ouvertures du hamac en filet pour une prospection tous azimuts. Pas étonnant de le voir assurer ainsi du cocotier !

Plus hard, mais sous la protection relative d’un parasol filtrant les U.V, Kiki s’était dégotté une beauté indigène qui se vautrait sur lui pour un massage body-body, lascive à souhait.

Lors de notre largage en pleine baille, à porté de pet de leur palace flottant, Kiki fut quand même le premier sur pieds. La main en visière et les paupières réduites à l’état de fentes microscopiques pour déjouer la lumière aveuglante et les turbulences du rotor, il inspecta l’hélico avec méfiance. Puis son menton se mit brusquement à trembler et ses orteils s’agrippèrent hors du bordé pour s’assurer un point d’appui.

- Le Pa… Le Papa… Mon Papa…

Le trimaran se trouvant quasi encalaminé sur un haut fond, les formalités d’approche se résumèrent à un brassage d’eau chaude à hauteur de la taille. Béatitude des joyeuses que ce bain forcé à température idéale ! Nos bagages suivirent dans l’annexe gonflable de l’hélico équipé de flotteurs.

- Que je t’en dise une ! Attaqua Kiki, une fois les formalités de retrouvailles expédiées.

- Je t’écoute ? Se marra le Pape avec impatience.

- Parait que plusieurs galions espagnols auraient sombré dans les parages ! C’est les zoulous du coin qui m’ont raconté çà après nous avoir éclusé une caisse de J-B ! Révéla triomphalement le Manouche. Parait que c’est interdit, mais on a acheté du matos de plongée top niveau.

Purée ! Pas même encore les paturons secs du débarquement, que l’inépuisable maelström d’emmerdements et de coups foireux nous ressautait déjà au gosier !

Et dire qu’il y en a pour croire qu’on se la coule douce dans l’ancien paradis des Frères de la Côte !

FIN

du premier tome

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