Chapitre 11 – Un lieu, plusieurs vérités

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On avait fini par mettre une annonce, un peu comme on jette une bouteille à la mer.

Gérald tenait à peine debout : les mains gonflées, le dos cassé, les nerfs à vif. Il prétendait que ça lui faisait du bien de se rendre utile, mais je voyais bien qu’il carburait surtout à l’adrénaline… et aux galopins de bière. Le baba cool que j’avais connu virait soupe au lait, surtout en fin de journée, quand l’alcool commençait à parler à sa place.

Il faisait chaud en cuisine, bien sûr, il fallait se désaltérer… mais il levait le coude avec cette souplesse mécanique qui m’avait toujours foutu les jetons — le même geste que mon grand-père, juste avant la descente. Pas encore au fond, mais déjà sur la pente.

Je voulais qu’on tienne le coup. Lui, moi, nous. Alors on a rédigé une annonce. Sobre, sans fioriture, presque timide :

« Cherche cuisinier sérieux, créatif, autonome.
Service du midi et du soir.
Ambiance atypique. Cuisine maison. »

C’est Gérald qui avait ajouté “ambiance atypique”, pour enjoliver un peu. Moi, j’aurais été plus cash : “prévoir bottes, humour, et résistance aux secousses”. Au moins, le décor aurait été planté.

Le téléphone a sonné un lundi après-midi. Une voix d’homme, posée, polie, presque douce. Il voulait passer le lendemain. Il s’appelait François.

J’ai aussitôt pensé : encore un en fin de course. Un paumé de plus ou un rigide en reconversion.

On en avait vu passer, des candidats. À l’époque, les cuistots n’étaient pas encore ces stars de plateaux télé avec tablier repassé et ego à rallonge. Non. C’étaient plutôt des taiseux sous pression, lessivés par des années de service, qui changeaient de cambuse comme d’autres changent de chaussettes. Le métier les laminait.

Le lendemain, dix heures. Il était là.

La cinquantaine bien entamée, costume bien taillé, cheveux poivre et sel, petites lunettes sobres, une démarche lente et droite. Il tenait son CV comme on tend une lettre d’excuse. Il m’a regardée droit dans les yeux, sans détour, puis a dit, d’une voix calme :

— Je vais être franc. J’ai tenu un traiteur avec mon frère pendant vingt ans. J’ai tout gâché. Il m’a demandé de partir. Ma femme aussi. Je veux juste bosser. J’ai besoin d’un nouveau départ.

Il avait les mains propres, les yeux un peu rougis, et cette manière de se tenir droit, presque solennel, comme s’il voulait prouver qu’il avait sa place. Il a parlé simplement, sans détour :

— Mon frère m’a demandé de m’éloigner quelque temps. Et il a eu raison. Je me suis laissé happer par le jeu. J’ai mis notre affaire en péril, je n’arrivais plus à me contrôler. En accord avec ma femme — elle bosse aussi avec nous — j’ai décidé de couper net. Changer d’air. Sortir du circuit.

On a tout de suite senti que ce n’était pas du baratin. Il n’avait rien à prouver, rien à enjoliver. C’était un monsieur. Pour nous, il tombait du ciel.

Gérald l’a dévisagé, un peu intrigué, puis a lancé :

— Et vous avez une spécialité ?

François a souri, un sourire modeste, presque gêné.

— Le plat du jour. Le vrai. Celui qu’on improvise avec les restes, mais qui fait plaisir quand même.

On n’a pas eu besoin d’en dire plus.
On l’a pris.

François s’est installé comme s’il avait toujours été là. En cuisine, il œuvrait avec calme et précision. Un vrai saucier, au geste sûr, à l’œil affûté. Il avait ce petit supplément d’âme qui rendait ses plats savoureux sans jamais faire de vague. Toujours le sourire, toujours une astuce à partager. Il nous a appris le métier sans faire la leçon — comme un vieux compagnon, pas comme un chef.

De son côté, Gérald, désormais gérant officiel de la SARL depuis le départ d’Olga, tenait à ce que ça se voie. Il paradait derrière le comptoir comme un coq sur son perchoir. « C’est qui le patron ? » était devenu son refrain préféré — dit sur le ton de la blague, mais avec un fond bien réel. Il montait le son quand il fallait du calme, alignait les galopins comme des cocktails, et bombait le torse comme s’il gérait un palace.

Moi, je le laissais faire. Le Priape tournait, et c’était déjà beaucoup.

Deux fois par mois, François prenait son samedi soir. Ce jour-là, il se mettait sur son trente-et-un, et sa joie faisait plaisir à voir. Sa femme arrivait par le train, toujours apprêtée comme une grande dame. On voyait dans son regard qu’elle venait retrouver l’homme de sa vie, pas juste un mari fatigué. Elle venait raviver la flamme. Et tous les deux repartaient, main dans la main, comme au premier jour. Touchants. Inaccessibles.

Grâce à lui, les choses se sont mises à rouler. Presque facilement. Les fins de mois se redressaient. On dormait un peu plus. Moi, surtout, je retrouvais du temps pour mon fils. J’allais le chercher à l’école, je lui préparais un goûter, je lui racontais des histoires pendant que le jour tombait sur la ville.

Avec François aux fourneaux et Gérald à son poste de coq, j’avais enfin le luxe d’observer. Pas de surveiller, non — juste d’ouvrir grand les yeux. Le Priape tournait tout seul. Et moi, en retrait, je guettais comme un chat sur le rebord d’une fenêtre, attentive à ce qui frémissait en dessous.

Après la cohue du midi, je disposais de longues plages silencieuses. De l’extérieur, ça ressemblait à de la flânerie. En vérité, c’était du boulot. Un vrai. L’intuition en éveil, les antennes déployées, l’âme en poste d’observation. Je n’écrivais rien, mais je notais tout.

Il y avait un truc à comprendre. Quelque chose d’invisible mais bien là. Et j’avais cette sensation étrange d’être la seule à le capter. Comme si une vie souterraine circulait sous nos pieds — pas imaginaire, pas fantasmée, juste planquée.

Gérald, maintenant gérant, s’en contentait. Il bombait le torse derrière le comptoir, savourait sa posture de patron. Moi, je le laissais faire. Tant que ça tenait, autant le laisser y croire.

François, lui, tenait la cuisine comme un havre. Avec cette douceur rare des hommes cabossés. Il apaisait les tensions, ramenait de la tenue. Il rendait l’endroit fréquentable. Vivable, même. Et puis, j’ai commencé à voir le cirque. Pas juste le remue-ménage habituel, non — autre chose. Des regards qui se croisaient sans se toucher, des allers-retours de types qu’on n’avait jamais vus, des présences trop discrètes pour être honnêtes. Une forme de surveillance molle, tapie, organisée. J’ai compris qu’on voulait remettre la main sur le terrain. Rebrancher les fils. Réinstaller du trafic, à l’ancienne ou à la nouvelle manière, mais sans moi au milieu.

Alors j’ai tout observé. Chaque nouveau visage, chaque manège suspect. Après chaque vague d’arrivants un peu trop coordonnés, j’allais faire un tour dans les toilettes, la réserve, les recoins. Je soulevais les couvercles, tapotais les cloisons. Je cherchais la planque. J’étais sûre qu’un jour je tomberais sur un sachet, un paquet, une cachette. Rien n’était laissé au hasard. Et même si je ne trouvais rien, je savais qu’il y avait quelque chose. Je le sentais dans l’air : un frémissement, une tension muette, un murmure souterrain bien réel.

Les clientèles changeaient. Les jeunes prostituées du soir se faisaient plus rares. Ou alors elles passaient en coup de vent, le regard en biais, le rire étouffé, les épaules rentrées. Comme si elles savaient qu’elles n’étaient plus tout à fait chez elles. Mais les anciennes, elles, restaient. Présentes, solides, visibles. Des sentinelles. Elles s’installaient à leur table habituelle, saluaient Gérald, me lançaient un regard entendu. Leur présence n’avait rien d’anodin : c’était une forme de résistance. Une manière de reconquérir, par la régularité, ce qui leur avait été volé. Un bout de territoire. Une dignité. Une époque.

Elles incarnaient le dernier carré du vieux monde — celui des Lyonnais, les vrais, pas ceux des films. Le code, le silence, les regards à peine esquissés mais qui disent tout. Leurs hommes étaient partis ou morts. Leurs repères s’étiolaient. Mais elles tenaient bon, droites, les lèvres peintes, le manteau élimé sur les épaules, comme une armure fatiguée. Elles n’avaient plus grand-chose, sauf une mémoire. Et cette mémoire, elles la plantaient là, chaque soir, entre les tables du Priape, comme un drapeau.

Et moi, je comprenais. Je n’étais pas des leurs, mais je ne trahissais rien. J’étais tolérée, peut-être même protégée. Parce que j’incarnais, malgré moi, un refus. Une ligne de partage. Un sursaut. Et aussi, peut-être, un lien.

Car Gigi, notre serveuse du midi, était des leurs. Pas besoin de confidences : ça se voyait dans sa manière de jauger les gens, de marcher sans s’excuser, de parler juste ce qu’il faut. Elle était sobre, discrète, jamais maquillée, mais sa langue, elle, n’était pas restée dans sa poche. Je suis certaine qu’elle a dit que j’étais réglo, pas du milieu, mais pas une balance non plus. Que j’étais fiable. Et ça a suffi. Le message a circulé.

Et puis… il y avait autre chose. Quelque chose d’enfoui. Une vieille histoire de famille. Un nom qui revenait parfois, à voix basse.

Marie. Ma tante.

Elle aussi avait été des leurs. Du moins, c’est ce qu’on m’avait laissé entendre. Elle appartenait à ce monde-là, ou alors elle y avait laissé une empreinte. Et peut-être qu’au fond, elle n’en était jamais vraiment sortie. Va savoir.

Peut-être qu’au fond, ce n’était pas moi qu’on protégeait.
Mais ce qu’elle représentait.

Une, pourtant, sortait du lot. La quarantaine tranchante, grande gueule, l’œil qui ne baisse jamais. Elle traversait la salle comme un chef d’escadrille, sûre d’elle, de ses droits, de sa place. On l’appelait Adeline, mais dans le quartier, tout le monde la surnommait « la Corse ». Pourquoi ? Mystère. Peut-être à cause de son air borné, de son autorité naturelle, ou juste parce qu’“Adeline” sonnait trop doux pour ce genre de nana.

Mais dans le dos, les anciennes ricanaient :
— La Corse, tu parles… Elle vient d’un peu plus loin que Bastia. Et son vrai blaze, c’est Fatima.

Elles pinçaient les lèvres, changeaient de sujet quand elle s’approchait. Personne ne disait jamais les choses frontalement, mais tout le monde se méfiait d’elle. Elle savait trop de choses. Elle arrivait toujours avant les autres. Elle connaissait les clans, les habitudes, les vieux codes comme les nouveaux deals.

Avec Gérald, elle ne se gênait pas. Un battement de cils, une caresse verbale, un regard qui s’attarde… Elle lui faisait du gringue avec l’assurance de celles qui savent que ça peut marcher. Et lui, je l’ai vu rougir. Rire un peu trop fort. Se redresser quand elle entrait. Je pense qu’il a cédé au chant de la sirène. Mais bon… pas vu, pas pris.

Et puis elle jouait les intellos. Citait des auteurs, des concepts, des trucs entendus ici ou là. Au début, ça en imposait. Mais en grattant un peu, on sentait le vide derrière les grandes phrases. Le creux bien dissimulé sous la pose. Moi, ça me faisait sourire. Les vraies fines lames, en général, n’ont pas besoin d’affûter autant leurs discours.

Avec moi, elle restait floue. Ni froide, ni amicale. Elle me jaugeait. Moi, je restais polie, prudente, comme on marche sur du carrelage humide. Une chose était sûre : si quelque chose devait déraper, elle serait déjà au courant. Et peut-être même qu’elle aurait déjà choisi son camp.

On la soupçonnait de balancer. On ne le disait pas. Mais ça flottait dans l’air, comme une odeur de chlore dans une eau qui stagne. Moi, je le sentais. Et je crois que je n’étais pas loin de la vérité. Mais ça, je vous le garde pour plus tard. La cerise sur le gros gâteau que je vous livre là…

Mais voilà, rien ne dure.
Un matin, François nous a annoncé qu’il repartait. Calmement. Sans détour.

— C’est le moment, a-t-il dit. Ma femme me manque. Mon frère aussi. L’affaire tourne, mais ils ont besoin de moi. Et moi, je suis prêt à y retourner.

Il avait préparé sa démission, manuscrite, pliée net. Rien de théâtral. Mais une reconnaissance sincère.

— Vous m’avez offert un abri. De la confiance. Le temps de me retrouver. Maintenant, faut que je rentre.

Il a eu un sourire, sobre, à son image.
Et il est parti.

Il n’a jamais répondu à mes messages après ça, mais je ne lui en ai pas voulu. Il avait déjà dit tout ce qu’il fallait. C’était un monsieur. Un vrai.

Et grâce à lui, j’ai appris. Des tours de main, des subtilités de cuisson, le respect du feu et du temps. Il m’a transmis son savoir sans jamais faire la leçon. Il est resté un maître d’apprentissage modeste, mais précieux. L’un de ceux qu’on n’oublie pas.

J’ai essayé de recruter. Encore. Mais ce fut la valse des illusions flinguées. Soit c’était des petits jeunes sans aucune expérience — et là, j’avais déjà donné avec mon tout premier cuistot, merci bien. Soit c’était des mecs rincés, usés jusqu’à l’os, qui sentaient le pochtron à trois kilomètres. Ou alors des neurasthéniques en fin de course, qui filaient le cafard rien qu’à les voir entrer. Franchement, fallait avoir le moral pour leur confier une cuisine.

Au bout d’un moment, j’ai lâché l’affaire. J’ai remis le tablier. Retour au fait maison — mais cette fois, agrémenté de la sauce traiteur à la François, et ça, ça faisait la différence. Je préparais mes plats comme je mène ma vie : à l’instinct. Une cuillère d’humour, un zeste de rage, beaucoup d’amour. C’était parfois l’anarchie dans les assiettes — mais les gens revenaient. Ils sentaient, je crois, que derrière chaque plat, il y avait une femme qui tenait debout, coûte que coûte.

Et puis Anaïs est revenue. Elle avait passé un an en Australie avec son compagnon, et elle est rentrée comme on rentre chez soi — sans valise pleine d’exploits, sans discours grandiloquent. Juste là, posée. Fidèle. Elle m’a retrouvée debout, en cuisine, le ventre arrondi, les traits tirés, encore à la manœuvre. Gérald travaillait toujours avec moi, mais je le sentais de plus en plus nerveux, à fleur de peau. Il buvait plus qu’il ne parlait, et ce qu’il disait, parfois, me tombait dessus comme une porte mal refermée.

Anaïs a tout de suite compris que j’étais au bord. Elle n’a rien demandé, rien imposé. Elle a juste dit, avec ce ton calme qui la rend solide :
— T’as besoin de renfort. Et moi, j’ai besoin d’ancrage.

Mais ce n’est qu’après la naissance que sa place s’est dessinée. En attendant, elle passait parfois me voir, préparait avec moi le buffet du midi, m’épaulait quand elle le pouvait.

Gérald, lui, tenait encore — en apparence. Mais la guerre du Golfe battait son plein, Lyon s’était vidée. Les clients se faisaient rares. Et moi, j’avançais vers l’accouchement, lestée d’inquiétude et de fatigue.

Un soir, dans un moment de tension trop fort, le geste est parti. Pas un coup de poing. Mais assez pour marquer. Un œil noirci. Je l’ai camouflé. J’ai raconté qu’une porte avait mal tourné. C’était plus simple. Moins douloureux à dire que la vérité nue. J’étais enceinte. Lui, dépassé. Il a eu honte. Il s’est tu. Moi aussi.

Mais en silence, quelque chose s’est brisé. Je ne pouvais plus revenir en arrière. Je ne voulais plus.

Il a tenu jusqu’à la naissance. C’était son premier enfant. Il en était fier, ému, maladroit. Il changeait les couches, préparait les biberons, mais son regard était déjà ailleurs. Il a repris son ancien métier d’électromécanicien. Pour assurer, disait-il. Pour l’avenir du petit. Et sans doute aussi pour prendre le large. Mes histoires l’épuisaient.

Il est parti, mais sans drame. Sans cris. Juste usé.

C’est là qu’Anaïs a pris le relais. Sans jamais hausser le ton. Sans jamais poser la question de trop. Elle s’est glissée dans ce quotidien épuisé avec la souplesse d’un fil tendu. Le matin, elle m’aidait en cuisine. À midi, elle passait derrière le bar ou gérait la caisse. Ce n’était pas son univers — elle n’avait jamais bossé en restauration —, mais elle apprivoisait les codes. Calme, méthodique, rigoureuse.

Elle est devenue mon épaule, mon phare, ma gardienne. Et un pilier qui tiendrait debout jusqu’à la fin.

Le Priape fonctionnait encore, mais en mode veille. Comme une lampe oubliée dans un coin, vacillante, prête à s’éteindre mais tenant bon, par habitude plus que par élan. J’ouvrais seulement en fin de semaine, à partir du jeudi soir. Le reste du temps, la ville semblait en apnée. Depuis la guerre du Golfe, Lyon s’était vidée de sa chaleur humaine, de sa pulsation. On sentait l’angoisse sourde dans l’air, une tension collective, étirée comme une corde prête à rompre. Les rues paraissaient désaffectées, les habitués se faisaient discrets. Et moi, je tenais, avec un nourrisson à la maison, les traits tirés, les nerfs en veille.

Puis, chaque jeudi, ils arrivaient. Les forains. Ma bande de silhouettes taciturnes. Des gars usés, taillés par les kilomètres et les silences, l’œil vif malgré les rides et les cernes. Ils ne s’annonçaient pas, ne réservaient rien. Ils apparaissaient. Et s’installaient. Toujours au même endroit, le long du comptoir, comme s’il leur appartenait de droit. Ils n’élevaient pas la voix. Ne faisaient jamais de vagues. Mais leur simple présence suffisait à faire le vide. Leurs rires étouffés, leurs anecdotes à demi-mot, leurs silences pleins de sous-entendus — tout concourait à créer une ambiance d’entre-soi, étanche.

Dès qu’un nouveau mettait un pied dans la salle, il était jaugé du regard, scanné sans un mot. Il ne restait pas. On lui faisait comprendre sans geste, sans insulte. Juste un frisson dans le dos, un malaise impalpable. Et il filait.

Moi, je servais. Je faisais tourner la boutique. Mais j’étais en sursis. Tolérée, oui. Mais pas incluse. Pas vraiment. J’aurais voulu leur dire de partir, de libérer l’espace, de me rendre mon lieu. Mais je savais que ce n’était pas possible. Pas avec eux. Pas avec leurs histoires dans le dos, leur façon de s’ancrer dans les lieux comme s’ils en connaissaient les souterrains mieux que quiconque. Ce bar, c’était peut-être leur dernière planque, leur ultime bastion. Et moi, dans tout ça, je faisais figure d’anomalie.

Alors j’ai joué la diplomatie. Les cafés offerts, les sourires forcés, les questions polies. Rien n’y faisait. Ils ne parlaient pas. Ils me regardaient. Et moi, je notais. Chaque geste. Chaque inflexion de voix. Chaque client qui faisait demi-tour. J’essayais de relier les fils, de comprendre ce que je vivais — ou devinais. Parce qu’au fond, tout cela avait une logique. Mais elle m’échappait encore.

Je ne pouvais plus nier ce que je ressentais. Le Priape, le soir, n’était plus seulement un bistrot de quartier. Il devenait autre chose. Un lieu traversé. Observé. J’étais seule aux commandes, Anaïs repartait avant la nuit, et Gérald, absorbé par son nouveau travail et notre bébé, avait déserté le comptoir. Je faisais tourner la cuisine, je servais, je balayais les miettes. J’étais l’âme, le cœur, les bras du lieu. Mais j’avais l’impression, chaque soir, d’être en scène. Comme si un public invisible attendait quelque chose. Ou surveillait.

Il y avait ces allées et venues. Des hommes seuls, jamais les mêmes. Pas des clients. Pas vraiment. Ils entraient, jetaient un œil, repartaient. Ou restaient là, plantés une minute à peine, le regard glissant sur la salle. Un ballet. Une mécanique bien huilée. Silencieuse. Inexplicable. Et puis ceux-là, qui s’installaient un instant, ne commandaient rien, échangeaient trois mots avec les forains, puis s’éclipsaient comme s’ils s’étaient juste trompés d’endroit. Mais ce n’était pas le cas. Je le sentais.

Je n’avais pas de preuve. Juste des impressions. Des frottements d’ombres. Des regards détournés. Des frissons dans le dos. Je me suis surprise, certains soirs, à aller vérifier les toilettes, les recoins, les dessous de banquette. J’épiais. Je flairais. J’étais devenue mon propre chien de garde, les sens en alerte, le cœur prêt à bondir. J’avais l’intime conviction qu’on tentait, en douce, de réinstaller quelque chose. Du trafic. Des habitudes d’un autre temps. Le bar n’était plus un bar. C’était un point de passage. Une zone d’observation. Et moi, là-dedans, je devenais gênante.

Le bar n’était plus un bar. C’était un point de passage. Une zone d’observation. Et moi, là-dedans, je devenais gênante.

Une fin de journée où mes amis du soir n’avaient pas encore débarqué. Une fille du quartier, grande gueule à la voix rocailleuse, qui passait parfois prendre un café et qui m’avait, je crois, à la bonne, est entrée avec une plus jeune. On papotait de tout et de rien quand, dans la conversation, elle me glissa :

— Tu sais qu’elle, là, elle a connu le lieu… quand c’était pas encore un resto. Elle a été attachée. En bas. Et torturée par l’ancien tenancier.

Elle a dit ça à mi-voix, comme un secret, mais avec cette rage contenue qui ne demandait qu’à exploser.

J’ai regardé la femme en question. Elle n’a pas levé les yeux. Pas un mot. Mais son silence en disait long.

— Mais… de quelle cave tu parles ? Celle en dessous du bar ?

L’autre m’a regardée, droite dans les yeux, et a précisé, d’un ton sec :
— Non. Celle sous votre salle, au fond. Je n’étais jamais revenue. J’en garde un si mauvais souvenir…

Un frisson m’a traversée. Je ne sais pas si j’ai tout compris ce soir-là. Mais ce que j’ai senti, en revanche, c’est que je n’étais pas folle. Que cette trappe, cette dalle bizarrement coulée, ce carrelage sans logique dans le fond de la salle, cachaient bel et bien quelque chose. Un espace clos. Une mémoire enterrée.

Et puis il y avait ces papiers. En reprenant les documents laissés par l’ancien proprio, j’étais tombée sur la taxe foncière. Deux caves y étaient mentionnées. Deux.

J’ai interrogé la régie.
— Elle a été condamnée, m’ont-ils dit. Rien d’inhabituel.

Mais pourquoi ? Et par qui ? Et surtout : qu’est-ce qu’on cherchait à oublier là-dessous ?

J’ai insisté. Téléphoné. Relancé. Au bout d’un certain temps, à court d’arguments, ils m’ont envoyé un agent, soi-disant des Bâtiments de France. Il a survolé les lieux, consulté les plans du bout des doigts, et lâché son verdict comme une sentence :

— Non madame, rien en dessous. Rien d’exploitable. Rien de déclaré.

Mais moi je savais. Je l’avais vue, cette trappe sur le sol en terre battue. Ce “rien” était trop parfait pour être honnête. Il y avait là un vide, une béance. Un passé scellé au béton.

Et dans cette pièce, chaque soir, je le sentais qui battait encore, comme un cœur oublié.

Je vais l’ouvrir, cette putain de cave. Et j’en aurai le cœur net.
Assez de leurs balivernes à tous.
Leurs silences.
Leurs regards fuyants.
Leurs faux-semblants et leurs verdicts en carton.

Moi, je veux savoir.

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