Le prix du sacrifice

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Notre Dame disparue dans les flots, les Vestes Grises célébraient leur nouvelle victoire.

Les échos de la fête parvenaient en sourdine aux oreilles de Fillip. Il tituba quelques mètres dans la pénombre de la salle d’eau où il s’était réfugié. Il tâtonna devant lui, tomba contre l’évier, s’y agrippa et se plia en deux pour vomir un mélange de bile et de sang qui éclaboussa la faïence du lavabo. L’odeur ferreuse lui tira un nouveau haut-le-cœur et il poussa un râle de douleur et de colère. Son corps ne pouvait-il pas attendre quelques heures de plus pour faire entendre ses protestations ?

Haletant, il patienta plusieurs minutes avant de parvenir à se redresser. Il ne pensait pas payer si vite la débauche de puissance auquel il avait soumis son organisme. Il serra les dents et le poing gauche. Le droit ne répondait plus. Son bras tout entier lui faisait terriblement mal, comme si ses muscles, tétanisés, avaient été mis à vifs.

« Fillip ? appela une voix à travers la porte. Fillip, tout va bien ?

— Oui, j’arrive. »

Quelques minutes plus tard, le meneur de l’Ordre regagnait à grandes enjambées l’estrade dressée en son honneur dans la grande salle où la cellule seinoise célébrait sa victoire. Diaidrail, le chef de la région et instigateur principal de l’offensive, avait réuni là ceux qui avaient pris part à l’attentat, soit dans sa préparation, soit sur le terrain pendant la rafle.

Tous avaient assisté à la démonstration de puissance du nouveau Leader de L’Ordre. Les regards glissaient vers lui, admiratifs, enthousiastes et déférents, mais Fillip n’était pas en état de s’en rendre compte. Il luttait pour conserver un air avenant et un sourire triomphant.

Dans la liesse générale, la foule se montra peu exigeante sur le discours qu’il s’efforça de lui servir. Il donna le change. La cellule seinoise l’ovationna, applaudit à ses harangues, vibra à ses félicitations, trinqua au succès de l’opération.

Même les escarmouches de l’Once ne parvenaient pas à entacher leur réussite. Une trentaine de Vestes passaient certes la nuit derrière les barreaux, mais à peine un quart serait réellement inquiété par l’interpellation. Atterrir pied et poings liés devant une prison fédérale ne constituait pas un chef d’accusation valable pour y être arrêté durablement.

Les discussions allèrent bon train, mais Fillip n’y prêta aucune attention. Le repas dura une éternité et fut une torture, la douleur de son bras remontait lentement jusqu’à son épaule, en dépit des sérums qu’il s’était arrangé pour avaler discrètement. Il écourta la soirée, prétextant devoir se rendre à Stuttgart rapidement pour observer les réactions du pouvoir central et préparer l’étape suivante. Diaidrail, assis à sa gauche pendant toute la fête, se leva en même temps que lui.

« Je te raccompagne. »

Pour des raisons de sécurité, il était impossible d’user de transfert, même autonome, dans un rayon de plusieurs centaines de mètres autour de leur base. Les deux hommes marchèrent en silence quelques minutes. Fillip apprécia la fraîcheur de la nuit, le calme des friches qu’ils traversèrent.

« Pourquoi t’as refusé qu’on exécute les mécas avant de faire péter la cathédrale ? » demanda Diaidrail d’une voix neutre.

Le leader de l’Ordre lui jeta un regard surpris. Son visage n’était qu’ombres et nuances d’obscurité. Il n’avait pas à se justifier, ni à rendre des comptes, mais Diaidrail était l’un de ses lieutenants, aussi prit-il sur lui de répondre :

« Leur sauvetage a occupé les P.M.F. assez de temps pour qu’ils ne puissent plus rien faire pour préserver le bâtiment. »

L’autre garda le silence pendant une bonne centaine de mètres avant de rétorquer :

« En somme, t’étais pas certain d’y arriver.

— J’y suis arrivé, c’est tout ce qui compte, trancha sèchement Fillip.

— Un peu trop bien, même. Je ne me souviens pas qu’on ait prévu de couler toute l’île. Les fédés doivent encore être en train d’en sauver ce qu’ils peuvent à l’heure qu’il est. »

Le sorcier chassa la remarque du revers de la main.

« Ça ne fait que renforcer la démonstration de force.

— Ouais… ouais. »

Fillip s’arrêta brusquement et se retourna vers son subalterne.

« Si tu as quelque chose à dire, exprime-toi. »

La silhouette de Diaidrail haussa les épaules. Il se rapprocha assez près pour que le sorcier parvienne à distinguer les détails de son visage et son sourire sans chaleur. D’un geste vif il saisit le bras droit de Fillip et le serra. L’homme grogna de douleur et manqua de perdre l’équilibre.

« Ce que j’en dis, c’est que tout ça t’a coûté plus cher que ce que tu veux bien laisser croire, Fillip, souffla-t-il, au creu de son oreille. Que ton sort t’a échappé et que tu te prends pour plus fort que tu ne l’es. Tu n’égaleras jamais Leuthar.

—  Je n’ai pas besoin de l’égaler, articula Fillip avec un effort pour ne pas laisser transparaitre de douleur dans sa voix.

— Non. Il te suffit qu’on croie que tu l’égales. »

Diaidrail le lâcha et le toisa. Ils se défièrent du regard plusieurs secondes avant que le Seinois ne se détourne.

« Souviens-toi que je ne suis pas si crédule, la prochaine fois que tu décideras d’épargner des humains.

— S’il ne faut que ça pour te satisfaire, Diaidrail, notre prochain mouvement devrait te porter aux anges, répondit Fillip, glacial.

— Je sais, Luzern m’en a parlé. Je t’ai à l’œil, c’est tout.

— J’ai bien compris le message. »

*

Naola bailla à s’en décrocher la mâchoire et traîna les pieds jusqu’au comptoir du Mordret’s Pub. Les événements de la veille avaient mis tout le réseau du vieux vampire en ébullition et il avait sommé son ancienne serveuse et informatrice associée de se présenter au pub pour faire un point et prioriser les renseignements à divulguer ou à retenir.

À peine rentrée au manoir, la sorcière, épuisée par la mission sur le terrain, avait avalé un sérum énergisant pour repartir aussi sec et répondre à la convocation de son antique patron. Elle n’était pas franchement fraîche lorsqu’elle passa derrière le zinc. Elle entreprit de se préparer un café, avec les gestes empreints d’une habitude mécanique, dénuée de toute réflexion.

« Vous dormez encore, commenta Mordret, assis en face d’elle.

— Non, regardez, j’ai les yeux ouverts, souffla-t-elle, sans même lui adresser un regard.

— Où étiez-vous, hier soir ?

— Mattéo m’a invitée au restaurant dans un coin sympa…

— Une visite romantique près d’une cathédrale ancestrale ?

— Un repas aux chandelles et une veillée amoureuse, Monsieur.

— Pourtant, vous avez l’air épuisée, grogna le vampire, mécontent. Vous me mentez. »

Naola fronça le nez et, pour la première fois, lui jeta un bref coup d’œil.

« J’ai passé la nuit avec mon copain. On a couché ensemble hier soir, on a remis ça ce matin. Vous voulez plus de détails ou vous me foutez la paix ? »

Elle s’appuya contre le zinc, penchée vers l’avant, en appui sur ses coudes, les mains jointes autour de sa tasse fumante. L’alibi, délicatement suggéré par Xâvier, eut l’effet escompté : Mordret resta interloqué et ne sut quoi répondre. Naola but une gorgée de café et poussa un long soupir.

« Vous êtes grognon. Plus que d’habitude. Qu’est-ce qui vous tracasse, Monsieur ?

— Avez-vous lu la une ? demanda la créature avec sécheresse.

— Je suis levée depuis vingt minutes… Non.

— Bien sûr. Inutile. Vous y étiez.

— Où ?

— Paris, Notre Dame, l’attentat. Arrêtez de faire comme si vous ne compreniez pas.

— Il y a eu un attentat ? » s’alarma la jeune femme, sans grande conviction.

Mordret gronda, menaçant, et sortit un journal qu’il lâcha vivement devant elle. Elle déplia le papier et observa la première de couverture qui, avec son impartialité relative, titrait La Fédération et l’Once unis pour déjouer l’attentat de Notre Dame. On y voyait Amalia Elfric, la main sur l’épaule de l’Once sous sa forme humaine et masculine, ordonner le sauvetage des mécas.

« Déjouer l’attentat de Notre Dame… lut Naola, songeuse.

— Vous auriez à redire sur cette interprétation de faits ?

— Non, il faudra juste que je me renseigne sur ce qui s’est passé, Monsieur. Paris, c’est loin.

— Amalia Elfric qui touche l’Once…

— Eh bien ?

— Cela ruine de mes plus séduisantes suppositions. Deux projections d’un sorcier ne peuvent être proches. Encore moins entrer en contact.

— Amalia Elfric, l’Once ? reformula Naola avec un grand rire. Merlin, non ! Quelle idée ! Cette femme est horrible ! Enfin, Monsieur, vous avez vu le mnémotique du procès de Mattéo !

— Précisément…

— C’est la première fois où je l’ai rencontrée, Monsieur, et je n’ai pas franchement envie de la recroiser. À Maison Haute, elle m’a prise pour une bête de foire, juste bonne à étudier.

— Vous vous trompez… commenta le vampire.

— Sauf votre respect, Monsieur, c’est vous qui vous trompez… Amalia Elfric n’est pas l’Once, j’aurais pu vous le dire même sans cette photo.

— L’hypothèse était séduisante, mais admettons. Ça n’est pas sur cela que vous vous trompez. Vous aviez déjà croisé Amalia Elfric, auparavant.

— Je vous demande pardon ? »

*

Alix s’était installée en face de la cheminée pour la première fois depuis plusieurs mois. Elle s’était assurée que Pierre ne la dérangerait pas en dressant un sortilège autour du salon du manoir. Thé, petits gâteaux, livre au sujet léger… elle estimait avoir hier gagné le droit à un peu de repos.

Le livre lui avait glissé des mains, le thé était froid et les biscuits intacts. Elle dormait.

Naola apparut dans la pièce et s’arrêta, interdite devant ce spectacle tout à fait inédit. Alix qui dort innocemment dans une salle commune… Sans un bruit, la jeune femme s’installa dans le fauteuil en face. Elle avait passé une partie de la journée avec Mordret et l’autre au travail.

Le Maître ouvrit brutalement les yeux en brandissant son arme, chargée, en direction de l’intruse. En se rendant compte qu’il s’agissait de Naola, elle baissa sa main et laissa sa tête basculer en arrière.

« J’ai dormi, souffla-t-elle, étonnée. Désolée pour ça… Tu m’as surprise. »

La jeune sorcière rit, nerveusement, et poussa un long soupir.

« C’est bon de savoir qu’il y a encore des endroits sur terre où tu peux t’endormir sans y faire attention, commenta-t-elle. Y’a encore un peu de travail à faire au niveau du réveil, par contre.

— Il y a déjà du mieux… Le sort n’est pas parti…

— Et je t’en remercie sincèrement. »

Naola se pencha et attira à elle la tasse de thé chaud et bien infusé que venait de lui servir Honkey.

« Je suis passée chez Mordret.

— Ho ! Ça a marché ? »

Le regain d’intérêt d’Amalia se traduisit par une énergie soudaine qui lui donne la force de relever la tête.

« Il était assez… agacé. De toute évidence, il aurait bien misé son poids en écailles de dragon sur l’idée qu’Amalia Elfric aurait fait un Once tout à fait crédible. »

L’Once en question rit doucement et se détendit de nouveau au fond de son fauteuil. Elle ferma les yeux, persuadée que la discussion ne durerait pas. Son corps s’indignait toujours de la preuve qu’elle venait d’offrir au vampire de Stuttgart. Repenser à la sensation de toucher sa propre peau, à travers son double, lui donnait la nausée. La quantité de magie qu’elle avait dû brûler pour y arrivait dépassait l’entendement. Personne, pas même Mordret Boirbe, ne mettrait en doute la superbe photo du journaliste.

« Il était temps que je fasse taire ses trop justes suppositions… »

Naola perdit ses yeux sur le fond de sa tasse, laissant planer un long silence entre elles.

— Il m’a fait remarquer… reprit-elle finalement. Avant le procès de Mattéo… Avant la mort de Leuthar… On s’était déjà rencontrées. »

Alix poussa un soupir ennuyé. Fallait-il qu’elle décide d’en parler maintenant ? Naola, douze ans plus tôt, avait été arrêtée par la Police fédérale dans le cadre d’une enquête. Alors mineure, la jeune fille avait été traitée comme n’importe quel suspect et avait été soumise à un interrogatoire qu’Amalia avait conclu par une intrusion mentaliste non réglementée. Le vampire avait fini par sortir sa protégée des griffes fédérales.

L’Once fournit un effort visible pour se redresser et rouvrit les yeux.

« En effet. Même si je n’appellerais pas cela une rencontre, étant donné que tu ne t’en souvenais pas.

— Je revois très bien la scène. Je ne t’avais pas remise, c’est tout, répondit sèchement la jeune femme. Tu m’avais ratissé la tête ! Et j’étais mineur !

— Tu étais mineur ? Pourtant, un mineur n’a pas le droit de travailler dans un bar…

— Amalia Elfric ignorait qu’elle forçait l’esprit d’un mineur ? À d’autres ! » grogna la Naola.

Alix haussa les épaules et justifia simplement :

« Eleeremoy Daneasref, un des lieutenants d’Athéa De Salla Longuesses, organisait un trafic de mécamage entre Niémen et la capitale. Tu étais bien placée pour l’avoir croisé.

— Tu veux que je te dénombre le nombre d’articles du code sorcier que cela enfreint ? !

— Cinq. Si j’avais trouvé l’information dont j’avais besoin, vingt mécas auraient eu la vie sauve. »

Son ton vira sec, agressif. Elle posa enfin ses yeux dans ceux de Naola.

« Hier, nous avons, tous les quatre, enfreint trois articles du code sorcier, huit lois et trois arrêtés. Je n’ai aucun scrupule à enfreindre la loi si cela fait avancer les choses. Je n’ai que faire des bonnes mœurs des sorciers quand il y va de la vie d’êtres humains. Tu veux que je te dise que je suis désolée d’avoir forcé ton esprit ? Non. Je ne le suis pas. Je suis désolée que tu n’aies pas eu cette information. Je suis désolée de ne pas avoir pu empêcher la corruption de l’armée quand Mordret t’a récupérée. Et, enfin, je suis désolée de ne pas avoir pu à cette époque te rendre à tes parents. Même si je dois avouer que tes liens hors norme avec le vampire sont un atout de choix dans notre lutte contre l’Ordre. »

Naola garda le silence et se contenta de fixer son interlocutrice, l’air sombre, les lèvres pincées. Elle se redressa et posa un peu vivement sa tasse sur la table basse.

« Je te laisse te reposer, articula-t-elle d’une voix blanche.

— Merci. »

Amalia aurait aimé abandonner là la conversation, être seule, au calme, mais l’image de la jeune sorcière se démenant à leurs côtés la veille lui revint en tête. Elle entendait déjà Mattéo réclamer réparation pour l’état d’énervement avancé de sa copine. Les réveils n’avaient jamais été son fort. D’un léger soupire, elle temporisa, à contrecœur :

« Excuse-moi, je suis fatiguée… Si tu veux bien rester ici le temps que l’on en parle, je peux te promettre d’essayer de ne pas m’emporter…

— C’est vraiment très aimable de ta part d’avoir l’obligeance de faire cet effort pour moi, mais si c’est pour me prendre ce genre de réflexions dans la gueule, non merci.

— J’aurais pu, en effet, me contenter de mes premières remarques… »

Naola s’arrêta sur le pas de la porte. La pièce, plongée dans la pénombre, n’était éclairée que par le foyer dans lequel le feu purement décoratif en ce milieu d’été crépitait. Elle ne voyait plus d’Alix que les contours de son visage, baignés d’une lumière chaleureuse qui adoucissait ses traits tendus.

« T’es l’Once. Tu es magistre. T’es l’une des plus puissantes personnes de la Fédération. T’entendre dire que tu t’assoies sur la loi si elle te fait chier, c’est effrayant, Alix.

— Je ne voulais pas te faire peur. »

Honkey, qui jusque là restait dans un coin sombre de la pièce, s’approcha et lui proposa une fiole de sérum. Un shot d’énergie dont Amalia aurait besoin pour tenir une conversation normale. Elle l’avala d’un coup et le remercia. Alors, seulement, elle se leva pour faire face à Naola, une main sur le fauteuil.

« Si cela fait avancer les choses… c’est très différent de si ça me fait chier. Ce n’est pas pour mon bénéfice personnel. Je le fais pour rétablir la Fédération.

— Ouais, pour la Fédération, souffla Naola, en écho. La même Fédération qui m’a fait subir un interrogatoire alors que j’étais mineur, la même Fédération qui m’a toujours laissé dans la merde, même quand je suppliais pour avoir de l’aide, la même Fédération qui a laissé Pierre se faire violer. Je crois pas avoir ta foi.

— C’est parce que tu m’as mal comprise. »

La Magistre passa la main dans ses cheveux et proposa à Naola de se rassoir. Ce n’était pas une discussion à remettre à plus tard. La jeune femme hésita et revint sur ses pas. Elle s’affala dans son fauteuil et se prit la tête entre ses paumes. Elle était, elle aussi, fatiguée et la pente sur laquelle elles s’étaient engagées la rendait lasse.

« Je n’ai pas prévu de permettre à la Fédération de continuer sur sa lancée, commença Alix. L’Ordre m’empêche de mettre en place les lois et purges que je voudrais imposer aux magistères, aux ministères et aux prisons. C’est pour cela que je me concentre sur l’Ordre. Une fois ce problème réglé, alors on pourra considérer avoir le champ libre pour créer une vraie Fédération. Une Fédération moins corruptible, capable de communiquer avec les humains et les Yasards, capable de servir d’exemple. Si j’ai la foi, c’est parce que je sais que je peux le faire. »

Naola s’était redressée à mesure du discours. Elle avait posé le menton sur son poing, le coude contre son genou, et fronçait les sourcils.

« Tu parles comme si tu allais être la seule à décider, pour l’ensemble de la Fédération, quand on aura fait tomber l’Ordre.

— Je serai, assurément, l’une des personnes les plus influentes de la Fédération.

— Et je ne suis pas certaine que cela me rassure.

— Alors je ne peux que te conseiller de lâcher ton poste à l’école pour en prendre un dans un ministère. »

*

« Yasard Jestak Kahina ? »

La question tomba au travers de la grille d’un antique bâtiment, après plusieurs minutes d’attente sous une pluie diluvienne. Jestak ne distinguait pas son interlocuteur, noyé dans les ombres du soir naissant, mais, à son ton pressé et sec, elle devina sa suspicion.

Prudence est mère de sureté, songea-t-elle en attrapant son téléphone dans la poche intérieure de sa veste. La réunion à laquelle elle allait assister ce soir – qu’elle avait elle-même suscitée – devait rester secrète. Elle présenta l’écran à la porte entrebâillée en certifiant :

« Je suis la Yasard Jestak Kahina. »

L’entrée s’ouvrit, laissant apparaître un homme d’une cinquantaine d’années, au front aussi dégarni que sa moustache grisonnante était fournie. Il s’écarta et incita la nouvelle venue à venir se mettre à l’abri du portique, puis lui adressa un franc sourire.

« Je suis le Yasard Pavel Chokrii, je ne crois pas que nous nous soyons déjà rencontrés en personne, salua-t-il en lui serrant vigoureusement la main.

— C’est la première fois, oui. Enchantée. Merci d’héberger cette rencontre, répondit Jestak.

— C’est bien normal. »

Pavel et elle avaient, à maintes reprises, échangé via leurs téléphones Yasards. L’homme avait été tiré au sort moins d’un an plus tôt et n’assurait ses fonctions citoyennes que depuis quelques mois. La séance de ce soir devait être son premier synode discret.

Les occasions de se croiser physiquement s’avéraient peu nombreuses, du fait des longues distances à parcourir et des embuches sur les routes de la Congrégation d’Égée. Réunir, dans un secret relatif, une dizaine de représentants en un seul lieu était une mesure d’exception. Jestak tressaillit à cette pensée et repoussa une énième fois les doutes qui lui tiraillaient le ventre lorsqu’elle songeait à la situation qu’elle venait exposer.

Pavel, insouciant des états d’âme de son homologue, s’engagea vers la large porte d’entrée du complexe.

« Tous les autres sont là, expliqua-t-il. Nous avions peur que vous ayez rencontré des difficultés en chemin. La route depuis l’Aksiou n’est pas aisée, surtout par ce temps !

— Je suis bonne marcheuse, ce n’est pas un peu de pluie qui pourrait me ralentir. »

La femme avait voyagé la journée durant pour atteindre Sochos, l’une des plus grandes concentrations humaines du nord de la Congrégation d’Égée. Parcourir de telles distances à pied était usuel, mais il était plus rare d’entreprendre ce genre de déplacement en pleine tempête estivale.

Jestak suivit son hôte sous le porche principal de l’édifice.

« Avez-vous reçu un appel, à propos de Notre Dame ? » demanda-t-elle.

Un correspondant de la Congrégation Atlantique l’avait jointe, plus tôt dans l’après-midi, pour lui faire part des événements de la veille. Les Yasards n’étaient pas directement concernés par ce qui arrivait au sein de la Fédération, mais Notre Dame de Paris constituait avant tout un symbole : humains et sorcière pouvaient s’unir pour sauvegarder leur passé commun. Le message de l’Ordre était limpide.

« Oui, ce matin. Nous en avons discuté en séance publique.

— Qu’est-ce qui en est ressorti ? »

Pavel haussa les épaules, l’air las.

« Paris est à des mois de voyage, les gens d’ici ont autre chose en tête que la préservation d’un monument que les sorciers ont autoproclamés trésors de coopération. Ça nous confirme juste ce qu’on savait déjà avec les phytos : l’Ordre est plus actif et plus vindicatif aujourd’hui qu’il ne l’était du temps de Leuthar.

— Des derniers temps de Leuthar…

— Ouais. Bref, les sorciers ont mis de l’huile sur le feu en le tuant et on paie leurs dommages collatéraux, comme d’habitude. »

Jestak hocha gravement la tête, lèvres pincées. La raison de sa présence n’allait pas améliorer ce sentiment. Les deux Yasards resserrèrent le col de leurs vestes pour affronter le déluge furieux qui mitraillait les pavés de la commanderie. Des trombes d’eau ruisselaient des multiples toits en une symphonie assourdissante. L’homme pressa le pas, devançant la visiteuse qui, en dépit du grain, prit quelques instants pour détailler l’endroit.

Le parvis, battu par la pluie torrentielle, offrait d’habitude un spectacle plus réjouissant : la ville de Sochos était bâtie autour et dans les ruines d’un très vieux cloître à l’architecture flamboyante. Tourelles, coupoles et enfilades d’arches, autrefois colorées de rouge et jaune vif, aujourd’hui décrépies, se dressaient encore miraculeusement au cœur de l’écrin rocheux. Perdu sur le flanc d’une petite montagne, le complexe datait de plusieurs âges avant les cataclysmes et devait son exceptionnelle préservation à son isolement.

Il était tombé dans l’oubli des siècles durant avant que des explorateurs, dépêchés par la congrégation, ne le redécouvrent, à peine une soixantaine d’années plus tôt. Plusieurs communautés humaines avaient alors profité de son excellent état de conservation pour investir les lieux. Les crêtes acérées du versant proche offraient une prise au vent remarquable et, en dépit du rideau d’eau brouillant le paysage, Jestak distinguait, en contreplongée, les silhouettes longues et mouvantes des eolis. Les machines captaient et transformaient le frais en énergie dont une bonne partie servait à alimenter des réservoirs, en amont. Lorsque le Meltem s’essoufflait, de petites turbines hydrauliques le relayaient pour fournir le minimum d’électricité nécessaire à la suivie de la communauté.

« Que faites-vous ? cria Pavel à une dizaine de mètres de là, abrité sur le perron d’une belle porte blanche.

— J’arrive ! »

Jestak pressa le pas et s’engouffra dans l’édifice. Elle découvrit un vaste hall, composé de multiples arcades en pierre, chichement éclairé par des lampes stratégiquement réparties dans l’espace. L’endroit était vide, mais la femme devinait que, en plein jour, il devait grouiller de vie et du passage des presque deux mille habitants de Sochos.

« Quel grain ! grogna son hôte. Vous êtes détrempée. On vous a attribué une chambre, aux Communs, pour les deux nuits à venir. J’irai prévenir les autres de votre arrivée pendant que vous posez vos affaires.

— Merci. »

Une demi-heure plus tard, Jestak avait troqué ses habits de voyage humide pour l’ample vêtement de lin gris qui constituait sa tenue officielle de Yasarde. Pavel la guida jusqu’à une salle, à l’écart des lieux de vie principaux. La femme s’arrêta sur le pas de la porte, scrutant la pénombre chaleureuse du boudoir. Elle pouvait toujours faire demi-tour. Elle entra.

« Jestak ! »

La femme reconnut immédiatement la voix d’Aléor, une Yasarde, de huit ans sa cadette, mais qui entamait pourtant sa dixième et dernière année d’engagement. Les deux représentantes avaient tissé une solide amitié durant leurs années d’exercices. Elles se donnèrent l’accolade et la plus jeune attira son ainée jusqu’au coin de la pièce où elle s’était installée. Plusieurs convives adressèrent un signe chaleureux à la nouvelle venue.

L’ambiance feutrée, la lumière tamisée, le moelleux des tapis et la douceur du parfum qui embaumait l’endroit aidèrent Jestak à calmer son angoisse. Les sept autres Yasard présents discutaient par groupe de deux ou trois, des sourires étiraient leurs visages. Synodes, conciles et comité de visu s’ouvraient toujours sur un temps d’échanges informels qui se prolongeait souvent sur plusieurs heures, jusqu’à ce que chacun ait épuisé le flot de ses actualités.

Les sept Yasards se trouvaient là depuis des heures, mais les conversations restaient intarissables : géographiquement éloignés, les dirigeants de la Congrégation d’Égée profitaient de la moindre occasion pour bavarder, s’informer et prendre des nouvelles des communautés administrées par les uns et les autres.

« Comment vas-tu mon amie ? demanda Aléor, servant à Jestak une tasse de tisane à l’odeur fleurie.

— Mal en vérité, Aléor, et c’est la raison pour laquelle j’ai provoqué ce synode. »

L’expression de la jeune femme se figea, creusant des plis soucieux entre ses sourcils froncés. Jestak détourna le regard et ajouta, dans un murmure :

« Je m’excuse de brusquer nos retrouvailles et les palabres de tout le monde, mais le silence m’est presque aussi difficile à tenir qu’il m’en coûtera d’en sortir.

— Mettons-nous au travail, alors », conclut gravement Aléor.

Elle se leva et gagna le mur proche. Doyenne de l’assemblée dans la fonction de Yasard, c’était à elle de présider et modérer la séance. Elle actionna un variateur qui augmenta lentement la lumière de la pièce, faisant progressivement taire les conversations.

Aléor entama le concile en présentant chaque participant. La majorité était issue des territoires avoisinant les trois jours de marche de Sochos ; deux s’avérèrent être des représentants insulaires de passage dans la cité et une dernière femme venait de part delà l’Ossa Oros, à la limite des Terres Encore Vivables. La parole échut à Jestak à la fin du tour de table.

« Jestak Kahina, membre de la corporation d’exploration Thessalonique, Yasarde basée à Aksiou pour superviser les phytoligocomplexes de l’ouest, puisque tu as fait demande d’un synode, tu t’exprimeras la première. »

Jestak se redressa, les poings crispés sur ses genoux joints. Elle prit une courte inspiration, légèrement tremblante, ferma une seconde les yeux. Elle s’autorisa une unique pensée pour Faï, silencieuse prière d’excuse.

« L’Ordre, au début de l’été, a enlevé ma fille. Depuis, les sorciers se servent d’elle pour me faire chanter. »

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