Le dénouement

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Naola et Mattéo s’interposèrent entre Alix et Fillip qui, déjà, tentait de rejoindre son adversaire pour l’achever. Leurs sortilèges entremêlés fusèrent sur lui, mais il les évita sans mal. Le couple avait pourtant atteint son objectif : capter l’attention du leader de l’Ordre. Ils devaient gagner du temps.

Ils échangèrent un bref regard, Naola se désigna elle même et, d’un geste, indiqua à son compagnon de se mettre en retrait. Il acquiesça et en un souffle, ils retrouvèrent une formation qu’ils avaient de nombreuses fois pratiquée, à l’entraînement. Mattéo carra les épaules, activa ses deux concentrateurs et généra un puissant charme qui laisserait passer leurs attaques, mais stopperait toutes celles provenant de l’autre côté. La muraille scinda l’espace en deux, les protégeant, eux, mais aussi Alix, et Xavier. Naola, dans le même temps, visa leur ennemi, le poing illuminé d’une sphère blanche et vibrante qui fusa droit sur sa cible.

Fillip balaya l’offensive d’un revers de la main. Il s’était immobilisé au centre de la pièce, sans doute pour se ménager un instant afin d’évaluer le danger représenté par ces nouveaux adversaires. Naola, la respiration écourtée par l’effort inutile qu’elle venait de fournir, serra les dents en le voyant esquisser un sourire. Il avait compris. Ils ne faisaient pas le poids.

L’homme leva le bras, propulsant vers elle une incroyable vague. L’onde chatoyante se heurta à leur système de défense qui ploya et se tordit avec une telle force que Naola fut projetée en arrière. Mattéo la rattrapa et elle sentit son torse trembler contre son dos. Lui aussi peinait à soutenir la charge. Néanmoins, il offrit à la protection le complément nécessaire à leur sécurité et l’aida à se redresser. Courage, disaient ses mains.

Leur adversaire, dans l’intervalle, avait atteint le mur dressé par le jeune homme et traçait sans hâte des signes visant à rompre la séparation. Mattéo, en réponse, dessina une rune, du bout du pied. Naola se baissa immédiatement et, de ses craies, compléta le motif, puis lui donna vie de sa magie, ménageant à leurs fortifications une résistance supplémentaire, quoique temporaire. Accroupie, la sorcière ferma un instant les yeux. Sans offensive de sa part, Fillip ne tarderait plus à percer, mais la plus complexe de ses attaques ne l’avait même pas inquiété.

« Je le sors, articula-t-elle à l’adresse de Mattéo.

— Oui, acquiesça-t-il d’une voix rauque. On n’en est plus à ça prêt. »

Naola sourit malgré elle à la réflexion, puis libéra Tourab. Elle avait reçu l’ordre de ne pas l’utiliser sur toute la durée du combat : la présence de Tourab dévoilerait la sienne à l’adversaire qui pourrait sans mal en déduire la composition du reste du groupe – Malice excepté, mais Malice n’était plus là. Révéler le djinn exposait sa maîtresse plus que de raison, mais, comme l’avait fait remarquer Mattéo, ils n’en étaient plus à ça près.

La rage du pur esprit émailla la conscience de Naola qui se redressa, la mâchoire serrée d’une détermination nouvelle. Pour chasser toute ambiguïté, la jeune femme rabattit sa capuche et découvrit son visage. Tourab jeta ses lames de vent à l’assaut du Leader de l’Ordre, tranchant vif l’air et les chaires de l’homme qui, dans réflexe de survie, s’écarta juste à temps pour limiter les dégâts. La sorcière, néanmoins, se sentit prise d’une joie sauvage lorsque Fillip, les vêtements rougis de deux larges entailles béantes en travers du ventre, battit en retraite, se protégeant des traits du djinn sous une cloche scintillante.

Mattéo émit un petit sifflement admiratif devant l’efficacité de l’esprit-vent, mais l’espoir que suscita son éclat fut de courte durée.

« Force ! cria la voix paniquée de Xavier dans son dos. Je n’y arrive pas ! Il faut être deux pour le contre sort ! »

L’interpellé se décomposa, et livide, amorça un mouvement le rejoindre, mais se figea, tiraillé entre rester aux côtés de sa future femme ou seconder son ami pour sauver leur Maître. Naola lui jeta un regard résolu et baissa le menton. Elle prenait le relais sur la défense qu’il lâcha immédiatement pour se précipiter vers l’Once, laissant, à contrecœur, la sorcière seule face à Fillip. Pas seule, se rassura-t-il. Tourab, de toute évidence, s’avérait un meilleur allié que lui.

Alix s’était écrasée contre la table massive et, en la rejoignant pour la secourir, Xavier l’avait tirée à l’abri de l’épais plateau. Le bois, à défaut d’offrir un rempart efficace, les gardait néanmoins à couvert. Mattéo jeta un regard au charme médical qui affichait les constantes vitales de son Maître. Inconsciente, la sorcière avait déjà usé d’une grande partie de ses ressources et son organisme accusait le coup avec difficulté. Son visage blême contrastait avec le rouge vif de ses cheveux ensanglantés. La plaie encore à vif avait été soignée par un sort de guérison.

« La commotion, c’est ok, souffla Xâvier. Mais le sort… »

Le dernier maléfice à l’avoir atteinte grouillait sous la peau de ses bras et de son cou, la colorant de marbrures sombres. Le borgne en contenait laborieusement la progression, gêné par les soubresauts violents du corps. L’enchantement en lui-même n’était pas complexe, mais la puissance avec laquelle il avait été infligé par le leader de l’Ordre le rendait délicat à conjurer. Sans doute leur Maître aurait-elle pu réaliser le contre-sort d’elle même si elle avait été en état de le pratiquer.

Mattéo s’agenouilla à côté d’eux et posa sa main sur le bras droit d’Alix. Sa peau, moite et brûlante, le fit grimacer. Même s’ils la remettaient debout, il voyait mal comment ils pourraient, à quatre, battre Fillip. Il laissa ces sombres pensées de côté pour se concentrer sur sa tâche : assister Xâvier sans prêter attention au hurlement du vent dans son dos.

Le djinn tenait l’adversaire à distance, fusant sur sa cible, lames tranchantes, lacérantes d’air ardent qui explosaient en étincelles pourpres contre le bouclier de Fillip. Tourab, pour autant, ne le lâchait pas. Ses rémiges, comme autant de pieux, harcelaient l’homme qui recula, d’un pas de plus. Chaque mètre l’éloignant d’Alix sonnait comme une victoire. Naola tremblait : Tourab et son intense danse puisaient profondément dans ses réserves de magie. Avec l’effort qu’elle produisait pour maintenir, en sus, la barrière dressée par Mattéo, elle savait sa limite proche, mais n’était pas disposée à y accorder la moindre attention. Fallait-il qu’elle y crame des années d’existences, elle tiendrait la position, elle ménagerait le temps aux gars de soigner leur Maître. Sans Malice, quelle alternative leur restait-il ?

L’esprit-vent répondit à sa détermination en redoublant sa charge. Naola poussa un cri enragé, comme pour anesthésier de sa voix les désagréables alarmes qu’était en train de sonner son organisme au bord de l’épuisement. La rafale, devenue ouragan, renversa les quelques rayonnages encore debout et arracha le grand lustre de cuivre du plafond. Fillip fut balayé par la tornade et projeté, avec l’antique luminaire, contre le mur du fond.

La jeune femme posa un genou à terre, haletante, et le vent se calma. Elle plissa les yeux, cherchant l’adversaire parmi les débris et les livres amoncelés. Au vacarme de l’air succéda un silence ponctué des battements de son cœur contre ses tempes. Naola se prit à espérer, sans y croire, que cela aurait suffi, mais le bruit dissonant d’un morceau de métal heurtant le sol la détrompa rapidement : Fillip se releva, au milieu des décombres. L’attaque, pour autant, ne l’avait pas manqué : il se tenait l’épaule, qu’il remit en place d’un geste sec dont l’écho résonna sous la voûte, et son pantalon déchiré laissait entrevoir une plaie profonde. Le Leader de l’Ordre ne sembla pas s’en inquiéter. Il se dégagea du fatras et marcha vers la ligne de défense. Tourab se jeta aussitôt à l’assaut, mais Naola ne tarda pas à remarquer un changement de l’attitude de leur adversaire : auparavant replié sur lui même, sans doute pour contenir les dégâts causés par la première salve du djinn, Fillip s’était redressé et avançait à présent sans protection ni bouclier. L’esprit-vent, pourtant, ne le touchait plus : le sorcier évitait ses attaques avec une économie de mouvement stupéfiante. Roc ou roseau, Fillip ne leur cédait rien. Pire, Naola le vit relever le menton et esquisser un sourire en coin.

Il leva la main et le monde se suspendit. Emmêlé au creux de son poing, des milliers de poussières aux reflets chauds se ramifièrent, dorées, fluctuantes. Les arabesques chatoyaient et vibraient dans l’air comme un mirage magnifique. Elles emplissaient tout l’espace, s’enroulaient autour des chandeliers, glissaient sur l’arrête des bibliothèques et, surtout, enveloppait Naola d’un halo chaleureux. La sorcière, figée de surprise, entrouvrit la bouche, les yeux embués d’une émotion violente lorsqu’elle réalisa enfin : par quelque artifice, Fillip venait de révéler la forme de Tourab, les contours flous de l’esprit vent, bien au-delà la compréhension humaine.

Naola esquissa un pas, puis s’immobilisa en croisant le regard du leader de l’Ordre. Elle aurait juré lire chez lui la même stupéfaction, le même émerveillement. Elle aurait aimé croire qu’ils partageaient à cet instant un sentiment puissant : assister à un spectacle qu’aucun être n’avait probablement contemplé depuis des siècles.

Si l’idée effleura sans doute Fillip, Naola vit le moment où il s’en défit. Elle vit sa mâchoire se fermer, les traits s’affermir, ses épaules se tendre, son visage s’assombrir ; et elle comprit.

« Non, souffla-t-elle, non, non, non, NON ! »

Mue par une panique abyssale, Naola se précipita vers le sorcier, un sortilège au poing. Elle passa la ligne de défense qui, faute d’être alimentée, se désagrégea. La jeune femme n’y prêta aucune attention. L’essaim chatoyant était en train de s’éteindre. Partant de la main de Fillip, le milliard de particules d’or virait poussières et retombait lentement vers le sol.

Naola tituba, la tête emplie des échos d’une souffrance dont elle ne pouvait appréhender les limites. Elle perdit l’équilibre, s’effondra, à genoux, s’aidant de ses paumes pour ne pas basculer, haletante, les yeux débordant de larmes incontrôlables. Tourab, dans un sursaut, l’enveloppa une ultime fois de sa brise la plus douce et la plus chaude, puis se détacha d’elle. La jeune femme hoqueta, les doigts en travers de sa bouche, alors que leur lien se déchirait et que le djinn, pour la préserver, s’arrachait de sa conscience en même temps que s’éteignaient les dernières cendres de son être.

Les chaussures de Fillip entrant dans son champ de vision ancrèrent brutalement Naola dans la réalité ; trop tard, cependant, pour s’enfuir. L’homme lui saisit le bras et la redressa en le lui tordant dans le dos, sa main, en travers de sa poitrine, son arme déjà chargée d’un maléfice dont Naola sentit la chaleur à travers la protection de sa cape. Elle se débattit, mais il resserra sa prise jusqu’à la faire grimacer.

« On se calme tout de suite », ordonna le Leader d’une voix forte.

Mattéo, s’arrêta net dans une posture d’attaque, les deux concentrateurs de ses pouces luisants de magie. Au premier cri de Naola, il avait levé la tête et découvert le spectacle indescriptible du djinn mourant ; au second, il avait lâché le contre sort. Xâvier avait tenté de le retenir, en vain : il avait abandonné son Maître pour se porter au secours de Naola, ébranlé par l’effroi que provoquaient chez lui les « Non » désespérés de sa future femme.

Il ôta sa capuche, offrant son identité, très certainement déjà éventée, à son adversaire. Ses traits, non sans effort, passèrent de rage à neutre. Mattéo soupira, puis força un sourire.

« Fillip, on ne s’est jamais croisé…

— On m’a souvent parlé de toi, répondit l’autre, d’une voix mesurée. Pose tes armes. »

Naola lâcha un rire grinçant et se contorsionna pour jeter un regard vers son agresseur, qui sanctionna son mouvement en lui tordant plus étroitement le bras. Le sortilège dans le concentrateur gagna en intensité et lui infligea une légère, mais désagréable décharge. Elle ignora la menace.

« Franchement, souffla-t-elle, je prends le risque, mais vous, vous mettre Mordret à dos ? J’ai un sérieux dou… »

Sa phrase se perdit dans un cri qu’elle tenta d’étouffer entre ses dents serrées, mais qui explosa malgré elle et se répercuta contre la voûte, écho déformé de la souffrance provoquée par le maléfice de Fillip. D’un geste brusque, il se débarrassa d’elle en l’envoyant au sol, puis lui asséna un dernier sortilège. Le corps de Naola se tendit dans un douloureux sursaut avant de retomber, inerte. L’homme, dans le même temps, esquiva sans difficulté la série d’attaques que déchaîna Mattéo contre lui et, pour y mettre fin, se servit de sa compagne comme d’un projectile qu’il expédia sur le sorcier.

Mattéo, pas vraiment préparé à recevoir ainsi le corps de sa future femme, récupéra Naola contre lui et l’y maintint fermement de son bras droit. Était elle était encore en vie ? Il ne put s’en assurer : déjà, Fillip était sur lui. Mattéo dressa une nouvelle barrière de la main gauche. Il n’entretenait aucune illusion : le sorcier la franchirait, mais si cela pouvait lui faire gagner une seconde, c’était bon à prendre. Il profita de ce court instant pour poser Naola au sol et adopta une posture défensive juste devant elle.

Le leader de l’Ordre s’était heurté à son bouclier et commençait à le désagréger. Mattéo eut l’impression d’un bras de fer inégal. Sa magie, arc-boutée en un dôme, ploya, peu à peu, alors qu’il grimaçait, bras tendu pour soutenir sa structure, muscles bandés à l’extrême. La voûte se brisa au sommet, se fendit jusqu’aux pieds de Fillip et Mattéo, dans un cri de douleur, relâcha sa protection, essoufflé, une main sur le genou pour se retenir. Il n’eut pas le temps de se redresser : le poing de Fillip, déjà chargé d’un sortilège qu’il identifia d’un coup d’œil, s’enfonça dans son ventre.

Le maléfice, impossible à éviter ou à contrer dans un si court laps de temps, aller faire imploser ses organes : soit il mourrait sur le coup, soit la blessure le mettrait hors jeu et lui coûterait de nombreuses heures de souffrance intense à se vider de l’intérieur. En désespoir de cause, Mattéo se lança à lui même un enchantement qui neutralisa les afflux nerveux et impulsions associées à la douleur, les empêchant d’atteindre son cerveau. À défaut de réduire les dommages, il se préserverait de la torture d’une lente agonie. L’artifice improvisé dans l’urgence ne permit cependant pas d’annihiler assez vite ses sensations. Le maléfice explosa en lui et il s’effondra au sol, face contre terre, à côté de Naola, en crachant du sang, incapable de savoir l’organe qui s’en était vidé. Ses lèvres jointes sur sa bouche envahie par un insoutenable goût de fer ne parvinrent à retenir un long gémissement de douleur. Son cri résonna dans le silence revenu du scriptorium.

À sa grande surprise, Fillip ne l’acheva pas. En se laissant glisser sur le côté, haletant de souffrance, les traits déformés par le supplice, Mattéo observa, impuissant, le leader de l’Ordre se pencher par-dessus la table. Il allait tuer Alix. Paniqué, il trouva la force de se redresser sur les coudes, d’activer ses concentrateurs et de lancer une nouvelle attaque vers Fillip. La tentative désespérée échoua et le jeune homme s’affala à nouveau au sol, redoutant le moment où Fillip découvrirait l’identité de l’Once sous sa cape. À la place, le sorcier revint sur ses pas, jetant le corps de Xâvier, visage démasqué et inconscient, à côté de lui. D’un coup de pied, il tourna Mattéo sur le dos.

« Où est l’autre ? »

Mattéo, noyé dans la douleur, écarquilla les yeux et parvint à émettre un simulacre de rire. Alors Xâvier était arrivé à la mettre à l’abri. Peut-être même avait-il réussi à terminer le contre-sort, à la remettre debout. Mais pourquoi était-il inconscient ? Sa réaction confirma à Fillip que le corps du jeune homme n’était pas celui de l’Once.

Il jura et releva Mattéo, lui lia les mains dans le dos d’un maléfice et le maintint à genoux, concentrateur sur sa nuque.

« Montre-toi ! cria-t-il au vide de la bibliothèque.

— Ma vie n’a pas d’importance, haleta Mattéo, tête baissée.

— Plus que tu ne le crois, de toute évidence. »

Au ton employé par Fillip, Mattéo redressa la tête. Atterré, il découvrit une silhouette, encapuchée de noir, sortir de l’abri d’un rayonnage à l’arrière de la salle. Alix leur avait pourtant juré ne pas céder à un chantage si l’un d’entre eux était pris en otage. Les trois jeunes se battaient en connaissance de cause et, plus que tout, Mattéo ne voulait pas voir son Maître abandonner ses années de lutte pour eux. Pour lui.

« Non… Non ! Ce n’est pas ce qu’on avait dit ! » enragea-t-il.

Sa colère, mêlée à la panique, surpassait temporairement la souffrance qui lui déchirait le ventre. À cause de sa capuche baissée, il ne pouvait croiser le regard d’Alix. Quels sentiments, quelles réactions pouvaient la pousser à capituler ? Il n’eut pas même la force de projeter son esprit vers son Maître pour comprendre son geste.

« Tu ne devais pas abandonner ! » cria-t-il, incapable de retenir des larmes de déception.

Derrière lui, Fillip resserra sa prise, appuya un peu plus son arme sur sa nuque. Mattéo, impuissant, détourna le regard alors que l’Once, lentement, levait les mains, le concentrateur éteint au centre de son gant.

« Retire ta capuche et jette ton arme », ordonna le leader de l’Ordre.

L’Once passa ses doigts sur les côtés de sa tête pour se dévoiler et Mattéo haussa très haut ses sourcils en ne reconnaissant ni Alix ni aucune de ses couvertures. Il se laissa aller vers l’avant, jouant de son attitude dévastée, dents serrées, pour dissimuler la vague irraisonnée d’espoir qui le submergea. L’identité secrète de l’Once, qu’elle préservait depuis si longtemps, prenait à cet instant tout son sens.

Malice, le visage fermé, défait, commença à retirer son gant et, par la même occasion, son concentrateur. L’objet, une pièce d’iris cousue à même le tissu, ressemblait à celui de l’Once. Il s’arrêta et adressa un regard noir à Fillip.

« Qu’est-ce qui m’assure que tu ne leur feras rien ? demanda-t-il d’une voix chargée de colère.

— Rien. Jette ton arme, tu n’es pas en position de discuter et j’ai assez perdu de temps avec vous. »

Malice trembla et posa les yeux sur Xâvier, Mattéo, puis à Naola. D’un soupir, il signa sa reddition et se défit de son concentrateur. Mattéo, blème, l’observa tomber sans comprendre ce à quoi jouait Malice. Où était Alix ? Quand allait-elle intervenir ? Fillip allait l’abattre et il doutait fort que son Maître laisse un ami à elle se sacrifier pour elle. Son espoir laissait place à un terrible pressentiment.

Fillip, à gestes mesurés, écarta son arme de la nuque de Mattéo pour la pointer vers celui qu’il pensait être le Chat. D’un sortilège, un rayon pâle aux reflets ternes, il s’assura que l’apparence de son adversaire n’était pas une couverture d’emprunt. La gerbe colorée scintilla d’un vert pétillant et enthousiaste tout à fait déplacé au vu de la situation. Malice esquissa un sourire forcé.

« Déçu de ne pas me connaître ? »

L’homme haussa les épaules et tira, un maléfice anthracite dont le trait aspirait la lumière et qui atteignit sa cible en pleine poitrine. Malice s’effondra sur lui même, comme un pantin désarticulé.

Fillip baissa lentement le bras et lâcha un long soupir. Immobile et silencieux, il sembla savourer le calme retrouvé de la bibliothèque, les yeux clos, la tête inclinée vers l’avant.

Mattéo, sous le choc, ne bougeait pas, incapable de réaliser ce à quoi il venait d’assister : Malice était mort sans qu’Alix intervienne. Il repoussa en bloc la seule explication pourtant valable : elle était morte, elle aussi. Le leader de l’Ordre lui jeta un regard, sans doute pour s’assurer de son impuissance, puis se dirigea vers le corps, sur lequel il se pencha, concentrateur toujours armé.

Malice, dès qu’il fut à sa portée, se redressa sur un coude et lui saisit le bras, l’entrainant au sol dans un mouvement souple et fluide. Fillip, décontenancé, heurta le dallage avec un cri de surprise. Mattéo releva la tête, juste à temps pour voir Alix, sous sa forme d’Once, sauter sur l’ennemi depuis les rayonnages pour le maintenir à terre.

Moins d’une seconde plus tard, une bulle noire de cinq mètres de diamètre rendait leur combat opaque et inaccessible.

C’était fini.

Mattéo trembla et, du bout de ses pouces encore armé de concentrateur, brisa les liens qui retenaient ses bras.

Fini.

Il ne pouvait plus rien faire. Sa foi inébranlable en son Maître le poussait à croire que tout irait pour le mieux. Ou presque. Au moins un de ses organes n’existait plus. Il ne voulait même pas imaginer l’état de l’intérieur de son corps. Seule la magie le maintenait conscient et ses réserves diminuaient de plus en plus vite. Froidement, il calcula les minutes écoulées depuis l’impact du sortilège – cinq, sans doute plus. Quelle que soit l’issue du combat, lui mourrait dans la demi-heure s’il n’était pas très pris en charge par un médic’… et Malice, qui devait leur servir de médic’, se retrouvait de nouveau hors de portée..

Hagard, son regard se posa sur les corps de Xâvier et Naola, toujours inertes à côté de lui. Il saisit la main de la jeune femme et sentit son cœur battre dans son poignet. Le torse du borgne se soulevait régulièrement. Ils vivaient, mais, dans son état, il ne pouvait pour l’instant rien pour eux. D’abord, il devait survivre. Et pour survivre…

« Esther », souffla-t-il.

Il se releva et se dirigea vers l’entrée de la bibliothèque. Un pari pas si risqué, tenta-t-il de se convaincre. Pris de nausées, il tomba à genoux et rendit un flot de sang noir. Il n’était pas certain que retrouver des morceaux de chair éparpillés au sol soit une bonne chose, mais, d’une certaine façon, il se sentit soulagé de pouvoir encore vomir.

Si Esther refusait de l’aider, calcula-t-il, il mourrait. Il estimait peu probable qu’elle le tue directement – à quoi bon abattre un mourant ? – et il ne la pensait plus psychologiquement capable de menacer à Naola ou Xâvier. Peut-être même serait-elle un atout à leur survie ?

Il se releva avec difficulté et tomba à nouveau trois pas plus loin. Abandonnant l’idée de parcourir les derniers mètres il s’assit, la main sur le ventre pour soutenir les viscères explosés qu’il supposait flotter dans son abdomen. Il ferma les yeux une seconde, prépara son esprit, puis leva le maléfice qui la maintenait inconsciente.

À peine ranimée, la mentaliste projeta sa pensée à pleine puissance sur la seule personne encore éveillée et accessible de la pièce. Mattéo, surmontant tous ses réflexes de défense, l’accueillit d’un contre maladroit qui décontenança l’assaillante. Esther, la respiration courte, se redressa sur le coude alors que son esprit, intriqué dans celui du jeune homme, s’abreuvait des informations qu’il lui transmettait. Le combat de l’Once et de Fillip sous la cloche sombre ; l’état incertain de Xâvier et Naola ; la nature du sortilège qui le rongeait ; les quelques minutes qui lui restaient avant que les dommages ne deviennent irrémédiables ; l’artifice d’urgence qu’il avait déployé pour couper les afflux nerveux de douleur remontés à son cerveau. Et, enfin, son appel à l’aide.

La médic’, écarquilla les yeux, se releva et, chancelante rejoignit Mattéo. Elle se laissa tomber à côté de lui, l’allongea d’un geste un peu trop brusque et posa les deux mains sur son torse. Dix secondes lui suffirent pour définir l’ampleur des dégâts, et elle ne mit pas une de plus à démarrer ses soins.

« C’est Fillip, ça », articula-t-elle à voix basse, les paupières closes, concentrée.

Sort classique qu’il réservait à ceux dont il souhaitait une mort lente et Mattéo, par la menace qu’il avait fait planer sur elle et les ennuis qu’il leur avait causés, méritait apparemment une mort lente.

La médic’ se focalisa sur les reins détruits, mit en place les charmes drainants les plus urgents, para au plus pressé pour contenir les dommages collatéraux infligés aux organes proches, puis réalisa ce à quoi elle se démenait. Elle lâcha un rire nerveux, sans pour autant suspendre ses opérations.

« Merlin, mais qu’est ce que je fous, c’est ridicule », souffla-t-elle, le regard résolument fixé sur ses propres mains. Croiser celui de son patient improvisé aurait bien trop nui à ses efforts.

« C’est loin d’être ridicule, contesta Mattéo d’une voix très basse. C’est ta meilleure option possible : si Fillip gagne, tu pourras prétendre que je t’y ai forcée. Si l’Once gagne, c’est un bon point de plus pour toi. Au pire, ton action est neutre. Au mieux, elle te sauve la vie.

— J’ai passé l’âge de recevoir des bons points, rétorqua la jeune femme. C’était une question rhétorique.

— Je sais. Je verbalise. C’est le stress.

— Tais-toi. »

Mattéo aurait bien haussé les épaules, mais il avait trop peur de bouger et de perturber sa guérison. La médic’ resta plusieurs minutes complètement focalisée sur sa tâche, puis elle poussa un très court soupir et lança un bref regard à son patient.

« Tu retireras tes concentrateurs, si tu ne veux pas que j’y touche.

— Tu es certaine de vouloir ça ? tenta Mattéo.

— À ma place, tu prendrais le risque ?

— Non. »

Si Fillip sortait gagnant, de l’affrontement et selon l’état dans lequel il finissait, Mattéo, guérit, pouvait de l’achever. Le sorcier leva les bras au-dessus de sa tête et ôta les larges bagues sur ses pouces. Il les déposa à côté de lui s’installa dans une posture qu’il espérait confortable : il n’avait aucune idée du temps qu’il passerait immobilisé.

« Tu t’occuperas de Xâvier et Naola ?

— De tous, oui. »

*

Fillip sentit très distinctement son dos heurter le sol, l’air quitter ses poumons et les griffes du chat traverser ses vêtements et entamer sa peau. Il enfonça sa paume dans la fourrure rêche de l’animal et les nervures d’iris de son concentrateur, un large brassard en métal, pulsèrent un violent sortilège qui repoussa l’Once quelques mètres plus loin. Un souffle plus tard, Fillip s’était redressé et attaquait son autre adversaire, celui dont il ignorait encore le niveau. À son élégante esquive et sa vive contre-offensive, il sut le danger – et le défi – que le sorcier représentait. Où le félin était-il allé chercher cet allié providentiel ?

Fillip aurait pu en sourire, si la vie des Vestes Grises neutralisées par delà la bulle sombre n’avait été en jeu.

Il parra le trait suivant, dirigé directement sur son cœur et évita la charge de l’Once qui, dans l’intervalle, avait repris forme humaine ; une forme toujours dissimulée derrière sa cape. Quelques passes d’armes suffirent au leader de l’Ordre pour évaluer la situation : le Chat l’attaquait sans relâche, mais la personne qui l’accompagnait ne ripostait que lorsque son partenaire était menacé : il assurait une défense impeccable sans pour autant se mêler à l’offensive.

Fillip repoussa d’un charme bouclier le double rayon aux couleurs fauves qui tentait de s’enrouler autour de lui et répliqua d’un maléfice à destination du protecteur. La configuration aurait pu être plus avantageuse, maugréa-t-il en pensée. L’agressivité de l’Once, maintenant qu’il n’avait plus à gérer sa propre sécurité, le mettait en difficulté : il ne touchait aucun de ses adversaires alors que le Chat avait, de peu, manqué de le blesser.

À deux, ils l’auraient à l’usure, comme ils avaient abattu Leuthar. Mais Leuthar n’avait pas la porte de sortie dont Fillip disposait : un autre “lui-même”, en parfaite santé et apte au combat. Il lui suffisait d’annuler son sortilège de secours pour se réunifier en lieu sûr. Il estimait cependant que le temps qu’il lui faudrait pour rejoindre la zone d’affrontement avec des renforts suffiraient à ce que l’Once exécute ses prisonniers. Fillip serra les dents, conscient qu’il s’obstinait là où il aurait déjà dû s’éclipser. Abandonner ici, c’était perdre Adé.

La fatigue commençait à tendre ses muscles, réduire ses réflexes. Un maléfice l’atteignit en pleine poitrine et le propulsa aux limites du cercle sombre, s’infiltrant dans sa chaire avec une horrible sensation de brûlure. Il exécuta le contre sort de la main gauche, attaqua l’Once de la droite en jurant. Quelques centimètres plus près du cœur et le coup aurait été fatal pour cette version de lui même. Son double aurait alors senti sa disparition, mais contrairement à une révocation propre, la mort d’une de ses enveloppes entraînait une grande perte d’information : sa mémoire, coupée nette, ne se réunifiait pas. Dommageable, pour envoyer rapidement des secours.

Fillip changea de stratégie. Jusqu’alors, il avait réparti ses maléfices a peu près également entre l’Once et son allié, guettant une faille chez l’un ou l’autre. Le combat se rejouait en une boucle harassante : l’Once attaquait, Fillip esquivait, répliquait, l’inconnu neutralisait son assaut, Fillip ripostait sans succès en sa direction, l’Once attaquait… Le sorcier changea brusquement le rythme de l’affrontement : il fit mine de charger le défenseur, se portant quasiment à son contact. Il lui envoya son poing dans le ventre, mouvement que l’autre évita sans mal et qui plaça le leader de l’Ordre entre ses deux adversaires.

Le Chat, croyant à une ouverture, se jeta à a sa rencontre. Fillip l’accueillit d’un sortilège mortel dans lequel il insuffla toute la puissance dont il disposait. Les volutes acérées fusèrent vers l’Once. Il entendit le sorcier dans son dos lâcher un juron et le vit du coin de l’œil tenter de le contourner pour se porter au secours de son partenaire. Il profita de l’ouverture pour lui asséner le même maléfice, en moindre intensité. Ses adversaires reçurent la salve avec une seconde de différence. L’homme la contra in extremis, ce qui l’envoya plusieurs mètres plus loin. L’Once qui avait tout encaissé de plein fouet, à peine abritée par un charme bouclier dressé en urgence, mit un genou à terre alors que sa cape crépitait. Le vêtement, probable artefact défensif arrivé à saturation, se moucheta de taches ocre et convulsa autour de son propriétaire en émettant un sifflement strident de décompression. Fillip bondit en arrière pour se protéger du puissant reflux de magie qui les traversa lorsque l’étoffe agonisante disparut. L’Once s’écroula, puis se redressa d’un bond, la tête nue, le corps recouvert d’un habit sombre, léger, ample, pratique, adapté au combat, sans aucune fioriture. Parfaitement à l’opposé de l’uniforme ou des tenues d’apparat qu’elle portait habituellement. Elle adressa un regard noir au sorcier censé la défendre, mais repassa immédiatement à l’offensive. Un trait rouge jaillit de sa main, fusa vers le sommet de la sphère, s’y confondit et ressortit derrière sa cible, pour trancher sa jambe.

Fillip repoussa l’assaut sans même y jeter un coup d’œil, l’attention dirigée sur celle qu’il identifia aussitôt : Amalia Elfric. L’Once. Il cessa d’attaquer et se contenta de défendre sa position, pour se ménager le temps de réfléchir. Il estimait improbable d’avoir affaire à une apparence d’emprunt – dans le combat à mort qu’ils se livraient, pourquoi aurait-elle cherché à le duper ? L’Once, qu’il pensait être une troisième force étrangère aux jeux de pouvoir de la Fédération, s’avérait plus qu’intégrée au système.

« Madame la Magistre Régente de la Fédération », articula-t-il fort, avec une ironie grinçante.

Lui qui s’était, toutes ces années durant, autorisé à imaginer un adversaire noble, découvrait une femme pour qui lutter contre l’Ordre n’était sans doute qu’une manœuvre politique de plus. L’amer constat devint fiel lorsqu’il réalisa ce qu’il allait lui en coûter. Il ne pouvait plus courir le risque de laisser cette version de lui même mourir et emporter avec elle la précieuse information. Il allait devoir se révoquer. Abandonner ses Vestes Grises. Condamner Adé. Pour l’Ordre.

Il lâcha un cri de rage et exécuta une dernière attaque – un tourbillon circulaire dont les lames étincelèrent contre les parois de la sphère – puis activa son artifice de retour, ou plutôt, tenta de le faire. Était-ce l’effet de la bulle ? ou celui du premier maléfice infligé par l’Once lors de son entrée dans la pièce ? Fillip sut, dès l’instant où il enclencha le sortilège, que quelque chose clochait. En un dixième de seconde, il perçut l’influx nerveux correspondant aux souvenirs de nouvelles expériences accumulées par l’autre version de lui même – une sensation qu’il avait appris à connaître et qui, après tant d’années de pratique, était devenue supportable –, puis l’afflux phénoménal de magie le submerger alors qu’il s’unifiait en un seul corps… mais pas celui qu’il escomptait. Le Leader de l’Ordre faisait toujours face à ses adversaires, bel et bien pigé avec eux dans un combat à mort. Il lâcha un rire incontrôlé. Piégé, oui, mais, pour la première fois depuis plus de cinq années, il allait se battre en pleine possession de moyens. L’impression, grisante, lui tira un frisson.

Face à lui, Amalia Elfric avait blêmi et son concentrateur pulsa d’une intense lumière. Sa main gauche activa une arme secondaire et elle allia les deux pour éclairer l’espace d’un vif maléfice, chargé de ce que Fillip supposa être toute sa puissance.

L’attaque, démesurée par rapport à ses précédentes salves, fusa vers lui, tout droit sur son front, alors que le sol se fendait sous ses pieds et se refermait autour de ses jambes. Le Chat savait qu’il venait de doubler ses capacités, elle donnait tout ce qu’elle avait pour le neutraliser. Tout, mais pas assez. Fillip connaissait le maléfice, destiné à détruire son cerveau. Il maitrisait le contre sort et, fort de toute sa puissance juste retrouvée, avait parfaitement le temps de l’exécuter.

« Alix ! » hurla le défenseur en se jetant, trop tard, dans la mêlée.

Fillip leva le bras, para le trait qui repartit vers son initiatrice alors qu’il se libérait du sol en explosant le dallage, dont il projeta les massifs gravats contre ses adversaires. La femme reçut son propre maléfice, ainsi qu’un large bloc de granit dans le crâne et s’écrasa, inerte, contre la bulle.

*

Alix gémit de douleur, mais le son de sa voix, couvert par le vacarme du combat, n’atteignit pas ses oreilles. La sorcière ouvrit les yeux et tenta de se redresser. Elle retint un juron entre ses lèvres serrées. Sa jambe ne répondait plus. Un souvenir fugace lui rappela qu’Usem avait détourné son sort in extremis. Elle avait survécu, mais le maléfice, au lieu de toucher sa tête, avait explosé au niveau de son genou. Elle n’osa pas y jeter un regard.

La suée qui accompagna la vague de souffrance que lui valurent ses maigres efforts baigna son visage d’une substance poisseuse. À moins que ça n’ait été du sang. Figée par la douleur, elle parvint à lever les yeux pour observer les deux sorciers s’affronter à quelques pas d’elle. Usem combattait comme un diable face à un Fillip déchaîné.

Choquée, Alix ne s’aperçut de l’état de son crâne que quand une goutte écarlate dégoulina de ses sourcils. Elle sursauta et constata que la plaie coulait. La main tremblante, elle appliqua – mal – un charme pour contenir l’hémorragie.

Face à elle, Usem lança un sortilège qu’elle ne connaissait pas, mais qui emplit la sphère d’un froid bleuté que Fillip fit disparaître d’une langue de feu vert. Elle devait réagir, mais ne pouvait se battre.

Elle devait attaquer, aider Usem. Tuer Fillip. Les yeux clos pour lutter contre un vertige nauséeux, elle dessina un vague poignard dans la poussière des décombres, puis tissa autour un enchantement de discrétion. Un nuage dense aux reflets anthracite prit la forme d’une lame dans la bulle feutrée. Alix se fit violence pour se redresser sur les coudes. Le dos d’Usem alternait avec celui du leader de l’Ordre comme un papillonnement frénétique. La sorcière retint sa respiration. La fumée se changea en obsidienne et fusa. L’arme de pierre s’enfonça entre les côtes de Fillip à l’endroit exact du cœur et, à l’instant où elle le perça, explosa, entraînant l’organe avec lui.

Le l’homme hurla et serra son poing sur sa poitrine en se retournant vers elle, horrifié. Alix, épuisée par ce seul effort, avait relâché sa main et se savait bien incapable de la relever pour se défendre, mais son sort avait porté. Le cœur n’existait plus. Il était déjà trop tard pour qu’un enchantement ne le relaie. Elle offrit au mourant un signe de tête en guise d’au revoir et, derrière lui, Usem lança un maléfice létal bien plus charitable que ce à quoi elle l’avait condamné. Il s’écroula et Alix laissa son front basculer vers l’arrière. La douleur reprit le dessus.

« Alix », cria Usem en se précipitant vers elle.

La sorcière haletait, les yeux fermés, les dents serrées.

« Par Merlin, dis-moi que tu as vérifié s’il était bien mort. »

Elle lui avait explosé le cœur, l’avait vu prendre le sort d’Usem, mais elle ne pouvait y croire.

« Il l’est, répondit-il sans s’attarder. Je commence par te dégager de là. »

Là, c’était un amas de gravats de taille variable qui l’ensevelissait partiellement et dissimulaient, sous une couche de poussière, de nombreuses plaies et griffures, mais rien d’aussi préoccupant que sa jambe. Usem, un genou au sol, débuta ses soins, ne donnant que de laconiques indications (« Je t’immobilise ; j’anesthésie ton bras ; attention, je te déplace… ») à sa patiente, signe qu’il était complètement focalisé sur sa tâche. Signe, aussi, que l’ampleur des dégâts nécessitait toute son attention.

Alix se laissait faire sans protester, sans parler, la mâchoire crispée.

« Tu aurais dû partir, articula-t-elle lorsqu’elle estima qu’il avait fait le plus dur, je le sais. Merci de ne pas m’avoir abandonnée ici.

— C’est toi qui l’as tué, je n’ai fait que te défendre, comme on avait convenu, répliqua-t-il en lui adressant un bref sourire. Tu m’as fait peur. »

Il l’avait cru morte. Il s’était jeté sur Fillip sans réfléchir, emporté par une rage profonde est incontrôlée. À l’encontre de tous les principes de la Confrérie, il était intervenu, pour elle, et tous deux savaient qu’il aurait à répondre de ses actes devant ses paires. Ils savaient aussi que la ligne de défense qu’il venait d’énoncer ne serait pas suffisante. Usem haussa les épaules, puis changea de sujet.

« T’as dû te lancer un charme anesthésiant, par réflexe. Pour ta tête et le reste, j’ai fait au mieux et ça devrait aller. Ta jambe, par contre, je vais la rafistoler comme je peux, mais le sort a tout fragilisé. Il faudrait opérer. »

Alix grimaça. Elle avait des choses plus urgentes à gérer et cela nécessiterait qu’elle soit en pleine possession de ses moyens.

« Fais ce que tu peux… Je prendrais un sérum. Ça tiendra combien de temps, à ton avis ? »

Usem pinça les lèvres et poursuivit quelques secondes sa guérison, les deux mains posées sur ladite jambe, ouverte d’une fracture béante, et – plus préoccupant encore – glacée sous ses doigts.

« Il faudrait opérer maintenant, précisa-t-il en enclenchant un nouveau maléfice. Demain soir, au plus tard.

— Entendu. Fait vite, j’ignore dans quel état il a laissé mes élèves. »

Elle ne lui demanda pas ce qu’elle risquait si elle attendait pour se faire soigner. Elle ne voulait pas savoir. Seul comptait qu’elle puisse se relever et qu’il s’occupe Mattéo, Xâvier et Naola.

Quand Usem s’écarta enfin, il essuya ses mains rouges sur une étoffe sombre, puis adressa un signe de tête à sa patiente. Alix se redressa en titubant. Le charme antidouleur fonctionnait toujours : sa jambe ne pesait plus rien – une désagréable et inquiétante sensation qu’elle se força à ignorer. Le bras sur l’épaule du Confrère pour éviter de tomber, elle matérialisa une petite fiole qu’elle but d’un trait. Cette fois, elle n’utilisait pas l’apparence d’une autre personne, mais la sienne : une version d’elle même en parfaite santé. Elle prit l’enveloppe de celle qu’elle était avant le combat et retrouva la capacité de marcher.

Un costume parfaitement adapté qui masquait son état, mais l’empirerait rapidement. Alix haussa les épaules au regard réprobateur d’Usem.

« Je sais. Je dois me faire opérer. On sait tous les deux que j’ai plus urgent à gérer. Je tiendrais le coup. »

Elle fit quelques pas pour s’assurer que son déguisement lui permettait bien de se déplacer – c’était inconfortable, mais cela fonctionnait – et s’approcha de Fillip. Les sortilèges qu’il s’était lancés pour contenir les plaies du combat avaient cédé. Une flaque de sang noir l’entourait et sa peau, nervurée de bleu, laissait entrevoir que Fillip avait bel et bien été au-delà des limites de son corps. Aucun sorcier ne pouvait endurer une telle montée en puissance en si peu de temps. Il avait sacrifié sa vie bien avant ce combat, jour après jour, pour redonner à l’Ordre sa puissance perdue. Il avait tenté d’égaler Leuthar en consumant ses années à venir. Pour faire tomber la Fédération et instaurer un nouvel Ordre.

Alix attrapa son coude, le cœur au bord des lèvres, et détourna le regard.

« Est-ce que tu peux le nettoyer et le couvrir, avant de révoquer la sphère ? Personne ne mérite de rester dans état pareil. »

Usem hocha la tête et s’exécuta en silence. Fillip gisait sous un drap blanc lorsque, d’un geste, il brisa leur isolation.

« N’en fais pas trop, souffla-t-il en rabattant sa capuche sur son visage.

— Jamais, tu me connais, répliqua-t-elle avec tout le sarcasme dont, épuisée, elle était encore capable. Mes élèves, maintenant. »

En espérant qu’aucun n’ait succombé durant le combat.

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