Le danseur des ombres

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Cela faisait maintenant trois semaines qu’Elise vivait au jour le jour. Elle se levait assez tôt pour profiter des premiers rayons du soleil, nageait près d’une demi-heure le long de la côte, puis se séchait tranquillement le temps de lire quelques pages d’apprentissage de la langue locale.

Le propriétaire de la pension, Alfonso, ne manquait pas de souligner ses progrès et de lui apprendre quelques nouveaux mots chaque jour. Il tenait son établissement depuis bientôt quarante ans, bien avant que le tourisme se développe de façon massive en Andalousie, même si ici le littoral restait préservé. Un secret de locaux. Il avait travaillé avec son épouse avant que le cancer ne l’emporte deux ans plus tôt. À son décès, il avait décidé de maintenir son activité. Sa pension comptait seulement dix chambres, mais son restaurant proposait de régaler vos papilles de produits du coin du petit déjeuner jusqu’au dîner.

Comme elle, d’autres avaient leur routine matinale : les coureurs de l’aurore, la petite grand-mère et son chien noir, la surfeuse-serveuse à la pension qui venait lorsqu’il y avait du vent, le danseur des ombres, quelques couples de marcheurs.

Piquée d’appétit après sa baignade matinale, Elise se pressa de rejoindre le restaurant de la pension. Elle s’arrêta net lorsqu’elle s’aperçut que ce matin-là, il n’y avait plus une seule place disponible. Plus encore, tout l’espace résonnait de mots espagnols si rapidement prononcés qu’elle n’arrivait pas à comprendre le moindre bout de conversation. Et sur les tables, une profusion de churros, de tortillas, de petits pains à la tomate firent grogner son estomac plus encore.

Elle s’apprêtait à faire demi-tour lorsqu’Alfonso l’aperçut et lui fit de grands signes du bras. Il s’extirpa comme il put de derrière son bar, lui demanda d’attendre un instant, disparut dans le fond de la salle près des cuisines avant de revenir vers la jeune femme.

  • Nous préparons la fête du thon ! s’enhardit Alfonso.

Elise n’était pas certaine d’avoir bien compris Alfonso, mais visiblement l’effervescence était normale.

  • Il me reste une dernière place ! Viens !

Elise se dépêcha de le suivre à grand renfort de « Disculpe*».

  • Pablo est d’accord de partager sa table. Il parle Anglais !

Alfonso désigna la table en question et l’homme qui acceptait qu’une étrangère prenne son petit-déjeuner. Pour ce qui était de la table, le terme de petite desserte aurait mieux convenu, mais Elise mit ça sur le fait qu’elle n’avait peut-être pas bien saisi la subtilité du vocabulaire. Quant à l’homme, elle reconnut le danseur des ombres de la plage. Bel homme dut-elle s'avouer.

Il leva les yeux vers elle lorsqu’Alfonso lui présenta un petit tabouret. Son sourire la troubla : spécial mais indéfinissable.

  • Installe-toi Elise. Pablo va nous faire un peu de place avant que je te ramène un café et quelques petits pains à la tomate.

Elise commença par s’excuser maladroitement en espagnol avant de prendre place, tandis que Pablo haussait les épaules avec nonchalance.

  • Passons par contre à l’anglais si vous le voulez bien, reprit Pablo dans la langue de Shakespeare. Votre accent dégouline de Français à chaque mot.

L’expression d’Elise se figea : qui était-il pour se permettre de juger si hâtivement son accent alors qu’elle s’essayait à l’espagnol depuis seulement trois semaines ? Elle ne se laisserait pas abattre si facilement et décida de riposter :

  • Je vous retourne le compliment : votre Anglais dégouline quant à lui d’arrogance ibérique.
  • Et si nous arrêtions de suite cette course aux piques ? Alfonso ne voudrait pas qu’on en vienne aux mains sous son toit. Dites-moi plutôt ce qu’une Française peut bien venir faire dans ce bout du monde ?
  • J’ai fait naufrage ici.
  • Naufrage ? Je n’ai pas entendu parler de navire en perdition ces derniers temps.
  • C’était une image, une façon de dire ….

Alfonso arriva à cet instant et déposa devant Elise bien plus que ce qu’elle pourrait avaler. Il s’éclipsa presque aussitôt en lui adressant un « Golondrina ! ». La jeune femme fronça les sourcils devant le mot qu’elle ne connaissait pas, mais l’oublia aussitôt dès la première gorgée de café.

  • Et que faîtes-vous dans la vie ?

La question percuta Elise comme l’aurait fait un coup-de-poing dans l’estomac. En quelques mots, Pablo l’avait renvoyé dans le bureau du cabinet comptable, sous sa paperasse de bilans et analyses financières. Elle ne pouvait pas laisser ce qui avait occupé jusqu’ici son temps la définir. Elle ne voulait plus être définie par son métier, ni même son âge ou son origine.

  • Et si vous me demandiez plutôt ce qui aujourd’hui me rend vivante dans ce bout du monde ?

*Excusez-moi

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