L'enfant de la rivière

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 Sous ses fins doigts d'enfant, Noh vit les méandres de l'eau froide s'enrouler, comme une multitude de serpents liquides. Perchée et accroupie sur un galet plat, ignorant les crampes que provoquait l'onde glacée dans ses mains, la jeune fille laissa son regard se perdre au fond de la rivière. Du givre recouvrait les berges, les rendant glissantes, mais Noh n'avait pas peur de tomber dans l'eau. Elle avait toujours considéré la rivière comme son amie, avec qui elle pouvait jouer lorsqu'elle s'ennuyait. De nature solitaire et indépendante, il lui arrivait cependant de regretter cette solitude. Elle chuchotait alors au cours mouvant des secrets qu'elle seule détenait. Noh se plaisait également à soulever des gouttes dans les airs. Bien que la rivière ne lui parlait pas, elle savait que son plus grand souhait était de voler.

 Alors la jeune fille ferma les yeux, et sortit ses mains de l'eau, paumes tournées vers le ciel. Elle sentit le cours de la rivière ralentir, les gouttelettes effleurer sa peau tout en s'élevant dans les airs. Elle ouvrit un oeil vert émeraude, puis un second, et un sourire enchanté se dessina sur ses lèvres roses. Des méandres d'eau avaient quitté leur lit, se croisaient lentement dans les airs juste devant son visage émerveillé. Noh était une magicienne sur l'eau, comme disait la vieille Wena Fan, un être capable de plier l'élément liquide à sa volonté. La jeune fille avait lu divers parchemins sur ces hommes et ces femmes qui parlaient à l'eau par la pensée. Mais il ne s'agissait que de légendes, et leurs pouvoirs était bien plus grand que ce que Noh était capable de faire.

 Les volutes translucides ondulaient dans l'atmosphère comme des reptiles, se pliaient ou se traversaient pour former un motif complexe. C'était ainsi que Noh jouait avec la rivière, en lui donnant accès au ciel. À ce moment là, la jeune fille éprouvait un bonheur merveilleux, celui de réaliser le rêve secret de sa plus fidèle amie. Les filets d'eau lévitant formaient à présent une magnifique rosace volante qui filtrait les rayons du soleil en les renvoyant sur le visage de Noh en une multitude de paillettes. Souriante, cette dernière ferma à nouveau les yeux.

 Soudain, des bruits de pas lourds retentirent derrière la jeune fille qui sursauta. Les pétales d'eau suspendus dans l'air retombèrent et éclaboussèrent son visage et sa tunique, et le courant entraîna à nouveau la rivière. Noh se leva vivement et se retourna, bras croisés sur sa poitrine, dévisageant avec colère le nouveau venu. Il s'agissait de Ganizani, l'autre enfant de Wena Fan, et donc le frère adoptif de la jeune fille brune. Il avait un visage sombre, des yeux étirés et noirs comme la nuit, et arborait un crâne entièrement rasé à la façon des moines. Un air narquois et un sourire mutin éclairait son visage aux pommettes hautes.

 « Toujours occupée à faire virevolter le cours d'eau, soupira-t-il, espiègle. Tu ne pourrais pas t'acquitter de tâches plus utiles ? Wena Fan est seule pour préparer le déjeuner, tandis que toi tu t'amuses !

 — Très bien », gronda Noh amèrement, tout en bousculant Ganizani sur son passage.

 Elle n'avait pas choisi d'avoir un tel frère, puisqu'il était déjà né lorsque la vieille femme l'avait recueillie. Mais l'adolescent était presque un adulte, et elle n'aurait bientôt plus à devoir endurer ses railleries. Ganizani trouvait ses jeux avec la rivière inutiles, étranges et ridicules, ce à quoi elle répondait que ses heures passées dans sa chambre à fabriquer des sculptures d'argile n'était pas plus intéressant. Mais ils avaient un point commun : ils aimaient trop Wena Fan pour lui rendre la vie dure en se chamaillant. Chacun s'efforçait donc d'ignorer l'autre, vaquant à leurs occupations respectives.

 Noh traversa le champ en direction du village. Les hautes herbes carressaient ses fines jambes et piquaient sa peau couverte d'éphélides brunes. Les maigres rayons de soleil réchauffaient son corps tout entier, une fine brise apportait une odeur de viande rôtie, mais la jeune fille se sentait mieux aux côtés de la rivière, même glacée. Son souffle formait des panaches de fumée blanche devant elle, la pointe de ses oreilles restait froide malgré le temps découvert. Le dégel avait commencé, le printemps approchait enfin.

 Elle arriva enfin à la cabane de Wena Fan. C'était une petite hutte faite de bois et de boue, la bâtisse la plus ancienne et la moins moderne du village de Sozke. Le toit était fait de branchages entremêlés, recouverts de tuiles aux couleurs passées. Les fenêtres avaient été taillée dans le mur et remplacées par de grands éclats de verre. Un carillon aux couleurs irisées tintait devant l'arche d'entrée. Noh frappa quelques coups sur la vieille porte de bois noir puis pénétra dans la bicoque. L'air sentait le boeuf rôti, et de la fumée montait du four. Les yeux piquants, la jeune fille s'avança jusqu'à la silhouette suffoquante de sa mère adoptive. Wena Fan se tenait courbée, ses longs cheveux grisonnants lui tombant devant le visage.

 « Wena Fan ! s'écria Noh en accourant à ses côtés. Tout va bien ?

 — Il faut ouvrir la trappe du toit ! » toussota la vieille femme en pointant le plafond d'un doigt osseux.

 Noh s'exécuta, attrapant un tabouret puis grimpant jusqu'à la poignée de la trappe. Elle la fit pivoter d'un quart de tour puis la poussa vers le haut, et la lumière du soleil inonda la pièce centrale. À l'aide de tapisseries qu'elles décrochèrent des murs, la mère et la fille chassèrent le panache gris vers l'ouverture, et l'atmosphère redevint peu à peu respirable. Wena Fan s'approcha de l'adolescente et la serra dans ses bras, souriante.

 « Merci, ma chérie, souffla-t-elle en levant le regard vers la trappe grande ouverte. Je crains que la viande ne soit totalement carbonisée, désormais. Je l'ai laissée trop longtemps sans surveillance, et quand j'ai demandé à ton frère de venir la surveiller, il est parti te chercher. Je... oh... »

 La vieille femme chancela de quelques pas en arrière, et Noh vint la soutenir, puis l'assit sur une chaise.

 « Que se passe-t-il, maman ? questionna-t-elle.

 — Un vertige, rien de grave, mon enfant, fit l'autre avec un sourire forcé. Va donc me chercher quelques légumes dans le potager, nous devons rattraper le déjeuner avant que midi n'arrive. »

 Noh hocha la tête, inquiète de l'état de sa mère adoptive. Depuis plusieurs mois déjà, Wena Fan s'était affaiblie, et n'allait plus au marché du village seule, envoyant Ganizani ou la jeune fille à sa place. Mais l'hiver avait été rude dans la Région de Xhu, et les rides sur le visage jovial de la vieille femme étaient désormais innombrables. Peut-être l'arrivée future des beaux jours lui serait-elle bénéfique ? L'adolescente s'éloigna, tâchant de se rassurer. Bientôt, dans son esprit ne résonna plus que le doux clapotis d'une rivière.

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