Chapitre 12. LEANNE

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Les soucis disparaissent entre les plis des draps, étouffés par les soupirs de plaisir et muselés par les lèvres qui parcourent mon corps sans rencontrer la moindre résistance. Mais ils ressurgissent après, plus agressifs que jamais, lacérant mes nerfs et empoisonnant mon esprit.

Même cette bonne partie de jambes en l’air n’aura pas laissé beaucoup de répit à mon cerveau torturé. Je me sens de nouveau suspendue, quelque part entre ce présent dans lequel je n’arrive pas complètement à garder un pied, et loin dans le passé que je peux presque toucher du bout des doigts, mais sans réussir à saisir ce qui m’intéresse. Ce qui m’obsède.

— A quoi tu penses ? me demande le beau jeune homme étendu sur le dos à côté de moi.

Je pense qu’il est temps que tu ramasses tes fringues et que tu t’en ailles. J’ai envie qu’il dégage. Je l’ai choisi plus jeune que moi – à peine la trentaine – en espérant qu’il sera fougueux, endurant et plein d’initiatives. Il lui manque de la technique, mais j’ai senti une envie de bien faire, suffisante pour que je prenne mon pied. Il est mignon, il est sympa, mais ça s’arrête là. Il a rempli sa mission et je n’ai plus besoin de lui.

Et je n’ai pas envie non plus de papoter. Les confidences sur l’oreiller ne m’intéressent que quand c’est à moi qu’on les murmure, et qu’elles correspondent à ce que je cherchais à savoir.

— Viens là, me dit-il soudain en passant son bras par-dessus ma tête et en se tapotant le torse.

Quoi ? Je fronce les sourcils.

— Faire un câlin, explique-t-il en levant les yeux au ciel. Je vois bien que tu en as besoin.

Mais non merci !

— Ecoute, je…

— Un peu de douceur, ça va pas te tuer ! On n’est pas des bêtes quand même !

J’ai à nouveau mal au crâne. Et il est tard, je suis fatiguée. Je ne sais pas pourquoi je finis par poser ma tête sur son torse. Il sent bon. Malgré nos ébats, le parfum de la douche qu’il a eu la prévenance de prendre avant de venir, flotte encore sur sa peau. Si épuisée… Les battements de son cœur résonnent dans mon oreille et je trouve cela apaisant. Je ferme les yeux. J’exhale un profond soupir.

— Tu vois, me dit-il, ce n’est pas si désagréable.

— C’est quoi déjà ton nom ? marmonné-je.

Il rit.

— Parce que tu as l’intention de me revoir ? me demande-t-il en effleurant mon bras.

— Non.

Autant être honnête. Il savait à quoi s’attendre en venant ce soir. Je suis toujours très claire dans mes recherches.

— C’est bien ce que je pensais.

Il ne semble pas choqué par le manque de délicatesse de ma réponse. Il pose un baiser dans mes cheveux, mais je le sens à peine.

Tellement épuisée…

* * * * *

J’ai dû m’assoupir. Je me réveille en sursaut au milieu de la nuit. Le lit est vide. Je me sens à la fois soulagée que mon plan soit parti, confuse de m’être endormie contre lui sans m’en rendre compte, et soudain brusquement paniquée de l’avoir laissé seul dans l’appartement. Sam !

Je me précipite vers sa chambre mais, le pied enroulé dans le drap, je trébuche et m’affale sur le tapis dans un bruit sourd.

— Outch ! grimacé-je en sentant ma rotule craquer sous l’impact.

J’entends des bruits de pas précipités dans le couloir, puis la lumière du plafonnier s’allume, m’éblouissant.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’écrie Sam en jetant des coups d’œil affolés dans toute la pièce.

— Tu es seule ? Je m’inquiétais pour toi. Je me suis réveillée seule et j’ai eu peur.

Sam secoue la tête en riant.

— Vieille folle ! C’est toi qui m’as fait flipper !

— Ils sont partis ? répété-je en m’asseyant et en frottant mon genou endolori.

— Oui, ils sont partis ! Ton bel inconnu a traversé le salon pendant que j’embrassais la moquette, il a maté quelques secondes avec des yeux ronds et il a fui !

— Tu embrassais la… Ah ça y est j’ai compris.

Je pouffe de rire en imaginant la tête du gars – Guillaume, non ? – tombant sur l’autre mec et Sam, en levrette au milieu du séjour.

— Je m’en veux, je me suis endormie, je ne l’ai pas raccompagné, ce n’était pas prudent.

— Si tu as dormi, c’est que tu étais bien, suggère Sam en m’aidant à me relever. Il était bien ?

— Pas trop mal. Et le tien ?

— Endurant, mais il en avait une petite. J’avais du mal à sentir quoi que ce soit. Et le mec me dit en plus, très fier de lui : « Je suis sûr qu’on t’a jamais fait ça comme ça ! ». Ah ben ça, c’est sûr… ! En général, je jouis !

J’éclate de rire. Ma colocataire ne ressemble à personne d’autre.

— Je te passe le mien, si tu veux, lui proposé-je.

Je remets les draps en place sur le lit. Je les changerai demain. Et je me doucherai demain. Je n’ai plus le courage de rien à cette heure avancée de la nuit.

— Tu ne t’en serviras plus ? s’étonne Sam.

— Je ne pense pas.

Je n’aime pas baisser ma garde devant un homme. Et je me suis endormie. Je me méfie des gentils tendres. On ne sait jamais quel foutu psychopathe se cache derrière.

* * * * *

Deux jours.

C’est le temps qu’il reste avant la fermeture de l’entreprise pour les congés de fin d’année. Même si j’en ai terriblement besoin pour me reposer, je n’ai aucune envie d’être en vacances, forcée d’être chez moi à tourner en rond sans pouvoir avancer. Cinq mois et toujours rien à me mettre sous la dent. Ça me rend folle !

J’aimerais rester enfermée entre ses murs, seule, pouvoir aller et venir à ma guise, avoir accès à toutes les armoires, tous les dossiers, toute la comptabilité. Jusqu’ici je n’ai rien trouvé dans ce que j’ai « emprunté ». Mais je suis à peu près sûre que c’est le grand patron qui détient les informations directement sur son PC. Le problème, c’est ça : l’informatique. Il faut que je trouve une solution. J’ai envisagé de voler l’ordinateur portable mais le risque de me faire prendre est bien trop énorme.

Je me regarde dans le miroir des toilettes. Mes yeux gris-vert sont moins cernés avec le maquillage et j’ai l’air moins pâle. Il faut que je me force à sourire encore un peu. Cacher ma haine et afficher une attitude provocante me pompe toute mon énergie ces derniers temps. Et l’absence totale de résultats me démoralise au plus haut point. Courage, Léanne ! Tu vas trouver une solution !

De retour à mon poste, je vérifie ma check-list de la matinée avant de préparer le parapheur avec tous les documents nécessaires. A dix heures tapantes, comme prévu, je frappe et entre dans le bureau. Amaury Laplagne est au téléphone mais m’adresse un sourire en me faisant signe d’avancer vers lui.

Lorsqu’il raccroche quelques secondes plus tard, je dépose devant lui le parapheur et me penche à ses côtés pour lui résumer les besoins en signatures. A deux reprises, je le surprends à mater mes seins dont la naissance est plus que visible dans cette position.

La deuxième fois, il se rend compte que je l’ai vu. Nous nous affrontons silencieusement du regard jusqu’à ce que j’esquisse un sourire espiègle. Ses yeux pétillent, j’y lis le même vice qu’on lit chez tous les hommes ravis de pouvoir se rincer l’œil à loisir. C’est le moment que je choisis pour détourner la situation :

— C’est l’affiche pour la soirée de bienfaisance ? demandé-je en désignant le poster épinglé au tableau blanc

L’agenda de l’année prochaine du PDG est déjà entièrement bouclé. En janvier, il participe à une soirée de charité pour récolter des fonds pour diverses associations caritatives. Il tourne la tête vers l’affiche.

— Elle vous plait ?

Je fais la moue. L’idée même que ce type, en apparence bien sous tous rapports, participe à ce genre de soirée me donne la nausée. Je m’avance pour examiner le poster.

— Vous pensez que c’est un peu trop tape-à-l’œil ? s’inquiète Laplagne qui m’a rejointe devant le mur.

Racoleur, même. Je remarque dans la liste des associations bénéficiaires une qui défend les femmes victimes de violences, de harcèlement, et qui sont en situation de précarité. Je serre les dents.

— Oh pour ce que j’en pense, Mr Laplagne…

— Non, non, Maëva, votre avis m’intéresse, insiste-t-il. Ces soirées de bienfaisance sont très importantes pour moi.

Allons donc. Si tu savais ce que je pense de ta foutue bienfaisance ! Ça me démange la langue. Je ne peux pas m’en empêcher :

— Vous savez ce qu’on dit : « La bienfaisance est bien plutôt un vice de l'orgueil qu'une véritable vertu de l'âme. »

Amaury Laplagne tourne la tête vers moi, surpris. Prudence, Léanne !

— Ainsi, vous lisez à vos heures perdues ?

Et je sais écrire aussi, vieux con ! Je lui adresse à nouveau mon sourire ostentatoire de salope avant de reporter mon attention sur l’affiche.

— Je trouve le slogan plutôt… excessif. La typo ne me plait pas, trop lourde. Quant aux couleurs, elles sont pour le moins… vulgaires.

— A ce point-là ? s’étonne-t-il. Elle a pourtant été développée par notre service communication, et habituellement je trouve qu’ils s’en sortent plutôt bien.

Je hausse les épaules.

— Ce n’est que mon avis. Ce n’est pas à moi qu’elle doit plaire, Mr Laplagne.

— Peut-être que je me soucie de ce qui pourrait vous plaire, Maëva, suggère-t-il en posant la main sur mon épaule.

Malgré moi, je trésaille. Aussitôt, le contact cesse et Amaury Laplagne retourne à son bureau comme si de rien n’était. Merde !

— Merci de m’avoir donné votre avis, Maëva, j’attache une grande importance au ressenti de mes collaborateurs.

Son visage est d’une neutralité déconcertante. Il me tend le parapheur et, se faisant, me congédie. J’incline la tête poliment et repart à mon bureau, la mort dans l’âme. Quelle conne ! Mais quelle conne ! Ça fait cinq mois, cinq putains de mois, que toutes mes tentatives de rapprochement ne donnent rien.

J’ai rapidement laissé tomber avec le fils Laplagne, d’une part parce que j’ai du mal à croire qu’il ait pu être mêlé au petit business de son paternel, et d’autre part parce que mon attitude de séductrice n’a fait que le mettre sur la défensive vis-à-vis de moi. Même si je me suis calmée avec lui, je ressens désormais systématiquement son hostilité. Il y a quelque chose chez Anthony Laplagne qui me fait froid dans le dos par moments. C’est probablement dû à la froideur de ses yeux gris. Et c’est pour ça que je n’ai pas pu m’empêcher de lui tourner autour également. J’aurais dû me concentrer uniquement sur le père, comme c’était le plan depuis le départ. Je baisse la tête et me masse les cervicales.

J’ai frémi quand Amaury a posé sa main sur mon épaule, et il l’a senti aussitôt. Je pensais être bien préparée, mais je n’ai pas pu retenir ce frisson de dégoût. Je l’ai senti remonter de mes entrailles jusqu’à ma gorge, et me donner la nausée. Le vieux l’a probablement pris pour un simple mouvement de surprise. Quoi qu’il en soit, il n’a rien vu dans mon attitude à ce moment-là qui lui suggère que j’étais réceptive à ce contact et que j’en attendais d’avantage de lui. Et je me maudis pour ça ! Maintenant, il ne recommencera pas, j’en suis certaine.

— Tout va bien, Maëva ?

Je relève la tête brusquement. Anthony Laplagne est planté devant mon bureau. Sa question est dépourvue d’empathie. Il s’agit plutôt de savoir pourquoi je ne suis pas en train de me tuer au travail.

— Oh oui, Mr Laplagne. Excusez-moi, je suis un peu fatiguée à l’approche des fêtes.

Il me sourit, ce qui est assez rare pour que je m’en inquiète.

— Les vacances approchent, me rassure-t-il.

— Oui, oui, ça va faire du bien à tout le…

— Et puis, ajoute-t-il sans me laisser finir ma phrase, Chloé sera bientôt rentrée de congé parental, et vous aurez tout le loisir de trouver un autre poste moins fatigant.

Mais quel … ! Je sais pertinemment que ma présence lui déplait, et c’est ma faute. Même si nous avons des relations cordiales, je ne me leurre pas sur ce qu’il pense de moi. Je me lève de ma chaise et le toise. Il hausse un sourcil. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que cette espèce de confrontation l’excite.

— Est-ce que je vous ai déjà donné l’occasion de vous plaindre de mon travail, Mr Laplagne ? le questionné-je, crispée.

— Mademoiselle Declerc, me rétorque-t-il, je ne vois absolument rien à reprocher à votre… travail.

Sur ce dernier mot, ses yeux marquent un bref aller-retour entre mon visage et le décolleté de mon chemisier. Si je n’étais pas aguerrie face aux hommes, probablement que j’aurais rougi et baissé les armes face à l’intensité du regard de cet homme, aussi odieux que sexy.

Cet affrontement non verbal ne dure qu’un temps. Son téléphone bipe. Tout en consultant son écran, Anthony Laplagne conclut :

— Nous nous verrons avec Amaury à 16h pour valider le compte-rendu de la dernière réunion. Je compte sur votre présence.

— C’était déjà noté dans mon agenda, répliqué-je.

Il lève les yeux de son portable. Il affiche un léger rictus avant de lâcher :

— Comme je le disais : professionnellement irréprochable.

Je réponds avec le même sourire hypocrite avant de reporter mon attention sur la pile de dossier devant moi, tandis qu’il s’engouffre dans son bureau et en referme la porte.

J’ai vraiment mal joué mon coup avec ce type. Il est loin d’être con, et mes manigances de séductrice n’ont fait que me griller complètement auprès de lui. Je doute qu’il en ait parlé avec son père, que je sens plus réceptif à mes charmes. Jusqu’à aujourd’hui, en tout cas. A 36 ans, peut-être que je commence à perdre de mon succès auprès des hommes. Samira a su me convaincre, au fil des ans, qu’on peut obtenir beaucoup de choses avec son corps. Mais ça ne suffit pas, à l’évidence.

Devant la vacuité de mon plan foireux, j’ai envie de tout envoyer balader et de me barrer d’ici. Rejoindre l’Espagne. Ou l’Italie, peut-être. Je le ferais sans hésiter, si je n’étais pas convaincue que les démons du passé reviendraient me harceler et m’empêcher de reconstruire ma vie.

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