Chapitre 16 : ANTHONY

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J’ai la réputation d’être un homme inflexible. Je ne suis capable de compromis que lorsqu’ils me servent davantage qu’ils ne servent mon adversaire. Je ne suis pas du genre à céder. Et si je le fais, c’est bien parce que j’ai un plan derrière la tête.

Cylia remet en cause mon fonctionnement de base. Et ce n’est pas la première fois. Au réveillon du Nouvel An, c’est déjà moi qui ai dû lui courir après pour la rappeler à l’ordre, et bien que j’aie réussi à reprendre le dessus sans peine, je n’apprécie pas de devoir faire le premier pas.

Le pire, c’est que la situation se reproduit. Après notre altercation de la semaine dernière, j’attendais qu’elle me recontacte pour s’excuser d’être aussi bornée. J’espérais qu’elle avait les mêmes attentes que moi pour notre relation et qu’elle consentirait enfin à accepter ma proposition. En vain. Je n’ai pas eu de nouvelles pendant sept jours. Une voix au fond de moi me murmure que ce n’est pas si surprenant. Si Cylia était trop facile à soumettre, probablement que cela m’exciterait moins. J’aime qu’on me résiste. Jusqu’à ce qu’on me cède.

Ce qu’il s’est passé la semaine dernière ne change presque rien aux habitudes prises depuis quelques mois. Peu avant une heure du matin, comme chaque mardi, je me gare à proximité du McLeod. La rue est calme à cette heure-là. Le tableau de bord affiche une température extérieure de 2°C. Je patiente.

Lorsque j’aperçois le patron de Cylia baisser le store métallique, je descends de voiture. L’homme se retourne en entendant le bruit de la portière claquer derrière lui. Je m’avance jusqu’à lui. Son visage se ferme en me reconnaissant, bien qu’il me salue poliment.

— Bonsoir, Mr Laplagne.

— Bonsoir. Je suis venu chercher Cylia. Comme d’habitude.

— Et vous venez de la rater. Elle est rentrée chez elle.

Il se baisse pour verrouiller le store.

— A pied ? demandé-je.

— Oui, à pied. Comme d’habitude.

— Ça fait longtemps ?

— Quelques minutes.

— Alors je vais la rattraper.

Il se relève et me toise avant de répliquer :

— Grand bien vous fasse.

Hum… J’imagine que Cylia n’a pas pu s’empêcher de chougner à propos de son horrible petit ami qui lui met trop la pression. Ou alors il est au courant que je cherche à la débaucher – oh oui, la débaucher… – et il n’apprécie pas la concurrence. Dans les deux cas, je n’en ai absolument rien à foutre.

Je m’engouffre dans une rue perpendiculaire et marche d’un bon pas, espérant cueillir Cylia au moment où elle s’y attendra le moins. Mais c’est moi le plus cueilli des deux, lorsque dans la ruelle longeant la gare de fret je suis soudain alerté par des éclats de voix, et qu’en m’engouffrant dans le parc je découvre Cylia, affaissée contre la grille, inconsciente. Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?!

— Hey !! crié-je à l’intention des trois silhouettes qui l’entourent.

Les hommes me jaugent en silence. Puis, après un bref coup d’œil entre eux, ils détalent comme des lapins. Bande de petits salopards !! Je suis fou de rage. J’envisage un instant de leur courir après pour leur régler leur compte, mais… Cylia ! Je me précipite à ses côtés.

Sa tête pend sur son torse. Je la redresse lentement, horrifié. Son visage est pâle, à l’exception de la partie gauche qui a rougi. Son œil a enflé. Ses lèvres sont bleues et j’ignore si c’est à cause du froid ou… J’approche mon oreille de ses lèvres. Elle respire. Faiblement, mais elle respire. Je soupire de soulagement.

Je la secoue, je l’appelle par son nom. Je suis en train de me demander ce qui serait le mieux à faire quand ses paupières tremblent et finissent par s’ouvrir. Elle se redresse brutalement, inspirant comme si elle sortait la tête de l’eau. Ses yeux paniqués roulent dans leurs orbites en regardant dans toutes les directions.

— Cylia ! C’est moi ! Calme-toi ! C’est moi !

— Les… Les hommes… Trois hommes… Ils… Ils sont…, balbutie-t-elle.

J’essaye de la rassurer.

— Ils sont partis, ne t’en fais pas. Est-ce que tu as mal quelque part ?

— Le visage…

— Oui, ça, ça ne m’étonne pas, grommelé-je devant le spectacle de sa face déformée. Mais est-ce que tu t’es cognée la tête ?

— Je ne crois pas. J’ai mal là, dit-elle en découvrant sa gorge presque aussi rouge que son visage.

— Tu peux te relever ? Je vais te ramener chez toi.

Je l’aide à se mettre debout mais elle semble encore prise de vertiges. Probablement le contrecoup de la terreur qu’elle vient d’avoir.

— Mon sac…, marmonne-t-elle, mes clés…

A l’aide de la torche de mon smartphone, je récupère le trousseau de clés tombé à terre. Les agresseurs ont embarqué son sac.

— Merde, j’avais tous mes papiers dedans. Et mon téléphone, se lamente-t-elle.

— On verra ça plus tard. On rentre, tu es gelée.

Je passe mon bras autour de ses épaules et l’escorte jusqu’à son immeuble. Quelques minutes plus tard, je la fais asseoir sur le canapé de son salon et l’enroule dans un plaid. Elle frissonne. Son œil gauche, complètement fermé par la tuméfaction, commence à prendre une délicate teinte violacée. On dirait un sosie grotesque de Quasimodo.

— Je vais te préparer une tisane, proposé-je. Et te chercher de la glace.

— Et un ibuprofène, pour l’amour du ciel, me supplie-t-elle. Dans la trousse près du frigo.

— Je vais voir ça.

Aux petits soins avec elle, je lui amène tout ce qu’elle me demande. Elle avale le comprimé anti-inflammatoire avec une gorgée de tisane brûlante et gémit en se tenant la gorge. Ça semble douloureux.

— L’un d’eux avait une écharpe, me raconte-t-elle d’une voix blanche. Il a serré fort… tellement fort… Tout est devenu noir…

Je serre les poings. Si je chope cet enculé… Je lui demande de me les décrire. Un blanc, chauve plutôt sec, qui l’a suivie et lui a juste tiré son sac. Un autre grand benêt avec un bonnet – celui qui lui a mis la gifle de sa vie quand elle s’est défendue plutôt coriacement – et un petit typé maghrébin qui n’a pas su maitriser sa force non plus en l’étranglant.

— Mais… et toi, qu’est-ce que tu fais là ? s’écrie-t-elle soudain.

— Moi ? Et bien je suis venu te chercher pour te raccompagner. C’est mardi, je sais que ton coloc n’est pas là. Je pensais que je devais veiller sur toi.

Cylia a une sorte de gloussement sans joie. La poche de glace ne masque que temporairement les dégâts.

— Oui, je sais, dis-je en levant les yeux au ciel. On dirait bien que j’étais en retard.

— Je ne pensais pas que tu viendrais. Après ce qui s’est passé la semaine dernière…

— Et alors ? la coupé-je. J’ai beau ne pas être d’accord avec tes choix, ce serait une raison pour ne plus veiller sur toi, selon toi ? Pour quel genre d’homme me prends-tu ?

Sa lèvre inférieure se met à trembler. Et soudain, elle fond en larmes. C’est bruyant et plutôt désagréable, je dois dire. Je tente de la réconforter.

— Ça va aller, ma belle. Je suis là.

— Pardon, articule-t-elle entre deux sanglots. Je suis… tellement désolée… pour la semaine dernière.

Ah, nous y voilà. J’ai envie de lui rétorquer que les événements de ce soir ne font que confirmer que son travail et ses horaires n’ont rien de sains, mais je crois qu’elle a eu sa dose pour ce soir. Au moins, elle reconnait ses torts à propos de notre dispute.

— Ce n’est pas le moment de parler de ça, la rassuré-je. Il rentre quand, ton coloc ?

— Pas avant demain midi. Tu… Tu voudrais bien rester avec moi cette nuit ?

Je caresse ses cheveux emmêlés avec un sourire tendre.

— Je n’avais pas l’intention de partir.

* * * * *

La nuit a été courte mais plutôt sereine. Voyant que l’état de stress de Cylia ne diminuait pas, je lui ai suggéré de prendre un comprimé de la boite de somnifères qui se trouvait aussi dans la trousse de la cuisine.

Elle m’a expliqué qu’elle en prenait pendant ses études pour réduire des troubles du sommeil liés au stress, et qu’elle avait arrêté progressivement en vivant ici. Le médicament était périmé de quelques mois, mais ça ne l’a pas empêché de remplir son rôle. Cylia s’est endormie rapidement sur le côté droit, lovée contre moi.

La voir, si fragile après son agression, et sentir ses fesses molles contre mon bas-ventre… Je n’ai pu empêcher une forte érection de se manifester. J’ai eu envie de la pénétrer doucement, alors même qu’elle avait déjà plongé dans les bras de Morphée. Mais par respect, je me suis juste contenté de glisser ma main entre ses cuisses inertes et de la doigter un peu, tout en m’astiquant en silence. J’ai joui tout aussi secrètement, emprisonnant mon sperme brûlant dans les replis de mon prépuce remis en toute hâte à sa place et serré entre mes doigts.

Quand l’alarme de mon réveil se déclenche à 6h, ma douce dort toujours profondément. Après un rapide passage dans sa salle de bains étriquée, je secoue Cylia pour la réveiller. Je grimace en voyant son œil violet et tuméfié.

— Il faut que j’y aille, ma belle.

Elle a l’air inquiète.

— Tu es en sécurité ici, et Will sera bientôt là.

— Ça va lui faire un choc. Je n’ai pas pu le prévenir.

— Ah oui, j’oubliais. Plus de téléphone.

Je pourrais proposer d’envoyer un message pour elle à son coloc. Mais je n’ai pas envie de parler à ce trou du cul.

— Tu crois qu’ils pourront le géolocaliser ? me demande Cylia en se rongeant l’ongle du pouce.

— Qui ? Et arrête ça ! C’est une très mauvaise manie ! m’écrié-je en lui administrant une petite tape sur les doigts.

Elle se fige et glisse ses mains sous la couette.

— La police. Je vais demander à Will de m’emmener cet après-midi. Peut-être qu’ils peuvent retrouver mon téléphone ?

Je soupire.

— C’était un vieux modèle, ça m’étonnerait.

Cylia a l’air dépitée.

— Ils s’en sont sûrement débarrassé, de toute façon. Je les ai entendus dire que c’était de la daube.

L’heure tourne et j’ai du travail. Je me lève. Je dépose un baiser sur ses lèvres gercées.

— Il va falloir faire quelque chose pour soigner ça, lui dis-je en désignant son visage.

— Je te revois quand ?

— Bientôt. Je te tiens au courant.

* * * * *

En principe, lorsque j’évacue la pression dans ma salle de gym personnelle, je tape dans un sac de frappe suspendu, choisi avec soin par mon coach en fonction de ma taille et de mon poids. 1m50 et un peu plus de la moitié de mon poids, soit 45kg. D’ordinaire, mon sac m’attend sagement, dans l’immobilité la plus totale, attendant que je porte le premier coup pour commencer à se balancer au bout de sa chaîne.

Ce soir, mon défouloir de près de 100kg pour 1m90, se débat autant que le lui permettent ses liens, et se balance déjà au crochet qui le suspend à 40cm du sol.

­— Du calme, lui intimé-je. Je m’occupe de ton cas dans un moment.

Je sors mon téléphone de ma poche et appuie sur l’icône affiché en favori sur mon écran principal. Ça sonne. Mon colis s’agite et émet quelques bruits étouffés par le scotch qui lui scelle les lèvres.

— Tu permets ? le grondé-je. Je suis au téléphone.

Cylia décroche à la troisième sonnerie. Je me renfrogne. A croire qu’elle n’attendait pas mon appel. Elle a pourtant bien réceptionné le colis que je lui ai fait livrer ce soir par coursier.

— Alors ma belle, satisfaite de ton nouveau jouet ?

— Tu es complètement fou ! souffle-t-elle.

— Oui. De toi. Comme je ne t’ai pas fait de cadeau à Noël, j’ai pensé que cela te serait utile.

— Mais un smartphone, quand même ! Je ne sais pas comment te remercier…

— Oh ne t’en fais pas pour ça… on va trouver…

Et je sais déjà de quelle façon… Elle rit et je trouve ce son divin à mon oreille.

— Tu es allée voir la police ?

— Oui. Mais je n’ai pas l’impression que ça mènera quelque part. L’entretien était expéditif.

— On ne sait jamais. Et ton œil ?

— C’est toujours douloureux. Je ne peux pas du tout l’ouvrir. Hervé m’a demandé de m’arrêter quelques jours. J’irai voir le médecin demain. En attendant, Will est passé à la pharmacie pour moi. J’ai une pommade et des anti-inflammatoires.

— Bien. Ça me semble sage de prendre le temps de te remettre de tes émotions.

— Je te revois quand ?

— Bientôt. Je te tiens au courant.

— Tu as déjà dit ça ce matin, me fait-elle remarquer.

— Je sais. Et tu sais que je n’aime pas me répéter.

Je raccroche et pose le téléphone sur le banc de musculation. Je me retourne pour examiner le paquet suspendu au plafond. Il s’agite de nouveau en me voyant concentrer mon attention sur lui.

Entendre Cylia me dire qu’elle avait toujours le visage enflé m’a bien remonté. Cela me conforte dans la décision que j’ai prise. J’enfile à chaque main les deux poings américains que je réserve aux occasions spéciales. Parfois, il faut se salir les mains soi-même pour régler un problème.

— Tu sais, lui dis-je, c’est regrettable pour moi d’en arriver là. Mais tu as abîmé son si joli visage. Je ne peux pas laisser passer ça.

Au premier coup porté, au niveau du foie, j’entends ma victime étouffer un cri dans son bâillon. C’est la même chose au second impact, sous les côtes flottantes. Puis au troisième, en plein dans le sternum. Ainsi qu’au quatrième et au cinquième, dans chaque rein. S’il se débattait au début et avait l’air de vouloir me tuer du regard, il semble un peu moins combattif à mesure que je me défoule sur lui. Je marque une légère pause.

— Un plan simple. Une règle simple : on ne touche pas à son visage. Et toi… toi tu niques tout en une seule seconde, avec les pelles qui te servent de mains.

Ça m’emmerde vraiment de perdre du temps à gérer mon personnel. Cependant, il n’a pas été très difficile de conclure un marché avec le moins con de la bande, celui qui a le crâne rasé. Il a été le seul à avoir eu les couilles de me rappeler tôt ce matin pour avoir sa prime :

— Ça a merdé, a-t-il maugréé au téléphone. Les deux autres…

— Je suis au courant, ai-je répondu froidement. T’as un sacré culot d’oser venir quémander ta récompense.

— J’y suis pour rien, s’est-il défendu. Moi j’ai fait ce que vous m’avez demandé. Je me suis débarrassé du sac, et de son téléphone.

Je savais que malgré son air bourru, il se chiait dessus au bout du fil. Lorsque je fais appel à lui, entre autres, pour intimider un concurrent de l’entreprise, il sait qu’il y a des règles et il s’y est toujours tenu.

— Voilà ce que tu vas faire : tu vas me ramener les deux autres, et nous en resterons là, toi et moi. Tu prends leurs parts et tu disparais.

— Que je vous les ramène ? Mais comment je…

— C’est ton problème. Je les veux ficelés. Et ne les abîme pas trop. Tu as vingt-quatre heures.

Il ne lui en aura fallu que onze. Efficace, le garçon ! Je dois reconnaître que ça me défoule et que ça me fait beaucoup de bien. Je bous de colère depuis que j’ai vu Cylia inconsciente et amochée. Il n’a jamais été question de lui faire du mal. En tout cas, pas physiquement.

— C’est. Quand même. Pas. Compliqué. D’obéir. Aux ordres, dis-je en accompagnant chaque mot d’un puissant coup dans le torse de mon colis suspendu.

Il hoquète, le corps agité de soubresauts. Le sang coule de son nez. J’ai dû perforer les poumons lorsque je lui ai défoncé les côtes. Ses yeux sont à moitié fermés. Quoi ? Il rend les armes, déjà ? Je le secoue et étend le bras pour le gifler fortement.

— Un peu de nerf, mon grand. Je n’en suis qu’à l’échauffement.

Quelque part dans un coin de la pièce, mon deuxième paquet remue et se tortille. Je me retourne. L’Algérien, le visage en sueur et les lèvres scotchées, me supplie du regard.

— Je m’occupe de toi bientôt, le rassuré-je.

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