Semaine 38, une histoire de stress

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J'ai toujours été rigide et borné. Ça a aussi été une qualité, vous savez. Ça m'a permis de garder la tête haute lorsque, maladroit, je faisais une bêtise. Ça m'a permis de me battre lorsque, fragile, je tombais en maladie. Je savais ce dont j'avais besoin pour m'en sortir, peu importe la manière des autres et leurs conseils inutiles ; c'était ma vie, je la gérais comme je voulais. Et pafois, ça avait du bon.

Sauf que d'autres fois, non.

Un soir, je me suis réveillé et j'étais mort. On m'avait bien prévenu que ça risquait d'arriver, mais c'est comme manger des chips : elle est où la limite, vraiment, entre trop en manger et "trop" en manger ? Puis moi, je n'y avais pas cru, à cette histoire débile de stress qui pouvait tuer. Alors je fonçais, mais vraiment, je fonçais dans les murs.

C'est arrivé deux jours avant Noël. J'étais assis dans mon lit, les ongles enfoncés dans ma chair là où m'élançait le coeur, lorsque soudain, je me suis crevé. C'était de ma faute de n'avoir pas cru tous ceux-là qui se plaignaient du mal du siècle, et de m'avoir pensé meilleur qu'eux.

Lorsque j'ai lâché, mes tripes n'ont plus rien tenu, et je me suis chié dessus. C'est d'ailleurs parce qu'on me douchait le cul que je me suis éveillé tout offusqué. J'ai de suite répliqué que j'étais capable de me torcher tout seul, et alors, l'homme au teint déjà cendreux qui tenait l'arrosoir a viré mauve puis est tombé aussi lourdement qu'un sac de farine.

C'est juste alors que j'ai réalisé l'étrangeté du moment, et qu'une pensée en entraînant une autre, j'ai fait le tour du décor. Apparemment, je me trouvais à la morgue, et on m'avait presque tout toiletté. J'ai aussitôt compris que j'avais bien trépassé, que ça n'avait pas été une de ces attaques de panique qui vous en fait croire la fatalité. Puis alors, l'anxiété m'est montée. Je l'avais combattu férocement, juste avant mon trépas, tandis que toute chaleur de vivre se perdait dans de vilaines pensées existentielles qui m'intriguaient l'esprit avec la douceur d'un clou planté dans le pied. Cependant, je n'arrivais pas à croire au sadisme de la mort. Il m'avait suffit de penser à elle pour qu'elle m'emporte, déjà, mais quoi, elle s'essayait aux zombies, maintenant ? Et puis, j'étais mort et toujours, le stress m'engorgeait les entrailles, c'était cadeau ?

Avoir su - ou plutôt, avoir cru -, j'aurais tout fait pour l'éviter, cette fatalité. Or, j'étais là à contempler celui que j'avais abruti, et, bien que mon coeur se décrispait maladroitement, lui-même incertain de sa propre raison d'être, je me sentais tout de même envahi à son endroit d'une pesanteur désagréable, insupportablement mienne à jamais.

Le jet d'eau continuant de couler le long du plan de travail sur lequel je me trouvais, j'ai agrippé le tuyau que tenait toujours la main inanimée du pauvre bougre, et me le suis passé sur le derrière pour terminer ce qui avait été entamé à mon insu.

"Eh, Frank, t'as vu qu'ils font un marathon de... Bordel !"

Ça c'était le collègue de "Frank", qui venait de franchir la porte. D'abord concentré à chercher Frank du regard, il réalisa soudain ma présence ; moi, simple cadavre assis sur le plan de travail, une fesse en l'air. Le collègue s'est accroché au cadre de la porte, l'air de vouloir rejoindre son ami au plancher, mais trop obnubilé par ma fesse pour bouger.

"Pardon pour ça" ai-je dit en soulevant le tuyau. "Mais c'est que j'aime pas qu'on me touche. Ça me met tout à l'envers", ai-je répondu à son ahurissement.

L'employé a alors cligné des yeux mille fois puis s'est approché à vive allure. Comme il s'apprêtait à mettre sa main sur moi, les yeux rendus comme fous de curiosité, je lui ai envoyé le jet au visage.

"Vous ne m'avez pas entendu ? Je n'aime pas être touché."

L'homme dans la quarantaine s'est protégé d'un bras, puis a reculé en me faisant signe qu'il se rendait. J'ai donc continué de me laver jusqu'à me sentir presque normal, bien que l'eau dégoulinant sur mon corps frais me donnait l'impression de porter un vêtement épais et de imperméable. Je pouvais sentir le clipotis des gouttes sur ma peau, mais elles n'hydrataient en rien mon épiderme. Lorsque j'ai eu fini, le thanatopracteur encore sous le choc - celui debout, pas Frank au sol -, a fermé le robinet et je me suis levé pour sentir la bizarre de lourdeur dans mes jambes. Je me sentais comme si mon corps et moi avions été séparés à la mort et que celui-ci ne réagissait plus à mes ordres que par... télépathie ? Comme si j'étais, au final, un espèce de poltergeist qui se servirait de son propre corps comme d'une poupée géante. Le thanato me couvrit d'un draps en prenant soin de le faire à distance, tel un Torero face à un drôle de taureau. L'angoisse allait et venait, me chatouillant agressivement tel qu'une plume agitée sous le nez.

"Vous le saviez, vous, que c'était ça mourir ?" ai-je demandé à l'homme qui restait là, figé sur place.

"Bah... Bah non, vous ne pouvez pas être mort ! Les morts, ça ne bouge pas, je vous le dis d'expérience ! Je suis dans le métier depuis assez longtemps... Bon dieu, vous n'étiez donc pas vraiment mort !"

Bien sûr que j'étais mort. Ça se sent, la mort, à l'intérieur. C'est comme un vide, un vide sombre et si immense qu'il crée comme un aura autour de soi.

"Ah bon, vous pensez ça ? Regardez mes yeux et dites-moi que je ne suis pas mort"

Je me suis approché, lui a reculé, et j'ai avancé quand même, au point qu'il s'est retrouvé coincé contre le mur, avec mes yeux dans ses yeux. Tout mon vide s'y reflétait, je pouvais le sentir à la pression qui s'exerçait derrière mes orbites exacerbées.

"Monsieur..." a-t-il béguaillé en fuyant mes yeux morts, mon corps mort, mon haleine de mort. "Un cadavre, ça ne parle pas, ça ne marche pas... Monsieur, clairement l'équipe médicale qui a rendu son verdict n'a pas bien fait son travail, clairement vous étiez dans le coma et voilà que vous vous éveillez..."

C'était des choses qui arrivaient. A d'autres, mais pas à moi. J'étais mort, bel et bien mort, dans le dedans comme le dehors. Lorsque Frank s'est réveillé, lui aussi a été d'accord que j'étais un cadavre, que c'était même "indéniable", mais devant l'imperturbable logique de son collègue - qui s'appelait Hugo, en passant -, il finit par se ranger de son avis. J'étais un miracle, j'étais en vie, c'était tout ce qui comptait, non ? Je me sentais sur le bord de paniquer. J'étais mort, nul doute là-dessus, c'était aussi indéniable que lorsque je me savais vivant, mais je devais avoir un pied en Enfer déjà, pour que malgré mon trépas, l'angoisse ne me quitte pas.

Hugo a appelé l'hôpital, où il a été conclu que j'avais eu une défaillance cardiaque, mais que leurs machines, qui auraient dû être changé depuis si longtemps déjà, avaient calculé sa simple défaillance comme une mort définitive. J'ai pensé que ça ne faisait absolument aucun sens, pour des raisons innombrables, mais comme je m'ouvrais la gueule pour en débattre, on me demandait si j'avais quelque connaissances que ce soit en la matière et que si je souhaitais porter plainte contre l'hôpital, j'étais dans tous mes droits, mais de ne pas questionner leur logique sans faille. Le truc, c'est qu'ils ne me trouvaient pas normal, pas sain d'esprit, parce que je leur répétais que j'étais bel et bien mort et que leurs histoires ne tenaient pas la route (et c'était vrai, après tout). Je me demande ce qui a été le plus déterminant dans leur décision de m'envoyer faire un coucou à la psychiatrie ? Cette "idée" que j'avais d'être mort, ou bien les médias qui s'intéressaient à mon histoire ? Dans tous les cas, ils n'eurent jamais accès à ma version des faits. Le psychiatre me diagnostiqua un syndrome de Crotard, et demanda une ordonnance d'établissement pour que je puisse vivre ma mort sous ses "bons soins". Je leur ai dit que le stress, ça vous tient un mort en vie, et ils ont ris. Ce n'était pourtant pas des conneries.

J'ai commencé à moisir, et eux à assumer que c'était psychosomatique. Le psychiatre expliquait que, me croyant mort, je développais de mauvaises odeurs, je perdais mes cheveux et mes ongles, mes dents éventuellement, j'avais des "rash" et des champignons... parce que je me pensais mort, tout simplement. Selon lui, donc, j'avais le pouvoir d'arrêter de moisir, si je faisais un peu d'efforts. J'étais constamment stressé, parfois totalement paniqué, et leurs médications n'avaient aucun effet sur moi, elles me passaient en travers du corps comme un sirop périmé. Un soir, j'ai soudain réalisé que, puisque j'étais déjà mort, "feindre" la mort ne serait pas perturbateur pour moi !

Et alors, parce que je ne respirais plus, ne bougeais plus, ne parlais plus, on m'a mis dans un sac et j'étais de retour à la morgue. J'ai entrouvert un oeil pour voir si je reconnaissais mes thanatopracteurs. Frank a croisé mon semi-regard et, l'air enragé, m'a presque sauté sur l'oeil pour le coudre. Cette fois, j'ai tenu bon et n'ai pas fait de caprice tandis qu'on me taponnait de tous les bords. J'entendais Frank et son collègue - pas Hugo - discuter de faits divers, avec dans la voix du premier le rocaillement d'une nervosité horrifiée.

J'ai songé que mon coeur allait peut-être se calmer enfin, maintenant que j'aurais droit au repos éternel. Quand j'ai senti qu'on me bougeait, j'ai enfin pu me détendre, il suffisait de me laisser porter jusqu'à mon trou et de voir cette éternité de silence comme des vacances...

"Frank, qu'est-ce que tu fais, il n'a pas encore été réclamé !" s'est soudain exclamé le collègue de mon thanato. J'ai entendu une porte rouillée s'ouvrir et brusquement, je tombai quelque part.

"Bien, celui-là, je le réclame personnellement" a-t-il répondu en mettant le feu à mon corps.

J'ai cru que mon coeur allait me lâcher tellement j'ai eu peur, mais finalement, non, ça s'est bien passé. Ouf, hein ?

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