5 Le feu sous couvercle
Elle longea l’Aure. La rivière glissait entre ses rives de pierre avec une patience de bête ancienne. Le bruit de l’eau avait la couleur des pensées qu’elle essayait d’éviter. Elle s’arrêta au pont, se pencha, regarda les reflets. Son visage, dilué, la regarda d’en bas, flou, presque aimable. Elle se trouva plus vivante dans ce tremblement que dans la netteté du miroir.
La librairie l’attira comme un refuge. Elle entra, secoua son parapluie, sourit à la libraire, qui lui rendit son sourire avec un « Bonjour, Élise » qui tenait de la caresse. Elle flâna, prit un Verlaine au hasard — un mince volume, jauni —, lut deux vers, referma.
Elle se surprit à chercher Raphaël Stein parmi les rangées de romans devant elle. Elle remonta le rayon « Littérature française », chercha le « S ». Raphaël Stein. Quatre livres seulement, comme si l’homme n’avait existé qu’à moitié.
Elle sortit Les Nuits de Varenne — couverture sobre, rue pavée sous un lampadaire. Quatrième de couverture : « Antoine revient à Varenne après vingt ans d’absence… Prix du Premier Roman 2012. » Elle ouvrit au hasard : « Les façades de Varenne avaient cette couleur de miel vieilli… »
— Belle plume, pensa-t-elle. Un peu maniérée, mais précise.
Elle prit La Chambre du fond — porte entrouverte sur un couloir obscur. « Trois frères et sœurs, une maison, un secret… Sélection Prix Femina 2014. » Elle lut : « Mathilde posa la main sur la poignée. Le métal était froid… Certaines portes ne devraient jamais être ouvertes. »
— Meilleur, se dit-elle. Plus tranchant.
Puis Avant que le jour se lève — lit défait, lumière bleutée. « Ils se sont rencontrés à trois heures du matin dans un hôtel parisien… Best-seller 2016. » Elle ouvrit, lut : « La nuit tenait la ville comme on tient un secret… Les lampadaires dessinaient des cercles de solitude… » Elle ferma les yeux.
— Mon Dieu, c’est beau.
C’était ce livre-là. Celui du scandale. Mais en lisant ces lignes, elle comprenait pourquoi il avait touché tant de gens. Elle pensa à Zola. À quinze ans, elle avait lu Au Bonheur des Dames. Chaque tissu vibrait comme une peau vivante. Zola écrivait le bruit, la foule, le commerce du désir. Elle avait toujours évité ça. Ses phrases sentaient la poussière dorée, la chaleur des vitrines, l’avidité des mains.
Chez Raphaël, c’était le contraire. Tout semblait tourner vers le dedans : les chambres, les voix basses, la solitude des gestes. Le bruit du monde pour Zola, le battement de cœur pour Raphaël. Pourtant, entre les deux, elle sentait un lien invisible. Ils avaient la même attention à ce qui bouge, à ce qui vit. La soie ou le silence.
Elle se demanda si toute littérature n’était pas, au fond, un commerce secret. Cet échange liait le corps et la lumière. Un truc entre l’auteur et le lecteur, un don de soi. Elle prit Les Transparents — silhouettes floues dans une rue. « Le SDF, la femme de ménage, le vieil homme… Prix Wepler 2018. » Plus dur, plus engagé. Elle le remit en rayon.
Elle garda Avant que le jour se lève et La Chambre du fond. Deux livres. C’était déjà beaucoup. En sortant, elle serrait le sac contre elle comme un secret. Ce soir, elle découvrirait qui était vraiment Raphaël Stein. Sur le trottoir, deux femmes parlaient bas.
— Tu sais, c’est la galeriste, elle n’est pas méchante, mais…
L’autre fit une moue qui disait tout. Le mot ne vint pas, mais Élise le compléta à l’intérieur : froide. Était-ce écrit sur son front ? Était-elle devenue l’affiche d’un sentiment qu’elle ne ressentait même plus ?
Elle rentra par des ruelles étroites où pendaient des fils à linge. L’odeur de lessive et de soupe aux poireaux se mélangeait dans un brouet d’hiver. À l’angle de la rue Bouchard, un chat tigré s’étira de tout son long sur la pierre tiède d’un seuil. Elle s’arrêta, lui parla sans voix, fit un geste du bout des doigts. Il leva un œil, indifférent, puis revint à sa sieste.
L’après-midi dans la galerie eut une douceur presque anesthésiante. Un peintre passa déposer des photos, nerveux.
— Je ne fais pas « comme tout le monde », vous voyez… J’essaie de… enfin…
Il cherchait des mots, les perdait, puis s’excusait d’exister autant. Élise regarda les images : des horizons bas, des aplats, un bleu très tenu, pas mal d’espace laissé en souffle.
— Il y a une retenue intéressante. Vous tenez le silence. Continuez. Ne corrigez pas l’ombre : c’est elle qui tient la composition.
Le peintre eut un vrai sourire, presque un rire de soulagement.
— On dit de vous que vous êtes sévère…
— On dit beaucoup de choses, répondit-elle sans dureté.
— Moi je vous trouve… juste.
Il repartit, léger, et, derrière lui, l’air sembla plus clair.
En fin de journée, le ciel blanchit d’un coup, comme si la lumière, impatiente, décidait de passer trop tôt au soir. Elle éteignit deux rampes pour ménager les toiles. Un courriel du musée s’afficha sur son téléphone : « Merci d’être venue. Lien vers l’enregistrement de la conférence. » Elle le laissa non lu. Sa main, pourtant, resta un moment sur l’écran, comme un papillon hésite avant de se poser sur une fleur trop exposée.
Au moment de fermer, un homme entra précipitamment — un touriste, peut-être — qui demanda sans préambule :
— Excusez-moi, vous vendez des cadres ?
— Oui. Quel format ?
— Euh… je ne sais pas trop. C’est pour… une aquarelle de ma fille. Elle a onze ans. Elle est…
Il s’arrêta, cherchant.
— Elle est très vive.
Élise sourit, sincèrement. Elle proposa deux profils, prit une mesure fictive, dessina à main levée. L’homme la regarda faire comme on regarde un tour de magie. Il remercia trop, elle l’arrêta d’un geste.
— Revenez demain avec l’aquarelle. On fera au plus simple.
Quand la porte se referma, la lumière de la rue avait tourné. Elle baissa les stores, passa un coup d’œil circulaire — rien qui cloche, rien qui menace, les œuvres prêtes pour la nuit comme des animaux sages —, puis prit son manteau.
Dehors, l’air avait changé de timbre. Soir d’eau et de fer. Les bruits — talons sur pavés, vélos, voix — semblaient enveloppés d’un velours humide. Elle prit le chemin le plus long vers la maison. Devant la cathédrale, un homme fumait, le dos contre une colonne, et le fil rouge de la cigarette dessinait une ponctuation dans le gris. Au pont, une femme photographia la rivière avec une patience de pêcheur.
Chez elle, l’appartement l’accueillit comme on ouvre les bras à quelqu’un qui revient d’un voyage sans histoire. Elle défit ses bottines, accrocha son manteau. Le sac de la librairie, elle le posa sur la table basse avec une précaution qu’elle ne s’expliquait pas tout à fait — comme si les livres qu’il contenait pouvaient se briser.
Dans la cuisine, elle fit chauffer une soupe. Le bruit du frémissement eut sur elle un effet apaisant. Elle s’assit à la table en bois, posa les mains à plat sur la nappe à carreaux. Les objets, autour — bol, couteau, torchon, petit vase où trois tiges d’eucalyptus s’obstinaient —, prenaient une présence de choses bonnes.
Elle se leva, alla chercher le sac dans le salon, en sortit Avant que le jour se lève. Elle le posa contre le vase d’eucalyptus, l’ouvrit au hasard pendant que la soupe refroidissait un peu. Page 87.
« — Pourquoi vous ne dormez jamais ?
— Parce que la nuit, on ne ment pas. Et vous ?
— Parce que je ne sais plus à qui mentir. »
Elle relut les lignes deux fois, la cuillère suspendue au-dessus du bol. Il écrit comme on parle quand on est seul, pensa-t-elle. Sans filtre. Sans décor. Elle mangea lentement, cuillère après cuillère, retrouvant au fond de sa bouche la saveur de légumes et de poivre. Entre deux bouchées, elle tournait une page, lisait quelques lignes, s’arrêtait. Elle se sentit traversée d’une gratitude obscure pour ce goût simple qui ne lui demandait rien — et pour ces mots qui, eux non plus, ne lui demandaient rien, mais qui parlaient quand même.
Elle tomba sur une description :
« L’hôtel sentait le vieux bois et la cire d’abeille. Les couloirs étaient étroits, les portes trop proches les unes des autres, comme si l’architecte avait voulu forcer les vies à se frôler. Dans sa chambre, elle posa son sac, ne défit rien. Elle savait qu’elle ne dormirait pas. Elle savait aussi qu’elle n’était pas venue pour dormir. »
Élise ferma les yeux. Bayeux, pensa-t-elle. Il aurait pu écrire ça sur Bayeux. Les rues étroites, les murs trop proches, les vies qui se frôlent sans se toucher.
Elle passa au salon. Elle alluma la lampe basse, celle qui, le soir, donne à la pièce une douceur d’ambre. Le livre, elle l’emporta avec elle, le garda ouvert sur ses genoux. Elle resta un moment debout, immobile, à écouter la maison. Dans la bibliothèque, un livre dépassait de quelques millimètres ; elle l’enfonça d’un geste léger. Sur le buffet, une photographie à demi cachée sous une carte postale — deux silhouettes sur une digue, dos à l’objectif — attira son regard. Elle ne la redressa pas.
Elle se rassit, reprit le livre. Elle chercha le début cette fois, tourna les pages jusqu’au premier chapitre. Lut la première phrase :
« Elle était arrivée à Paris avec une valise trop lourde et un cœur trop léger — ce déséquilibre qui fait que l’on marche penché, toujours sur le point de tomber. »
Élise sourit malgré elle. Oui. C’est exactement ça. Elle continua à lire, laissant les mots descendre en elle comme une pluie fine. Le roman racontait une nuit. Une seule nuit. Deux inconnus dans un hôtel parisien qui se parlaient jusqu’à l’aube.
Elle ouvrit son carnet. Depuis des mois, elle y écrivait deux ou trois phrases le soir — rien de littéraire, des notations, des fragments, le compte-rendu d’un geste. Elle prit le stylo, réfléchit. Puis, lentement : « On me dit froide. Ma peau ne l’est pas. Alors quoi ? Je garde le feu sous couvercle. » Elle s’arrêta, posa le stylo, relut. Le mot « feu » l’étonna sous sa propre main. Elle le traça encore une fois, seul, au milieu de la page : feu. Elle ajouta, en dessous, plus petit : « Il écrit : La nuit, on ne ment pas. » Puis referma le carnet.
Et la voix de la veille — non pas le contenu exact de la conférence, mais son timbre, sa façon de tenir le souffle — revint, comme si le salon en avait gardé la réverbération. Le paysage est une chambre d’échos. Quand nous le regardons, il nous regarde. Elle leva la tête, regarda la fenêtre noire. Son reflet, superposé au dehors, fit apparaître une femme aux contours doux, presque flous. Elle se trouva, dans cette superposition, moins sévère.
Sur la table basse, un morceau de dentelle ancienne, hérité d’une tante, dessinait un motif de feuilles. Elle le prit, le tourna entre ses doigts. La dentelle, c’était du temps rendu visible. Elle pensa : si l’on pouvait broder la peau pour y coudre la chaleur sous l’épiderme… Elle eut un rire sans son, remit la dentelle à sa place.
Elle se leva, alla jusqu’au miroir du couloir. Elle s’y regarda, longtemps. Elle tenta un sourire. Les muscles, au début, résistèrent, puis acceptèrent l’exercice, mais quelque chose demeura étranger dans le visage reflété. Elle pensa : on ne sourit pas à soi comme on sourit à un autre ; il manque la réponse.
Elle éteignit la lampe du couloir et revint s’asseoir, dans la pénombre douce. Elle reprit le livre, le rouvrit là où elle l’avait laissé. Lut encore :
« Quand elle descendit au bar, il était là. Assis dans un coin, un livre fermé devant lui. Pas en train de lire, juste… présent. Comme quelqu’un qui attend que le temps passe, ou que quelque chose arrive. Elle hésita. Puis elle s’assit au comptoir, commanda un thé. Il leva les yeux. Leurs regards se croisèrent. Et ce fut comme si une phrase, commencée longtemps avant, venait enfin de trouver son point. »
Élise referma le livre d’un coup sec. Son cœur battait trop fort. C’est nous, pensa-t-elle. Le café. Ce regard. Elle savait qu’elle ne devait pas confondre l’homme et l’écrivain. Que Raphaël Stein avait écrit ce livre des années avant de la rencontrer. Mais les mots résonnaient quand même.
Elle se souvint de Martin, encore, mais autrement. Pas le soir des reproches ; un matin plus ancien, presque joyeux. Ils avaient vingt-huit ans. Ils revenaient d’un week-end à la mer. Elle portait un pull trop grand, lui des mains trop chaudes. Il lui avait dit :
— Tu fais du bien au silence.
C’était avant que le silence devienne arme. Elle réalisa, avec une douceur triste, que rien n’était entièrement faux ni entièrement vrai : elle n’était ni glace ni brasier, elle était un feu changé de place.
Sur la plaque refroidie, la casserole gardait un voile de soupe. Elle la remplit d’eau, laissa tremper. Elle rangea une assiette, lissa un torchon. Ces gestes avaient la vertu de l’enfance : ils remettaient le monde à sa mesure.
La nuit, dehors, prit son épaisseur. Elle entrouvrit la fenêtre pour qu’entre un peu d’air frais. Un souffle humide glissa dans la pièce, porta avec lui une odeur de pierre. Les bruits du dehors — talons, clé dans une serrure, rire bref — eurent des contours nets. Elle pensa : je vis ici, maintenant ; ce n’est pas un mauvais lieu.
Avant d’aller se coucher, elle retourna vers la fenêtre. Son reflet et la rue se mêlèrent encore. Elle posa le front contre le carreau. Le froid lui fit du bien. Elle pensa aux deux femmes, à leur « glaciale » persuadé de dire une vérité. Elle pensa au livreur, à sa phrase simple. Au peintre, à sa reconnaissance. Et à la voix de la veille, tenue, grave, qui parlait d’échos et de falaises. Et elle pensa à Raphaël Stein, à ses mots, à cette nuit qu’il avait écrite et qui ressemblait à toutes les siennes.
Elle eut ce mouvement minuscule, imperceptible pour quiconque l’aurait observée de l’autre côté de la rue : d’abord, un relâchement des épaules ; ensuite, comme une respiration prise un peu plus loin, un peu plus profond. Non pas une décision. Rien d’héroïque. Juste le refus, cette nuit-là, de se réduire au rôle qu’on lui cousait sur la peau.
— Froide, murmura-t-elle, pour voir ce que le mot faisait dans sa bouche.
Il s’émoussa sur sa langue, perdit son couteau, devint lisse.
Elle tira doucement le rideau, laissa un interstice. La veilleuse du couloir resterait allumée — comme toujours —, petit astre de rien qui donnait au sommeil un point fixe. Dans le lit, elle emporta le livre. Le drap avait cette fraîcheur qu’elle aimait. Elle étendit les jambes, sentit le coton tirer légèrement sur la peau. Elle cala l’oreiller contre le mur, ouvrit le livre à la dernière page. Elle lut les dernières lignes :
« Quand le jour se leva, elle partit. Il ne la retint pas. Ils savaient tous les deux que certaines rencontres ne sont pas faites pour durer, mais pour marquer. Qu’on peut se dire l’essentiel en une nuit, et que tout le reste n’est que répétition. »
Elle referma le livre lentement, le posa sur la table de nuit. Ses mains tremblaient légèrement. Elle pensa : Il a tort. Certaines rencontres durent. Certaines nuits ne suffisent pas.
Elle ferma les yeux. Il n’y eut pas de prière à dire, pas de résolution. La ville, dehors, continuait de faire sa rumeur. Elle pensa une dernière phrase, sans la formuler tout à fait : il y a des rencontres qui commencent dans un livre et qui continuent dans la vraie vie. Il y a des mots qui deviennent des visages. Il y a des pierres qui sonnent creux parce qu’elles gardent une source. Puis le sommeil vint, d’un pas de chat, sans poser de question.

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