4 L’écrivain en exil
Il avait quitté Paris deux ans plus tôt. Il disait « quitté » parce que c’était un verbe qu’on peut dire debout, mais ce n’était pas le bon mot.
La vérité : il avait été poussé vers la sortie par une rumeur qui n’en finissait plus de grossir, des colonnes d’encre devenues murs, des regards qu’on baisse trop tard.
On ne part pas d’une ville qui vous a fait — on apprend seulement à cesser de se débattre quand la vague vous roule jusqu’au rivage. Alors il s’était laissé tourner, dépôt d’écume, et la mer l’avait rejeté à Bayeux.
Il s’était d’abord installé au-dessus d’une boutique de chapeaux, dans une ruelle pavée qui rejoint la rivière par une volée de marches. Une pièce longue, basse, deux fenêtres étroites, et cette odeur de plâtre humide commune aux refuges.
Il avait posé sa table contre le mur le plus clair : planche de bois blond, tréteaux, une lampe articulée au bras fatigué.
Le premier soir, il n’avait pas ouvert les cartons. Il avait simplement écouté : l’eau de l’Aure, invisible mais présente ; les chaussures sur le pavé ; le rire d’un couple qui ne savait pas encore qu’on l’entend.
Ensuite, très tard, il avait allumé la lampe et inscrit une phrase sur la première page d’un carnet neuf : « Ce n’est pas la fin. C’est un autre alphabet. » Il n’y croyait pas, mais il se l’était offert comme une bougie.
Les jours avaient pris un pli, à force d’être identiques. Réveil tôt — un café trop serré qui tremble dans la tasse ; quelques étirements pour délier les épaules qu’un âge discret rendait têtues ; la radio coupée au bout de deux phrases, parce que les nouvelles du monde, ces temps-ci, n’avaient pas la décence de prévenir.
Puis la table, la lampe, le carnet. Il écrivait court, depuis quelque temps. Des blocs de deux ou trois phrases. Parfois une page entière, très noire, comme si l’encre voulait faire son poids. Parfois rien, seulement cette présence, dos courbé, main à plat, face au papier, comme si le simple fait de s’asseoir prolongeait la possibilité d’un livre.
Il ne se pardonnait pas son départ de Paris — non pour l’orgueil blessé, mais pour ceux qu’il avait laissés derrière lui, sans explication valable.
Une éditrice qui lui avait dit « tu reviendras quand tu voudras », un ami perdu de longue date qui avait appris par les journaux, une femme qu’il n’avait pas su aimer autrement qu’à travers ses phrases.
Rien de glorieux. La chute n’avait pas été spectaculaire — pas de cri. Une somme d’imprudences, une petite férocité du temps, un malentendu devenu article, puis tribune, puis silence. Il avait pris le train. Un sac. Deux carnets. Une chemise.
La ville, lentement, l’avait apprivoisé. Bayeux n’a pas les bras de Paris, mais elle sait faire place. Les matins de marché, sur la place Saint-Patrice, il y avait ces étals de légumes lourds, de poissons brillants, de fromages ventrus.
Les marchands connaissaient vite le prénom de ceux qui reviennent, et l’appelaient « monsieur Raphaël » comme on adopte un voisin.
Il achetait des pommes, un peu de beurre salé, une miche qu’il portait encore chaude sous le manteau. Il s’asseyait parfois au Café de l’angle de la place, au fond, près du radiateur tiède. Un serveur parlait trop fort ; deux vieilles dames jouaient au scrabble, l’air très sérieux. Il regardait les gens vivre, pour réapprendre.
Il avait cessé de chercher la phrase définitive. Il se méfiait désormais des mots qui engagent. Il aimait mieux les phrases d’entre-deux, celles qui laissent passer l’air.
Dans ses carnets, il consignait des notations de marcheur : « Une femme sous un parapluie rouge traverse la place comme une coccinelle perdue » ; « Odeur de lessive et de roussi, fenêtre ouverte sur une cuisine » ; « L’Aure a le bruit d’une bête apprivoisée, on lui gratterait presque l’échine. »
Il se disait que peut-être, à force de rassembler ces miettes, quelque chose prendrait. Un roman à très petites cuillerées.
L’hiver, ici, tenait la lumière plus bas, comme si le ciel voulait éviter de faire des promesses.
Les après-midis gris avaient une douceur d’étoupe. Il aimait ces heures où la ville, sans s’éteindre, baisse la voix.
Alors il marchait. Par la rue Saint-Malo, qui sent la pierre ; le long de l’Aure, qui emporte et rassemble ; jusqu’au jardin botanique, où les arbres, même nus, semblent converser entre eux.
Il traversait le cimetière militaire comme on traverse une salle à manger où les convives sont partis : avec respect, mais sans effroi. Ces rangées de croix, cette blancheur obstinée, lui rappelaient la mesure exacte de ce qu’il était — un homme vivant. Ça devrait suffire, pensait-il certains jours.
Et ces jours-là, ça suffisait.
On lui avait proposé la conférence du musée de la Tapisserie par un mail très poli, qui ne s’attardait pas sur ce qu’il avait été, mais sur ce qu’il pouvait dire : « Mémoire et paysages ».
Il avait hésité. Avait-il encore quelque chose à dire à une salle pleine ? Il s’était mis à rire, seul, de ce mot « pleine » — les salles, depuis un moment, l’étaient surtout de leur propre air.
Puis il s’était dit qu’il ne s’agissait pas d’être brillant ; il s’agissait d’être juste. Il avait rassemblé des notes : Turner, Corot, Hugo, mais surtout ses propres souvenirs de marcheur tardif, sa façon d’habiter le dehors depuis que le dedans lui échappait.
Le soir de la conférence, il avait senti son propre coeur battre contre son gilet comme un oiseau pris au salon.
L’estrade n’est pas un lieu neutre. Il avait parlé très lentement, non pour faire croire à une profondeur, mais parce que chaque mot cherché devait être porté comme un enfant qui se réveille. Et puis il y avait eu, dans la salle, au troisième rang côté gauche, cette femme droite qui ne s’agitait pas.
Il ne l’avait pas regardée longtemps. Il avait seulement perçu que sa présence densifiait l’air — ce que certaines présences font, sans effort. Elle n’avait pas de sourire de public, pas de hochement d’accord. Elle était là. C’était assez.
Le mot qu’elle lui avait offert au buffet — « apaisant » — lui restait. Il s’était surpris à le répéter en murmurant sur le chemin du retour. Apaisant. Un mot qui ne fait pas de bruit, qui s’installe et baisse la lumière, qui vous autorise à respirer par le ventre. Il l’avait noté dans son carnet, entouré deux fois, et s’était endormi plus vite qu’à l’ordinaire.
Les jours suivants, il n’essaya pas de la revoir. Il se méfiait des élans de l’âge — ces feux de broussailles qui prennent vite et laissent après eux une odeur de brûlé. Il se disait : si c’est à faire, la ville s’en chargera. Il avait appris des petites villes que les rencontres y sont des rivières circulaires : tout finit par revenir au même pont.
Il reprit sa routine, mais quelque chose avait bougé — non pas dans ses gestes, dans la manière qu’ils avaient de le traverser.
Les phrases, le matin, arrivaient moins méfiantes. « Le paysage te regarde, réponds-lui sans te forcer », écrivit-il un lundi. Et, un jeudi : « Peut-être que la douceur est une forme de courage. » Il avait honte de la simplicité de la phrase, mais il l’avait laissée. Il avait cessé de corriger ce qui lui venait simplement.
Un après-midi, il poussa la porte de la petite librairie. L’odeur de papier l’enveloppa comme une couverture. Il se laissa guider par l’alphabet : sections de poésie, de journaux intimes, de carnets de route.
Il trouva un mince volume d’Annie Ernaux qu’il n’avait pas lu, s’assit par terre dans l’allée — on lui laissait cette liberté ici —, et lut d’une traite. Il oublia la ville, le temps, l’homme qu’il était. Il remercia le libraire, paya, sortit.
Sur le trottoir, la pluie commençait. Il se mit à marcher plus vite, le livre sous la veste, comme on protège un oisillon.
Le soir, au Café de l’angle, il tomba sur un visage connu de loin — le professeur de lycée qui avait levé la main à la conférence. L’homme s’approcha, politesse ferme :
— Votre parole m’a fait du bien, l’autre soir. Je dis « parole » parce que « conférence » … enfin, vous voyez.
Raphaël haussa un sourcil. L’autre insista :
— Ce n’était pas savant. C’était habité.
Habité. Il aimait ces adjectifs qui déplacent le centre. Il offrit un verre au professeur, parla peu, écouta. C’était cela, désormais : recevoir la rumeur tranquille de cette ville, s’y accorder comme on s’accorde au chant d’un orgue qui répète ses notes pour chauffer ses tuyaux.
La nuit, parfois, les fantômes revenaient. Non pas des ombres, mais des décors. La redingote d’un journaliste, la lumière blanche d’un plateau, le bourdonnement d’une salle prête à applaudir avant même qu’il ne parle.
Il se réveillait sec. Allait à la fenêtre. Ouvrait. L’air froid. Les toits. La respiration de la rivière. Il restait là jusqu’à ce que le corps consente à redescendre. Il ne cherchait plus à chasser le passé ; il l’asseyait dans un coin de la chambre et lui disait tais-toi un peu.
Un matin, il reçut un courriel de son fils — trois lignes. « Papa, je passe en Normandie pour le travail. Déjeuner ? »
Ils ne s’étaient pas vus depuis des mois. Il répondit oui trop vite, puis resta, les mains au-dessus du clavier, sans savoir s’il avait létoffe d’un père.
Ils se retrouvèrent près de la place Charles-de-Gaulle, puis, dans une brasserie où les nappes ont des taches anciennes que les lavages n’emportent plus. Le fils avait la mâchoire de sa mère. Ils parlèrent de tout sauf de l’essentiel. À la fin, le fils glissa :
— Tu sembles… plus tranquille.
Plus tranquille n’est pas heureux, mais c’est déjà ça. Raphaël acquiesça. Il aurait voulu dire : j’ai trouvé un rythme, une façon de ne pas m’écorcher à chaque marche. Mais il savait que ces choses-là ne se disent pas en une heure.
Ils se serrèrent la main, presque maladroits. Il resta seul, devant son café refroidi, avec un mélange de gratitude et de chagrin doux qui, ensemble, faisaient une substance vivable.
Il devint ponctuel à la cathédrale. Pas par religion — il n’avait jamais su quoi faire de Dieu —, mais par fidélité au vide. Il entrait, s’asseyait, restait là sans prier.
Les vitraux laissaient tomber sur le sol des couleurs d’eau. Les pas des visiteurs faisaient un bruit de feutre. Une fois, un organiste répéta un motif obstiné, trois notes, puis trois autres, comme si l’édifice avait besoin de vérifier ses propres échos. Raphaël pensa alors — sans ironie — que l’architecture n’est qu’une manière de tenir debout le silence.
Il ne cherchait pas Élise. Mais il la croisa. Un après-midi de bruine, dans une ruelle proche de sa galerie. Elle marchait, manteau sombre, écharpe claire, cette façon d’aller qui ne demande rien à personne. Il ralentit, pour ne pas s’imposer, et, au moment où ils se croisaient, il eut le réflexe — vieux réflexe de villes polies — de saluer d’un signe de tête.
Elle répondit de même. Deux silhouettes. Deux notes sur la portée. Rien d’autre. Et pourtant, l’air lui sembla plus respirable après.
Les jours reprirent. Il travailla davantage. Pas mieux — davantage. Les phrases se laissaient plus volontiers venir. Il les traitait comme des oiseaux de bord de mer : on ne les attrape pas ; on se poste et on attend. Il découvrit qu’à force d’attendre sans colère, quelque chose, toujours, finit par se poser. Alors il avançait. Par paragraphes. Par petites marées.
Un soir, dans sa chambre, il rouvrit un vieux dossier que Paris lui avait rendu comme un paquet dont on se débarrasse. Des coupures de journaux. Titres lourds. Photographies malveillantes. Il les relut non pour se punir, mais pour déposséder les phrases de leur pouvoir. Les mots, à force d’être répétés, perdent leur bord. Il referma la chemise, la remit dans le tiroir du bas. Il se dit qu’on peut, parfois, ranger sa honte avec méthode — la tenir propre, la laisser respirer, ne plus la promener partout.
Il écrivit, ce même soir : « L’exil n’est pas un lieu, c’est une hygiène. Je rince mes phrases à l’eau claire. Je m’interdis les miroirs qui me flattent ou me défigurent. Je m’en tiens à la fenêtre. »
Il lui arrivait d’imaginer l’intérieur de la galerie d’Élise, quand il passait devant vitres éteintes : les murs blancs, la table des catalogues, les accroches nettes. Il n’entrait pas. Une retenue instinctive le tenait. Ce n’était pas de la prudence ; c’était une manière de respecter la façon qu’elle avait, lui semblait-il, de couper son monde en deux : le visible offert au public, l’invisible gardé au chaud.
Il connaissait cette division — il l’avait longtemps pratiquée, en inverse : le monde donné tout entier, et l’invisible abandonné au vacarme.
Il reçut, quelques semaines après la conférence, une invitation étrange : lire quelques pages, un samedi soir, dans la petite librairie, devant « un cercle d’amis du livre ».
Il hésita, puis accepta. Le soir venu, ils furent quinze. On avait poussé les tables, apporté du thé, deux bouteilles de cidre. Il lut, d’une voix basse, un texte sur un pommier tordu par le vent.
Au second rang, une femme toussa, dehors la pluie recommençait. Il ne savait pas s’il avait été bon. Il savait seulement que sa voix avait tenu sans se casser.
À la fin, le libraire, ému, lui posa la main sur l’épaule :
— Continuez.
Il rentra chez lui en riant silencieusement. Une phrase très simple — continuez — venait de faire, en lui, mieux que toutes les critiques d’autrefois. Il s’assit à sa table, ouvrit le carnet, écrivit : « On me demande si j’ai recommencé. Je réponds : j’ai continué. Recommencer suppose un retour. Continuer est un présent. »
Il croisa encore Élise. Devant la cathédrale, par temps clair. Elle sortait, il entrait. Ils se partagèrent le porche une seconde. Elle leva les yeux vers lui — pas plus qu’il n’en fallait —, il inclina légèrement la tête. Il aurait pu dire quelque chose, il s’abstint. Il avait appris — tard — le prix du silence offert. Elle passa, et, dans son sillage, il crut sentir cette température singulière des gens qui donnent de la place sans s’absenter complètement.
Froide, disaient certains. Lui, sans savoir pourquoi, pensait fraîche. Comme l’eau posée sur une pierre chaude. Comme une page blanche qui ne vous menace pas, qui vous accueille seulement.
Ce soir-là, il écrivit longtemps. Le texte n’avait pas de sujet — ou bien il les avait tous. Les jardins d’hiver, les mains qui tremblent quand on cesse d’avoir peur, les cafés où l’on ne se perd pas parce que le patron vous a vu entrer trop de fois pour faire semblant de ne pas vous connaître, la manière dont la pluie écrit sur les villes des lettres sans destinataire.
Il s’arrêta parce que la lampe chauffait, que sa nuque commençait à protester, que le café était fini.
Avant de dormir, il ouvrit la fenêtre. L’air sentait la pierre et un peu la mousse. Il pensa — chose récente — qu’il pourrait rester. Non pas « rester pour toujours » : le toujours l’effrayait ; mais rester « encore un peu ». Il se dit que c’était peut-être cela, guérir : passer de l’irréparable au provisoire tenable. Il sourit, éteignit.
Dans le noir, avant que le sommeil ne vienne, un seul mot repassa — celui qu’elle avait dit au buffet, celui qu’il avait reçu comme une couverture sur des épaules encore mouillées : apaisant. Il le répéta à mi-voix, non pour le convoquer, mais pour vérifier qu’il tenait toujours. Le mot posa sa main sur sa poitrine et garda le rythme. C’était peu. C’était tout.
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