8 Les pierres et les cicatrices

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Le lendemain matin, la pluie de la veille avait lavé la ville. Bayeux brillait d'une clarté neuve, comme si les pavés eux-mêmes avaient retrouvé leur jeunesse. L'air était vif, presque piquant, avec cette fraîcheur humide qui, en Normandie, succède toujours à l'averse. Élise avait fermé la galerie pour quelques heures. Une impulsion, sans raison véritable : elle avait pris son manteau, serré son sac contre elle, et s'était dirigée vers la cathédrale.

Depuis son retour à Bayeux, ce monument l'accompagnait comme une présence muette. Ses flèches dominaient la ville, ses cloches rythmaient les saisons, ses pierres immenses semblaient veiller sur tout. Mais Élise, depuis longtemps, n'y entrait plus que rarement. Elle passait devant, levait parfois les yeux, et reprenait son chemin. Ce jour-là pourtant, elle sentit qu'elle devait franchir le seuil. Comme si un appel discret, venu des profondeurs, la poussait à chercher abri dans ces murs millénaires.

Elle franchit le parvis. Ses pas résonnaient déjà dans le silence du matin. Deux touristes s'éloignaient, plan déplié sous le bras, bavardant à voix basse. Elle, seule, franchit la grande porte.

Un souffle de fraîcheur l'accueillit aussitôt. L'odeur de pierre humide, mêlée à celle de la cire, la saisit. La pénombre contrastait avec la lumière vive de dehors. Ses yeux mirent un instant à s'accoutumer. Elle se retrouva plongée dans cette nef immense, colonne après colonne, voûtes qui s'élançaient comme des prières pétrifiées.

Le silence était presque total. On entendait seulement le froissement d'un pas lointain, le claquement d'une porte, le souffle de l'air qui circulait dans les hauteurs. Les vitraux diffusaient une lumière colorée qui venait se poser en taches mouvantes sur les dalles anciennes.

Élise avança lentement, comme on marche dans une forêt. Chaque pas résonnait, renvoyé par les murs millénaires. Elle eut un instant l'impression d'être minuscule, comme une enfant qui retrouve la maison de géants. Mais cette petitesse ne l'écrasait pas ; elle l'apaisait presque.

Elle s'assit sur un banc de bois, vers le milieu de la nef. L'assise était dure, polie par des siècles de fidèles. Elle posa ses mains sur ses genoux, resta un instant immobile, absorbée par le vide sonore.

Et soudain, sans qu'elle l'ait prévu, un souvenir afflua.

Le jour de son mariage. La robe blanche, un peu trop lourde, dont la traîne balayait les dalles de l'église Saint-Nizier à Lyon. Les bouquets de lys, dont l'odeur entêtante lui avait donné presque la nausée. L'orgue tonitruant qui couvrait les battements de son cœur. Martin, à côté d'elle, portait son costume sombre, les épaules larges, la mâchoire volontaire. Elle s'était accrochée à sa main, persuadée qu'il la mènerait loin, qu'il la protégerait. Quand le prêtre avait prononcé les vœux, sa voix avait tremblé. Elle avait pensé : Voilà. Ma vie commence.

Elle n'avait pas su alors que les commencements sont parfois des chaînes invisibles.

Les années avaient passé, d'abord douces, puis plus rugueuses. Le quotidien avait grignoté les promesses. Les rires s'étaient raréfiés, les gestes s'étaient faits mécaniques. Martin, d'abord attentif, s'était refermé. Élise, elle, s'était réfugiée dans le silence, croyant préserver la paix en étouffant ses mots.

Elle se leva du banc, presque à regret, comme si le passé menaçait de l'y clouer pour toujours. Elle décida d'avancer, d'aller plus loin, de marcher pour ne pas se laisser engloutir. Ses pas résonnèrent dans la nef, chaque coup de talon frappant le dallage comme un cœur obstiné.

Elle longea la suite des colonnes, leva les yeux vers les chapiteaux sculptés. Les figures de grès, usées par le temps, semblaient la fixer de leurs visages effacés. Des lions, des saints, des anges aux ailes ébréchées. Tous portaient la marque des siècles, et pourtant tous restaient à leur place, fidèles, immuables. Elle songea que la fidélité, parfois, n'était pas vertu mais résistance aveugle. Elle s'y reconnaissait trop.

Elle s'arrêta devant une chapelle latérale. Une bougie tremblotait, seule. La cire coulait en traînées épaisses le long du chandelier. Elle s'approcha, hésita. Elle n'avait pas prié depuis des années. La foi, pour elle, s'était dissoute dans le quotidien, dans les désillusions, dans les blessures. Mais ce feu fragile l'attira. Elle chercha une pièce dans son sac, la déposa dans le tronc, et alluma une bougie neuve.

La flamme prit aussitôt, claire, droite. Elle la regarda longtemps, hypnotisée. Une idée lui traversa l'esprit : Même une petite flamme peut survivre dans une cathédrale de roc. Même une femme qu'on dit glacée peut encore brûler.

Elle resta là, figée, le regard fixé sur le tremblement doré. Ses pensées s'apaisaient peu à peu, comme si cette flamme minuscule absorbait une part de son fardeau.

Elle repartit, longeant les murs. Et le souvenir revint, plus violent cette fois.

Un soir d'hiver, dans leur salon. Le feu s'éteignait dans la cheminée. Martin, fatigué, avait jeté son journal sur la table. Il l'avait regardée longuement, puis, d'une voix dure : — Tu es de glace, Élise. On dirait que tu n'as pas de cœur.

Cette phrase l'avait transpercée comme un glaive. Elle n'avait rien répondu. Elle s'était seulement levée, avait rangé des verres dans un silence obstiné. Mais au fond d'elle, une fêlure s'était creusée.

Depuis ce jour, elle avait commencé à croire que cette froideur était son identité. Que sa réserve n'était pas une défense, mais une tare.

Assise dans la cathédrale, elle entendait encore ces mots résonner contre les voûtes. Tu es de glace. Les parois ancestrales semblaient les répéter, amplifiés par des siècles d'échos.

Elle leva les yeux vers les colonnes massives. Elles lui apparurent comme des cicatrices dressées : droites, dures, solides, mais marquées de veines, de stries, d'entailles. La voûte portait le temps comme elle portait ses blessures.

Elle caressa machinalement son poignet gauche, là où une cicatrice fine courait encore — trace d'une chute, il y avait des années. Un geste dérisoire, mais qui la relia soudain à ses propres marques invisibles. Tout son corps, tout son cœur, portait des cicatrices qu'on ne voyait pas. Comme la cathédrale portait, dans ses murs de calcaire, les guerres, les incendies, les reconstructions.

Elle murmura : « Je suis une pierre. Froide, dure, marquée. Mais je tiens encore debout. »

Un chuchotement attira son attention. Un vieil homme entrait, une canne à la main. Il se signa, s'agenouilla lentement, douloureusement. Elle le regarda de loin, frappée par l'humilité de ce geste. Son dos courbé, ses mains noueuses, son visage creusé. Pourtant, dans son attitude, il y avait une dignité que rien ne semblait pouvoir entamer. Elle songea que ses propres cicatrices, si visibles à l'intérieur, pouvaient peut-être devenir elles aussi des marques de dignité, non des condamnations.

Elle fit quelques pas encore, atteignit le chœur. L'orgue, au-dessus d'elle, restait muet, mais elle crut entendre en imagination une note grave, un souffle qui emplissait l'espace. Elle se surprit à inspirer profondément, comme pour remplir elle aussi ses poumons de ce silence sonore.

Elle revint ensuite vers la nef. La lumière avait changé. Le soleil, timide derrière les nuages, envoyait maintenant ses rayons plus francs à travers les vitraux. Les couleurs s'intensifiaient, rouges vifs, bleus éclatants, verts profonds, qui tombaient sur le sol comme une pluie de joyaux.

Elle s'arrêta au milieu de ces taches mouvantes. Son corps fut traversé par le rouge d'un vitrail, son visage effleuré par un éclat bleu. Elle eut l'impression d'être elle-même un vitrail vivant, traversée par une lumière qu'elle ne contrôlait pas. Ses mains, ses épaules, son cœur, tout paraissait soudain teinté de ces couleurs.

Un frisson la parcourut. Était-ce cela, la guérison ? Non pas effacer les cicatrices, mais les laisser traverser par une lumière qui les transforme ?

Elle resta ainsi longtemps, sans bouger, offerte à ces couleurs. Puis elle sourit — un sourire discret, mais vrai.

Un souffle d'air passa dans la nef, soulevant doucement une mèche de ses cheveux. Elle se retourna : un couple entrait, deux jeunes gens, main dans la main. Ils chuchotaient, leurs pas résonnaient gaiement sur les dalles. Elle détourna le regard, soudain étranglée par une jalousie amère. Eux, si légers, si vivants. Elle, figée, seule, enfermée dans son rôle de femme glacée.

Pourtant, la lumière qui coulait des vitraux lui rappela autre chose. Les couleurs dansaient sur le sol, rouges, bleus, verts, comme un vitrail vivant. Et elle comprit soudain : de l'extérieur, ces vitraux n'étaient que des surfaces ternes. Ce n'est que de l'intérieur, quand la lumière les traversait, qu'ils révélaient leur beauté.

Peut-être, pensa-t-elle, était-ce ainsi pour elle. D'apparence froide, opaque. Mais à l'intérieur, sous le regard d'une lumière juste, ses couleurs pouvaient encore se révéler.

Elle ferma les yeux, laissa cette pensée l'envahir. Pour la première fois depuis longtemps, elle sentit une fissure s'ouvrir, non pas pour la briser, mais pour laisser passer un peu de clarté.

Quand elle sortit de la cathédrale, le ciel s'était éclairci. Quelques nuages traînaient encore, mais le bleu revenait, franc, lavé. Les pavés luisaient au soleil, la ville reprenait vie.

Elle passa l’espace du parvis. Dans sa poitrine, quelque chose avait changé, imperceptiblement. Elle se sentait encore lourde de ses blessures, mais une note nouvelle vibrait, ténue, fragile : l'idée que la lumière pouvait passer, malgré tout.

Elle pensa à Raphaël. Au refuge qu'il avait trouvé ici. Peut-être qu'elle aussi...

Non. Elle chassa cette pensée aussitôt. Il y avait des choses qu'il ne devait jamais savoir. Des choses qu'elle-même préférait oublier. Martin avait eu raison sur un point : elle était de glace. Mais pas pour les raisons qu'il croyait.

Elle pressa le pas vers la galerie, roc fissuré mais debout, comme on fuit une révélation trop proche.

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